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De escritura à écriture
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28 septembre 2019

Bonjour, Ce roman devait venir avant le

DSCI0081

 

 

 

Bonjour,

 

Ce roman devait venir avant le précédent, mais j'ai eu une ocnfusion. Donc, la fin de l'autre est précurseur du début d'un prochain roman qui regroupe les mêmes personnages ou presque. En me relisant, j'ai été surprise à apprécier ce que je lisais comem si quelqu'un d'autre l'avait écrit. J'ai pris beaucoup de plaisir à revoir mes trois garnements et leurs mascottes chien et chat. J'espère que vous allez aimé le lire autant que j'ai prisà l'imaginer et l'écrire. De plus... Raphaël est un de ces personnages qui sont très agréables pour un écrivai, il reste impénatrable ou fair play, puisqu'il est anglais et écossais... Bonne lecture! 

 

 

Ibn Safr Al-Marini (poète andalou)

 

 

1.

 

Bond Street – Librairie de Lady Virginie - juillet 1831 – Londres

 

            Jock et Raphaël n’ont plus dit un mot depuis qu’ils sont sortis précipitamment de la propriété de Lambstombe. Deux jours durant Raphaël a recherché désespérément sa m’eudail (mon amour), Luna ou Lady Vir comme il la nomme aussi, Lady Virginie ou Lady Virgi ou encore Virgi, simplement, pour les autres. C’est finalement le petit Dani qui a donné le meilleur indice. Elle ne perd rien pour attendre ! Ils sont partis sur leur alezan sans plus émettre de son, ce qui leur convient parfaitement. Ils se sentent à cran pour différentes raisons, mais, même s’ils se l’avouent à peine à eux-mêmes, ils sont soulagés d’entreprendre ce voyage ensemble. Londres apparaît bientôt avec sa sempiternelle affluence. Les bruits de ces cohortes bruyantes sont exacerbées par la chaleur de ce mois de juillet. La Saison battant son plein n’arrange rien et, si bien ceux qui toute la nuit emplissent les salons et autres salles de danses, sont encore sûrement dans les bras de Morphée à cette heure matinale, les serviteurs et autres laborieux ne chôment certes pas. Les fournisseurs circulent sans cesse parmi les demeures et autres lieux. Les visiteurs de la capitale sont légions, quant aux londoniens eux-mêmes, ils suivent avec flegme leurs propres affaires, pas toujours des plus honnêtes. La ville fourmille de multitude nuit et jour, sans un moment de répit, de silence et de quiétude.

            Raphaël et Jock se dirigent à pas cadencés vers Bond Street. Leurs formidables montures leur donnent implicitement préséance et bon nombre de personnes tournent des regards ébaubis devant ces deux hommes d’apparence si extraordinaire. Les deux hommes n’en tiennent pas compte, pis, ils ne s’en rendent même pas compte, focalisés dans leur dessein d’atteindre au plus vite la librairie où ils savent trouver Virgi. L’heure matinale, dix-heure trente à peine, n’empêche pas la rue commerçante d’être éveillée et déjà pleine d’allées et de venues. Ils attirent, là comme ailleurs, les regards, mais ils ne s’en formalisent aucunement. La librairie apparaît devant leurs yeux. Elle n’est pas encore ouverte au public, ce qui semble normal, puisque le jeudi elle n’ouvre qu’en milieu d’après-midi. Virginie l’avait décrété ainsi, prenant les mâtinées et le début de l’après-midi, lorsque rien ne l’appelle ailleurs, pour s’occuper de choses et d’autres en rapport avec la librairie, in situ ou dans sa maison dans le quartier de Chelsea, à quelques lieues de là. Ils laissent leur monture dans un lieu prévu à cet effet et se dirigent d’un même pas vers l’entrée. Le local est des plus avenant, tant par sa devanture colorée et impeccable qu’à l’intérieur du local. Virgi a eu soin de la parer d’espaces d’agrément et d’aires de repos où il fait bon lire ou simplement se détendre. Virgi excelle à mettre chacun à l’aise. Raphaël se tourne vers Jock.

 

-          Je te sais gré de m’avoir accompagné…

-          Et je te sais gré de dire ses mots qui doivent t’en coûter. Si cela peut te consoler, la réciproque est vraie ! Je vais te laisser la préséance ! Il me semble que vous avez bien des choses à vous dire. Je ne pars pas, je me tiendrai non loin… afin de parer à toutes éventualités…

 

Le regard de Jock se vrille dans celui de Raphaël, porteur d’un subtil avertissement teinté de menaces.

 

-          Je n’en attends pas moins de toi, mon ami.

-          Parfait ! Je pense que nous nous comprenons…

 

Leurs regards disent ce qu’ils n’émettent pas en sons clairs et précis. Ils sont de la même trempe. Raphaël se détourne après un bref sourire en coin. Il peut compter sur Jock, quoi qu’il arrive. La réciproque est vraie, quelques soient les circonstances. Il sort une clef de sa poche. Avec délicatesse et doigté, il l’insère, farfouille un peu. Jock sourit. La clef doit être un passe. Il a lui-même trop souvent eu recours à ceux-ci pour ne pas reconnaître les gestes de Raphaël. Il hoche imperceptiblement la tête. Il a un double des clefs du local, son compère doit le savoir, mais Raphaël ne le lui aurait jamais emprunté. Cette fierté l’honore et en dit plus qu’assez sur l’amour qu’il professe à Virgi. Cela n’est plus un secret pour Jock, ni personne qui passe un peu de temps autour du terrible couple. La porte, en cédant, émet un léger clap. Raphaël passe un long bras à travers l’étroite ouverture, empêchant le petit artéfact sonore placé au-dessus de la porte et à ras du chambranle de trahir leur présence. Jock sourit encore. Raphaël est aussi futé qu’il en a entendu parler. Il se détourne totalement et va se poster non loin de là, dans la rue passante et déjà grouillante d’une foule bigarrée. Il se fond dans la masse, ce qui est un exploit peu courant pour quelqu’un de son gabarit. La force de l’habitude et une longue vie par des routes inusuelles lui valent cette particulière habileté. Jock sourit, les sens aux aguets et le regard concentré sur la librairie, le théâtre d’une rencontre qu’il sait, intuitivement, pleine d’amour. Il soupire.  La situation semble bien maîtrisée. Dommage qu’il ne puisse assister à ces retrouvailles. Virgi n’est jamais au mieux de sa forme qu’en porte-à-faux !

            Raphaël se glisse dans la pièce partiellement en pénombre. Il se doute que Virgi se trouve dans l’alcôve, à l’arrière, petite pièce munie d’un certain confort. Elle doit y avoir passé la majeure partie de son temps, ces deux derniers jours. Il gage qu’elle y a dormi. Sa si magnifique et têtue m’eudail ! Pourtant, il se sait aussi fautif qu’elle dans cette précaire situation. Il serait bien malhonnête de mettre tous les torts de son côté à elle.

Il s’avance comme une ombre dans la pièce séparée et entourée d’une multitudes de rayons chargés d’ouvrages de toutes couleurs et de tous formats, un ensemble hétéroclites qui donne un sentiment de sérénité et de joie tranquilles. Les espaces où s’asseoir sont légions et poussent les visiteurs à y passer quelque temps. Il arrive devant la lourde tenture. Sa très fine audition détecte quelques sons ténus. Il semble bien que sa boireannach (femme), sa asal (bourrique), sa m’eudail (son amou ) soit présente en ces lieux. Il écarte légèrement la lourde étoffe et la voit. Elle est tournée vers un petit miroir qu’elle tient près de la lucarne qui éclaire parcimonieusement la pièce. Une large méridienne porte encore les traces d’une nuit passée là, à tenter de se reposer. Si le repos a été aussi chiche que pour lui, il gage qu’elle doit être épuisée.

 

-          C’est donc là que tu te caches ?

 

Raphaël a tiré de côté le lourd tissu, suffisamment pour passer dans la pièce. Le dos de Virgi se raidit. Elle ne dit rien, mais elle tourne le petit miroir afin de le voir.

 

-          Mo ruin… Te voilà…

-          Me voilà.

-          Je ne me cachais pas. Je me suis consacrée à l’inventaire.

-          En plein milieu de la Saison et du mois de juillet ? Tu n’as jamais su mentir, Vir…

-          Alors que toi tu y excelles ?

-          Oh ! Te voilà bien bravache, m’eudail. Tourne-toi !

 

Elle le fait ostensiblement. Le ton suave n’a fait qu’attiser sa juste ire. S’il n’est pas heureux, ils sont deux alors !

 

-          As-tu la moindre idée des affres de douleur et d’angoisse par lesquelles je suis passé ces deux derniers jours ? Ne sachant où te trouver, inquiet de ce qui pouvait t’arriver, j’ai décimé la ville en tous sens et…

 

Raphaël a fait un bond en avant. Il l’agrippe et la serre contre lui à l’étouffer. Il approche son visage du sien, sifflant les mots dans un murmure rauque, rageur et douloureux. Virginie clignote des yeux. Quelque chose lui échappe.

 

-          Mais… je t’ai fait envoyer un mot te disant de ne point t’angoisser et que je rentrerai d’ici quelques jours, parce que j’avais besoin de temps.

-          Quand ?

-          Le lendemain de notre… discussion !

-          Je n’ai rien reçu !

-          Voilà qui est étrange…

-          Qui as-tu mandaté ?

-          Margaret, ma nouvelle jeune fille en charge de la librairie…

-          Celle que j’ai vue hier et qui m’a dit ne rien savoir de toi…

-          Oui. Je lui avais demandé instamment de dire cela à toute personne s’enquérant de moi… Mais, je ne comprends pas ! Elle n’a pas pu faillir à ma requête ou alors… C’est à n’y rien comprendre !

 

Raphaël sonde le visage de sa m’eudail et n’y lit que la plus stricte sincérité. Du reste, Virgi n’est pas quelqu’un qui aime mettre les autres en difficulté. Il est même patent qu’elle se préoccupe beaucoup du bien-être de son entourage immédiat et moins immédiat. Il y a là quelque mystère qu’il se fait fort de résoudre. Il entraîne Virgi vers la méridienne, s’y laisse choir agilement et la prend sur ses genoux, l’enserrant aussitôt dans une étreinte qui dit toute sa détresse et son soulagement. Elle s’y presse, d’autant qu’elle ressent la même chose, la même urgence. Ils restent là durant plusieurs minutes, laissant leur corps se fondre dans leur intimité retrouvée.

 

-          Ne me refais jamais un coup pareil, m’eudail ! Toi qui me parle toujours de « ma jeunesse » par rapport à « ta présumée vieillesse », tu peux être rassurée, ces deux derniers  jours ont fait de moi un homme beaucoup plus âgé que toi !

 

Les mots se perdent dans le giron tendre et généreux de sa femme. Son odeur est si tentante, si rassurante. Cette femme aura raison de lui. Désire-t-il vraiment échapper à ces doux tourments ?

 

 

 

 

2.

 

 

2 jours plus tôt – Chelsea – demeure de Lady Virginie

 

 

Lorsque les circonstances les avaient remis en relation à travers une affaire concernant Lucas, son meilleur ami (la fin du Clan des Kersingtons grâce à la mort du Chef de famille), Raphaël et Virgi n’ont pas trouvé de terrain d’entente, trop repliés autour de leurs griefs personnels. Raphaël n’entend plus la laisser partir comme ce fut deux fois le cas deux ans plus tôt, une première fois de son fait, une seconde de la sienne, conséquence directe de la première. Ils avaient joué des cartes qu’ils ont eux-mêmes biseauté, trop effrayés de ne pas trouver un bonheur qu’ils sont pourtant les seuls à pouvoir bâtir.

 

-          Tu veux que je te rappelle les circonstances de notre rencontre, m’eudail !

-          NON !

 

Raphaël la regarde. Il lui tient les bras comme dans un étau, mais en veillant à ne pas lui faire mal. Il veut juste lui faire entendre raison. Il scrute son beau visage crispé par une douleur intérieure. Un voile de souffrance qu’il reconnait à l’instant-même, comme il reconnait…

 

-          Ne me dis pas que… tu as honte ? Honte de…

-          Non… non… pas vraiment… ne crois pas cela, mo ruin… jamais ! Peut-être au début… Au tout début ! Seulement, je repense à Nathaniel et… cela me fait toujours aussi mal de penser à lui… Tu comprends ?

 

Il n’est pas sûr, mais il a l’impression de perdre ce combat avant même de le mener à bien. On ne lutte pas contre un mort et encore moins contre les souvenirs d’une veuve, une femme admirable qui a tant aimé cet homme. La vielle angoisse reflue en lui. L’aime-t-elle seulement un peu ? Juste un peu… Il ne prétend pas à plus…

 

-          NON, mo ruin ! Je t’interdis de penser cela, mo chridhe… Tha ghoal agam ort (je t’aime)… Je t’aime… autrement que lui, mon Nathaniel, mais je t’aime, toi Raphaël… Tha ghoal agam ort… tu es ce qui a été le plus important dans ma vie après lui… Mes enfants… c’est à part… Toi, tu es… Une part de moi, maintenant… Je ne peux vivre sans toi depuis que je t’ai rencontré… même si… même si… Tu ne comprends pas ! Cela n’a rien à voir avec ce que nous vivons… Je te désire dans ma vie, avec moi, ensemble… Je…

-          Et… Clouds ?

-          Tu n’as pas le droit de me demander cela, Raphaël !

-          J’ai tous les droits ! Et toi aussi !

-          Non ! Tu es parti… tu m’as laissée ! Je me suis retrouvée à nouveau seule. Jock était là… il m’a portée, soutenue, il a été présent alors que je sombrais davantage que je ne l’ai fait après le décès de Nathaniel. Je ne croyais pas… je ne pensais pas…

 

La voix se fêle, cassée, épuisée. Elle semble s’effondrer lentement. Il l’attire contre lui, puissamment. C’est vrai. Il est parti comme on s’abandonne à la peur, par lâcheté. Il n’a pas pu supporter leur histoire. Il a eu si peur… Pourtant les deux années passées avec elle ont été tout ce qu’il avait jamais désiré. Elle était et est sa compagne. Il savait qu’il ne pouvait être moins que son compagnon, un homme qui s’engagerait pleinement avec elle, près d’elle. Elle n’a jamais demandé quoi que ce soit, ni même émis un quelconque doute sur leur relation. Elle est entrée dans sa vie sans rien exiger en échange. Lui n’a pas pu aller plus loin que ses propres doutes. Il a agi comme un pleutre, arguant qu’il ne pouvait lui donner ce qu’elle veut, la renvoyant à ses propres doutes, ceux qu’elle avait lorsqu’il a commencé leur idylle. Il avait mis plusieurs mois à les calmer, à les lui ôter patiemment. Elle avait fini par s’en défaire, par les considérer tous deux comme un couple, différent de celui formé avec son époux décédé, cet homme extraordinaire qui l’avait laissée dévastée. Il avait été tué par un des sbires des Kersingtons, l’âme maudite d’eux tous, à commencer par Lucas. Raphaël n’avait pas su faire face à leur couple, après deux années passées ensemble ! Pathétique ! Il s’est demandé s’il pourrait jamais être à la hauteur d’elle, de leur relation. Il a alors fait le pire, il s’est défilé en lui servant les plus piètres excuses, les plus fallacieux et couards arguments. Il s’est délibérément caché derrière des tâches hautement importantes dans lesquelles il devait - et doit encore -  se soumettre et se commettre. Elle ne l’a pas retenu, trop estomaquée par ce qu’il leur faisait. Il a vu qu’elle comprenait beaucoup plus que ce qu’il avançait comme prétexte, mais cela ne servit qu’à la replacer là où il l’avait rencontrée, sur les rives précaires d’une fin de désespoir et d’un désir de vie infiniment ténu et si fragile. Elle était à la fois si forte et si vulnérable. Il s’avance vers la méridienne.

 

-          Je ne te laisserai plus jamais, m’eudail…

-          Tu ne peux me promettre cela, Raphaël…

-          Si, je le peux, je le dois, pour moi, pour toi ! Mo bean … Tha ghoal agam ort… gu bràth…

-          Gu bràth, m’eudail ! Marions-nous ! Engageons-nous à vie… Toi et moi…

 

Il l’amène tout doucement vers la méridienne ample qu’il avait fait construire à ses mesures. Celle-là même qui a vu quelques ébats dans une autre demeure que celle où ils se trouvent. Il l’accommode sur ses genoux. Après leur rupture, Virgi avait quitté l’endroit qui avait vu fleurir leur amour pour emménager dans cette modeste maison du quartier de Chelsea. Les frêles sièges qu’il a connu dans diverses demeures ne lui ont jamais inspirés une pleine confiance. Il l’enserre doucement, fermement, comme si sa vie dépendait totalement d’elle. Et c’est le cas. Pour lui. Pour elle ? Il sent son cœur battre la chamade là où sa main repose contre le côté de sa plantureuse poitrine.  L’excitation  monte en lui et en elle. Il le sent, le perçoit, le hume à la chaleur de sa peau excitée. Sa respiration s’approfondit jusqu’à devenir un foyer lancinant de désirs inassouvis.

 

-          Viens… Je ne peux plus attendre…

-          Non…

 

      A l’issue de cette discussion, Virgi était partie. Elle n’avait pensé à laisser un mot d’explication qu’après coup. Après cette nuit dans les bras de l’homme qu’elle aime, elle n’avait songé qu’à prendre de la distance, du recul, un moment pour mettre les choses en place en elle, dans cette nouvelle vie qui s’ouvrait et s’offrait à elle, à eux deux. Il fallait aussi qu’elle se remémore sereinement tout ce qui s’est passé. Lorsque Raphaël lui a rappelé leur toute première rencontre, elle a su qu’il était temps de mettre un point final à ce passé-là, à leur rupture consécutive à cette première histoire entre eux, afin de se donner une chance à elle-même, mais surtout à lui, à eux deux ensemble afin de continuer ce qu’ils ont entrepris cette dernière année. Les jours qu’elle veut prendre pour se mettre au clair, serviront, entre autre, à cela. Fermer des portes, ouvrir d’autres et s’y engager. Elle l’espère, elle le souhaite.

 

 

 

3.

 

Trois ans plus tôt – Demeure dans le Berkshire de Lady Virginie et demeure de Lambstombe de Lord Savary Adamsville

 

            Nathaniel était mort. On le lui avait volé, tué, fait disparaître de son existence. Ses enfants étaient heureusement mariés, avec une famille propre et elle… Elle se sentait pour la première fois de sa vie totalement démunie. Sa vie n’avait pas plus de sens que d’aligner les heures, les jours, les semaines. Combien de mois avaient-ils passés avant qu’elle ne se rende compte qu’elle périclitait, qu’elle sombrait dans un marasme intérieur infernal ? Très longtemps. Trop longtemps. Elle s’était éveillé un matin, le corps baigné de sueur, les larmes suintantes de ses paupières closes, le cœur en débandade furieuse et la peur au ventre. Nathaniel lui était apparu dans un de ses songes angoissants et les mots avaient jailli de ses lèvres :

 

-          Tu abandonnes ? Comment peux-tu abandonner ? Je suis mort, mais toi ? Tu ne peux pas abandonner, ma douce.  Tu es ma femme et tu ne t’es jamais rendue… Pourquoi maintenant ? POURQUOI ????

 

La question hurlée dans sa tête en feu l’avait réveillée en sursaut, l’horreur et la terreur inscrite dans chaque fibre de son corps. La question avait continué à la torturer longtemps. Des jours et des jours, sans trêve, sans compassion, sans pitié. Oh, elle n’avait pas cru un seul instant que c’était le fantôme de Nathaniel qui lui était apparu. Non. Quoi que cette sorte de manière de faire aurait bien été de son cru. C’est cela qui l’avait rendu à… La vie ? Un sursaut intérieur, un désir d’en finir avec toute cette souffrance ? Il est vrai qu’elle ne s’était jamais rendue à rien, ni à personne. Elle se donne, elle se prête, elle se laisse prendre, assaillir quelquefois, mais… Se rendre ? Jamais ! Nathaniel était pareil à elle. Il ne s’était jamais rendu. Il…

Une lettre était arrivée à son domicile quelques deux semaines après ce cauchemar, dans ce domaine dans le Berkshire où elle avait vécu tant et tant de moments vitaux, essentiels, primordiaux. Savary, son voisin et ami, l’envoyait quérir afin de passer avec lui quelques temps à Lambstombe. La lettre était tournée de telle façon qu’il semblait la supplier d’accepter sa requête, alors, qu’en fait, ce n’était qu’une habile manœuvre pour l’amener auprès de lui et lui offrir une consolation, un appui amical et fraternel, une tendresse, une compréhension toute de compassion, sans la pitié, ni les autres sentiments prodigués à son encontre par des quidam insupportables, ce qui la laissait toujours amère et furieuse. Sa fierté et sa dignité la retenaient souvent de rétorquer violemment. L’invitation de Savary lui donna aussi une raison d’être, une raison de vivre. Oh, tout cela n’était pas si évident, ni si clair dans son esprit, juste une impression très prenante. Savary sait y faire. Par elle ne sait quelle source, il comprit son état et fit ce qu’un vrai ami fait dans ce genre de circonstance. Il essaye de l’aider vraiment, sans plus. Il fit même mieux puisqu’il l’a sauva d’elle-même, en quelque sorte.

Durant ces deux semaines passés à Lambstombe Savary sut l’amener habilement à parler de Nathaniel, d’abord, le rappelant à son bon souvenir,  puis du couple qu’ils formèrent, sans entrer dans des détails scabreux, ni la mettre en évidence, puis enfin d’elle-même, seule maintenant, démunie de lui, son Nathaniel. Virginie se raconte avec pudeur, mais Savary comprend admirablement tout ce qu’elle ne dit pas. En y repensant, elle se rend compte combien cet homme étonnant avait admirablement su la cerner. Sa perspicacité et sa sagacité n’ont d’égaux que sa grande sollicitude à son égard et sa grande finesse toute en subtilité. Irrémédiablement, Savary l’amena là où il voulait qu’elle arrive. Il devina qu’elle n’est pas prête à reprendre sa vie en main, à créer des moments de vies. Elle n’est point certaine qu’il ne créât spécialement pour elle les circonstances qui lui fit rencontrer Raphaël. Elle veut croire que cela échappa à ce plan ourdi de mains de maître. Il n’en reste pas moins que la mission qu’il lui assigna alors lui donna pour la première fois un sursaut de vie, un désir de vie. Cela fut si violent qu’elle repoussât tout en bloc, en vint même à maudire Savary et tous les hommes, mais… Il avait raison.

 

            Ils prennent le thé dans un des boudoirs de cette gigantesque demeure, lorsque Savary dépose doucement sa tasse sur la table de marqueterie d’une finesse essentiellement artistique. La journée avait passé dans cette agréable torpeur qu’elle prise tant depuis plusieurs mois. Savary a joint ses doigts en pointe et a fixé son regard perçant sur elle. Elle n’a pas bronché. Il lui en faudrait bien plus pour cela.

 

-          Tu devrais rencontrer quelqu’un, Virgi…

-          Quelqu’un ?

-          Un homme…

-          Tu ne me suggères pas de…

-          Je ne te suggère rien, mon amie, mais… Tu es jeune encore, pleine de sève, séduisante et tu as encore beaucoup à donner, à recevoir et à jouir de l’existence.

-          Savary !

-          Non ! Ne t’offusque point, ma chère amie. La solitude est très nocive arrivé à certains âges, même si on la choisit pour compagne. Or, je ne crois pas que tu ferais une compagne toute désignée et adéquate, actuellement, pour celle-ci. Tu es encore trop… fragile… trop proche de Nathaniel et surtout bien vivante.

-          Si tu suggères que…

-          Rien, te dis-je ! Nathaniel sera ton amour, éternellement. C’est un point acquis. Tu ne l’oublieras jamais, un autre point acquis. Il est en toi, voilà le troisième ! Tu le sais comme je le sais, mais il y a une différence fondamentale entre toi et lui. Il est mort, tu es vivante !

 

Cela l’avait atteinte comme une lance en pleine poitrine. Le souffle lui manque à ce moment-là et elle pense même qu’elle tombera en pamoison, chose qu’elle n’a jamais connu précédemment. La voix de Savary lui parvient par bribes entre des plages de vide insonore jusqu’à ce que les mots l’atteignent à nouveau.

 

-          … il me faut ton aide… toi seule peut m’aider…

-          Avec un homme…

-          Allons, je vois que j’ai forcé la note. Je te présente mes excuses…

-          Non, Savary, surtout pas ! Je n’ai eu que trop de mots de regrets et de commisérations autour de moi. Tu as raison, même si… Tu as foutrement raison, mon ami ! Je suis en vie, mais pour ce que cela me sert…

-          C’est un bon début !

-          Oui, c’est ce que l’on dit ! Le tout… Comment reprendre le cours d’une vie ?

 

Ils ne disent rien. Savary a une petite idée, mais il ne dira rien alors, sachant trop combien les conseils sont peu utiles en fin de comptes. Virginie sourit légèrement, le même voile impalpable d’épuisement inscrit sur ses traits.

 

-          Que me disais-tu, à propos d’aide, mon ami ?

-          J’ai besoin que tu t’introduises dans un club privé de Londres. Les personnes y vont souvent incognito. Il me faut des informations d’un homme… Cet homme est, disons, entre plusieurs mondes… Il n’est pas fiable en tant que personne en toutes circonstances, mais il ne ferait jamais de mal à une femme. Il a disons des tendances de… Il aime autant les hommes que les femmes et on le dit généreux et très gentleman avec ceux et celles qu’il apprécie…

-          Tu ne me suggères pas de me commettre avec un tel individu, Savary ?

-          Nullement ! A toi de voir comment l’approcher avec ton bon sens ! Il ne te forcera à rien, crois-moi ! Du reste, il est de ces sortes de créature qui aime parler sans toutefois passer à l’acte et je te sais suffisamment femme pour l’amener à te parler sans toutefois te mettre en danger.

-          Mais… Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ?

-          Il me connait ! Il ne me dira rien ! J’ai besoin d’avoir des informations sur un homme qui connaît un des membres des Kersingtons…

 

A ce nom, tous les sens de Virginie se raidissent. La colère monte en elle.

 

-          Je suis ta femme, Savary ! Je suis d’ailleurs la seule à qui tu pourrais confier cette mission. Donne-moi toutes les informations et je jure sur la tête de mon cher Nathaniel que tu auras toutes les informations de cet individu, mort ou vif !

-          Merci. J’espère que tu n’en arriveras pas à de telles extrémités. Je vais donc tout t’expliquer en détails…

 

Ce qu’il fit succinctement, mais précisément. C’est aussi comme cela que tout commença pour elle et Raphaël.

 

 

 

 

4.

 

Nuit noire – Un quartier en périphérie du centre de Londres – Club privé

 

La robe conventionnelle et discrète met en valeur sa condition de femme de bien, en laissant suggérer qu’elle est plus que cela. La robe idéale pour tenir éloigner les prédateurs, tout en attirant l’attention sur elle. Une fine lame est glissée entre les plis de la robe au niveau de la taille, dans un étui en tissu, invisible à l’œil nu, mais facile d’accès. La lame est un skean-dhu, ce petit couteau que les écossais portent assujetti à leur bas lorsqu’ils s’habillent en kilt. Pour plus de protection, elle a ce lourd bracelet en argent si particulier qui peut servir de chaîne pour nouer des poignets, d’arme si cela le requiert et à rompre des liens en tissus, le cas échéant. C’est un cadeau de Nathaniel qu’il avait trouvé elle ne sait où.

Moins que jamais prête, mais tout à fait disposée à aller de l’avant et de faire TOUT ce qu’elle pourra pour arriver à ses fins dans cette mission, elle s’apprête à descendre de l’attelage discret que Savary a fait préparer pour elle. Ce qu’elle ignore, c’est que Jeffrie l’a accompagné jusque-là, discrètement sur la demande de ce dernier. Quoi que Jeffrie, comme elle l’apprendra plus tard, est bien plus que l’ami et le majordome de  Savary, il est son factotum, sûrement, mais aussi une sorte d’agent spécial pour Bow Street. Quoi qu’il en soit, Jeffrie est là afin de la protéger et d’intervenir le cas échéant. Il y a d’autres protecteurs cachés entre les replis sombres de la nuit et des murs formant rues et ruelles, mais elle n’en a jamais eu conscience, trop accaparée par sa tâche. Elle doit passer l’entrée de cet antre des… Elle ne sait trop comment le nommer ! Elle s’est arrêtée devant la maison, sa façade obscure, vaguement menaçante, une discrète et énigmatique bâtisse. Elle ramène autour d’elle les plis de sa lourde cape noire, bordée de velours vert sombre. Elle a très froid malgré un temps clément par ailleurs pour la saison. Elle sait que l’attelage ne sera pas loin, de fait, il restera là, au coin de la rue jusqu’à ce qu’elle sorte de la… demeure. Elle regarde la lourde porte en bois sombre, rivetée de puissants clous et autres pointes de métal qui luisent de manière ténue à la lueur dansante de la flamme d’un flambeau placé stratégiquement sur un des côtés de la porte, disposé là afin que les visiteurs se placent bien en évidence devant le petit rectangle en toile métallique qui s’ouvre de l’intérieur et permet de voir qui va là.

Elle frappe selon le code convenu, un détail que ne connaissent que les habitués ou ceux en passe de l’être. Ce qui n’est pas son cas. Le petit œilleton carré s’ouvre derrière la grille. Le haut d’un visage en pénombre apparaît, deux yeux au regard acéré regardent le loup en soie moirée noir qui recouvre bonne part de son visage. Quelques grincements, quelques bruits de serrures et de clés et la voilà dans la place. Une ombre l’amène jusqu’à l’entrée par une sorte d’étroit couloir mal éclairé. Elle entre dans une première alcôve et, à partir de là, elle ne fait qu’aller d’un coin à l’autre, de vagabonder d’une pièce à l’autre,  d’une salle à l’autre. Elle se sent intriguée et abasourdie par ce qu’elle voit et entend, par ce qu’elle sent de cette ambiance surchauffée et excitée. D’étranges odeurs s’insinuent dans ses sens en alerte. Le plaisir semble s’adjoindre d’autres palpitations plus subtiles, plus secrètes. Elle se sent un peu étourdie, envahie, cernée. Cependant, elle ne perd pas de vue sa mission, ni l’homme qu’elle est venue rencontrer, mais elle se sent submergée par une sorte de brume assourdie de toutes ces pantomimes de corps et de sons enchevêtrés, de ces multiples corps dévêtues pour la plupart. Les visages sont quasi tous occultés par des loups et des masques. Ceux qui ne le sont pas… Elle gage qu’il s’agit de femmes et d’hommes qui vivent de ces expédients-là. Elle ne juge pas, ne se sent nullement choquée. Il lui en faudrait sans doute plus pour cela, mais elle n’a jamais rien vu de pareil et tout cela la rend… perplexe.

Un gémissement rauque s’élève quelque part, suivi d’un bref cri de jouissance. Cela semble provenir d’une alcôve où elle n’entre pas. Ces sons semblent se multiplier et envelopper la grande bâtisse savamment agencée en multitudes de lieux prêts à accueillir les mille et un désirs des invités. L’odeur de stupre est partout comme une senteur forte et enivrante, celle de péchés savamment orchestrés et consentis. Du moins, elle ose l’espérer. Que sait-elle de ces affaires-là ? Rien ou presque et elle ne s’en porte guère plus mal.

Elle arrive devant une pièce où un trio semble passer un moment des plus excitants. Les gémissements de la femme et des deux hommes le lui prouvent sans aucun doute. Le visage de la femme tordue dans un masque de jouissance la fascine quelques instants. Il n’est pas courant de voir l’extase si librement montrée à qui que ce soit. Elle est si captivée par la danse sensorielle de ces trois corps unis qu’elle ne sent nullement la présence de l’homme qui se place juste derrière elle dans l’encoignure de la porte ouverte.

Raphaël l’a vue dès qu’elle a passé la porte de la première alcôve, celle dite des «premiers contacts». Une sorte d’antichambre où le couple ou les couples vont se former. Il l’avait discrètement suivie, surpris qu’une femme de sa qualité vienne dans cet antre de toutes les débauches. Quelque chose en elle lui fait soupçonner dès le départ qu’elle n’est pas femme à venir dans ce genre de lieu. Il est intrigué. Il sait que c’est une femme de qualité. Il soupçonne un dessein occulte. Quoi ? Il n’est pas homme à rester en dehors d’un mystère lorsqu’il se présente à lui. Outre qu’il se sent furieusement protecteur vis-à-vis de cette mystérieuse et belle inconnue. Cette sensation est tellement inusitée en lui, qu’il s’en effraie presque, d’autant qu’elle n’a pas l’air si démunie que cela. C’est d’autant plus étrange. Il a toujours été partisan de laisser les autres suivre leurs chemins autant se faire se peut.  Il perçoit chez elle une grande détermination, mais aussi autre chose. Une fêlure, une vulnérabilité, quelque chose qu’il reconnaît d’instinct. Une souffrance. Laquelle ? Il ne tardera pas à le savoir. Il finit toujours par tout savoir à courte ou longue échéance, la patience est vraiment la mère de toutes les vertus.

Il fait un petit pas en avant. Elle prend enfin conscience de sa présence auprès d’elle. Il est presque plaqué contre sa robe si discrète et si révélatrice. Il sourit d’un demi-sourire secret. Ce vêtement est un atout considérable quel que soit ce qui l’amène en ces lieux. Il se penche et lui souffle à l’oreille de sa belle voix rauque et sensuelle.

 

-          Cela vous tente…

 

Elle a un sursaut horrifié et s’écarte de l’homme qu’elle distingue mal. Son écart la rapproche du chambranle, ce qui permet à l’homme de l’acculer entre le mur et ce dernier. Le couloir est assez étroit et le va-et-vient des femmes et des hommes en tenues des plus succinctes est sans fin. Ses yeux se posent sur les lèvres de l’homme qui ne porte qu’un mince masque très étroit soulignant une paire d’yeux d’un vert très clair. Elle se prend à ces deux émeraudes, se noie dans ces deux perles d’eau de roche, miroitante d’un feu... coquin ? Elle s’y mire avec stupeur. Il est grand, très grand. Elle relève la tête pour mieux regarder ce visage, chercher ce regard étourdissant. Sa tenue sobre et stricte, entièrement noire, jure parmi toutes les tenues scandaleuses ou plutôt leur manque de tenues de cet antre de toutes les jouissances. Elle utiliserait bien le mot turpitude, si elle n’avait senti en elle – pour être tout à fait franche-  quelques soubresauts licencieux  et  surprenants venant d’une femme qui n’a jamais aimé qu’un seul homme et qui n’a jamais cherché d’autres types de jouissances moins ouvertement admises. Même si elle n’est, du reste, nullement prude et qu’elle a de ces choses des connaissances théoriques, livresques surtout, elle ne s’outrage point. Si elle prise une certaine liberté dans sa vie, elle est partisane que les autres la possède pareillement, autant se faire se peut.

 

-          Cela vous tente-t-il ? Cela vous plairait de vous joindre à…

-          Non ! Non…

-          Non ?

-          Non, bien sûr que non !

-          Vous aimez donc regarder, jouir de…

-          Non ! Je… passais et la curiosité…

-          Un défaut dangereux dans… certains cas… Que cherchez-vous, alors ? Et… qui ?

 

Elle a un bref soubresaut. Les questions flottent entre l’espace réduit entre eux comme un souffle vaguement menaçant. Le regard d’un vert très clair la dévisage impitoyablement, l’incitant malgré elle à lui répondre… sincèrement, totalement.

 

-          Je… Je… Lord Trenton…

-          Ah !

-          Quoi, ah ?

-          Vous devrez attendre votre tour. L’aube arrive et il a déjà deux duels à honorer…

-          Mais… Je dois impérativement le voir ! C’est d’une importance vitale ! Il n’est pas… Je veux dire… Est-il encore là ?

-          Oui. Mais fort occupé à fêter ce qui sera peut-être ses dernières heures de vie. Vous voulez le rejoindre pour réjouir ces derniers moments ? Vous pourriez lui rendre un… service inestimable…

-          D’aucune façon ! Je désire seulement lui parler…

-          Parler ? Ce n’est pas vraiment le lieu idoine pour une conversation oiseuse.

 

Comme pour le confirmer, un couple passablement éméché les bouscule, les rapprochant plus encore. Une flamme brûlante traverse le corps de Raphaël, alors qu’un sourire lent et compréhensif ourle les lèvres pleines de l’homme.

 

-          Ne restons pas là…

 

Il s’écarte lentement sans la quitter des yeux. Il lui prend délicatement le coude, la ramène contre lui doucement et l’incite à le précéder dans l’étroit passage. Elle ne demande pas où il veut l’entraîner. Il semble le savoir, connaisseur des lieux assurément. Ils arrivent dans une petite alcôve un peu à l’écart des autres chambres et pièces. Elle est sommairement meublée, une table en marqueterie, trois chaises solides revêtues d’une tapisserie passablement élimée, une méridienne assez neuve occultée dans un recoin. Une lampe à la flamme discrète éclaire l’ensemble d’un halo clair-obscur. De lourdes tentures en velours grenat sombre donne un aspect un peu plus accueillant et chaud à l’étrange pièce. Elle est entrée et reste là plantée, terminant son inspection visuelle, lorsqu’elle entend la porte se refermer derrière elle et la clef tourner dans la serrure. Elle se retourne d’un bond. Il place la clef sur la table et se place devant celle-ci.

 

-          Nous serons plus à l’aise pour parler… sans être dérangé…

 

Enfermée ? Faite comme un rat ? Le sang rugit dans ses veines et une sourde inquiétude bat la chamade d’une peur diffuse. D’un geste leste et machinal, elle sort de sa cache le skean-dhu et se met en position de défense, la lame prête à entailler quoi que ce soit sous forme de peau.

 

-          Oh là, Madame ! Comme vous y allez ! Lâchez donc ce skean-dhu avant de vous blesser…

-          De vous blesser, Monsieur ? Si vous pensez que je vais passivement supporter vos…

-          Vous me faites là un procès d’intention, Madame, que je ne suis pas prêt à relever ! Lâchez donc cette lame… Je puis vous assurer que c’est parfaitement inutile. Vous êtes en sécurité avec moi.

 

Son sang rugit plus fort dans ses veines. En sécurité, enfermée dans cette pièce, à l’écart de tout ? Que nenni ! Elle fait un pas en avant avec impétuosité pour lui lacérer le visage et effacer ce sourire de loups qui fend son visage d’une joue à l’autre, mais sans qu’elle sache comment, elle se retrouve sans sa lame et le corps entravée par deux bras puissants qui la maintiennent fermement contre lui, contre un corps puissant, ferme et bandé. Il se recule prestement et se laisse tomber sur la méridienne tout en continuant à l’entraver de ses bras et de son formidable corps.

 

-          Ne bougez plus, boireannach

-          Ne me touchez pas, Asal !

 

Raphaël retient son souffle, trop estomaqué par le dernier mot prononcé par cette femme passionnée. Bourrique ? Elle l’a traité de bourrique et avec ce délicieux accent qui dénote son peu de connaissance en gaélique ? Un gigantesque éclat de rire le secoue entièrement. Voilà bien longtemps qu’il n’avait eu une explosion de joie aussi intense. Si longtemps… Elle se tourne vers lui, éminemment stupéfaite par cet éclat et assiste à un spectacle qui la ravit et… Elle sent un rire prendre naissance dans sa gorge et spontanément sortir de ses lèvres en un jet salvateur. Elle est là assise sur des cuisses fermes et puissantes, le buste légèrement entravées par deux bras d’acier et elle rit à gorge déployée. Insensé ! Leurs rires finissent par saccades et autres hoquets. Le silence revient, troublé par les mille et un sons de cette fin de nuit. Elle bouge, soudain incommodée et gênée. Les bras l’enserrent un bref instant avant de la lâcher et de l’asseoir lentement prêt de lui. Il jette un bref regard sur les lèvres entrouvertes et le buste généreux en émoi, puis sourit finement.

 

-          Ne bougez pas, chère Madame !

 

Il lève la lame pour la regarder plus attentivement.

 

-          Belle lame… Un présent ?

-          Oui… Oui… en quelque sorte… c’était à… C’était à mon mari… Nath… Mon mari qui n’est plus là…

-          Je comprends !

 

Un nœud lui entrave la trachée. Voilà qu’elle va passer des rires aux larmes. Lamentable ! Il faut qu’elle se reprenne. Cet homme a décidemment sur elle une influence dérangeante. Il la regarde doucement, une compréhension inscrite dans ses prunelles. Que comprend-il ? Qu’elle…

 

-          Je ne suis pas là… Enfin, je veux dire que je ne suis pas venue pour… Je n’ai pas besoin de…

-          Non ?

-          Non ! Bien sûr que non ! Je vous ai dit que je…

-          Oui, vous l’avez dit. Lord Trenton ! Mais… il va être assez difficile de l’atteindre maintenant… A l’heure qu’il est…

 

Il sort une montre à gousset, ouvre le clapet, regarde l’heure, puis le referme d’un coup sec en le remettant d’un geste habile et preste dans son gilet.

 

-          …il doit se trouver sur le chemin de son premier duel. Avec un peu de chance, il y réchappera. Je doute que le deuxième lui laisse une telle opportunité…

-          Vous en parlez comme…

-          … quelqu’un qui connaît les points forts et faibles des adversaires qu’il pourrait rencontrer. Je crois qu’il ne vous sera pas loisible de vous entretenir avec lui, à l’avenir.

-          Mais… Je dois le voir, lui parler ! C’est capital !

-          Capital ? Il me semble que parler n’a jamais été sa tasse de thé. Par contre d’autres moyens de… communications féminines et masculines ont toujours eu ses préférences…

-          Monsieur ! Les goûts et les…

-          Préférences…

-          Si vous voulez … Les goûts et les préférences de ce Lord ne me regardent pas ! Je suis venue ici dans un but précis et j’entends bien le…

-          Las ! Trop tard ! Mais si vous me disiez ce que vous voulez… Je pense être à même de vous aider.

-          Vous ? Je ne vous connais pas et puis… Il me semble que…

 

D’un bond, il se lève et dans une profonde révérence s’incline devant elle.

 

-          Raphaël… Pour vous servir, Madame.

 

Elle s’incline également dans un geste réflexe. Les bonnes manières ne s’effacent jamais totalement quel que soit les lieux et les situations… incongrues.

 

-          Je… Luna… Luna, Monsieur !

-          Luna… Un nom qui vous sied à merveille. Les présentations faîtes, nous pouvons maintenant en venir aux faits, ne croyez-vous pas ?

 

Et c’est ce qu’elle fit, mal, à bout de souffle. Elle s’en remit à lui, un peu malgré elle, un peu toute acquise. La magie de ces yeux verts, la magie de cet homme l’avait envoûtée et c’est toujours le cas. Elle lui raconta tout ou presque, laissant dans un oubli sélectif, lieux, noms et autres faits trop significatifs. Cependant, elle ne pouvait alors savoir que Raphaël, bien avant la fin de ses explications mal embouchées, avait déjà mis un nom sur elle, son mari et Savary. Il ne savait pas pour Jeffrie, mais il le sut plus tard. Jeffrie est une des personnes qui ont su admirablement occulté sa vraie nature et ses activités parallèles. Une sorte de passe-muraille humaine à lui tout seul. Très cher Jeffrie…

Leur première rencontre, les prémices de tant d’autres. Raphaël aux yeux verts… Luna…

 

 

 

5.

 

Un an plus tôt – demeure de Chelsea chez Lady Virginie

 

La discussion a été âpre. Elle a défendu son point de vue avec impétuosité, convaincue par ce qu’elle disait. Puis elle a éclaté en sanglots. C’était si inusité. Non qu’elle ne pleure jamais, elle le fait, mais ni au su et ni au vu, seule, à part, à discretio. Raphaël l’a prise contre son grand corps et elle s’est sentie enveloppée, protégée, aimée. Quelques sanglots ont roulé dans son corps pressé contre le sien. Il lui a manqué. Mais quelque chose a-t-il vraiment changé ?

 

-          Reviens…

 

Les mots susurrés contre son oreille l’ont fait tressaillir.

 

-          Je ne peux pas…

-          Pourquoi ?

-          Rien n’a vraiment changé…

-          Non. Peut-être pas, parce que ce n’est pas nécessaire qu’il y ait quelque chose à changer entre nous ! Toi et moi ! Toujours, toi et moi.

-          Tu ne comprends pas ou tu fais mine de ne pas comprendre ? Je suis une femme de trente-huit ans ! Trop vieille au regard de la société !

-          J’en ai trente-six !

-          Et tu ne pourras jamais avoir une descendance !

-          Corrige-moi si je me trompe, mais… Tu es entourée d’enfants qui sont les tiens plus que leurs propres géniteurs et sans parler de ceux que tu as eu avec Lord Nathaniel…

-          Oui. Mais ils ne sont pas de ton sang et je ne peux te…

-          Qui te dit que je veux une descendance ?

-          Mais… C’est ce qui est prévu, ce que l’on attend de chacun de nous…

-          Lady Vir ! Ne me dis pas que tu es devenue si conventionnelle durant ces deux années passées où je t’ai perdue de vue partiellement ! Toute cette attitude outrageante que tu affiches ne serait dont qu’une pantomime, qu’une façade ? A moins que…Non !  Regarde-moi ! Regarde-moi, s’il te plait, m’eudail !  Je veux voir tes splendides yeux, ton regard. Tu sais que tu ne pourras pas me cacher bien longtemps ce que tu penses et ce que tu trames. C’est cela, n’est-ce pas ?

-          Quoi ?

-          Tu sais si habilement feindre et détourner l’attention ! Pas à moi ! Jamais ! Tu as peur, n’est-ce pas ?

-          Peur ? Moi ? Tu délires, mon pauvre ami…

-          Tu as si peur que tu es prête à me servir n’importe quel argument, quelle fallacieuse billevesée pour me détourner de toi ! Cela a marché une fois, mais pas deux ! Je ne repartirai pas comme la fois précédente, lorsque tu m’as dit que j’avais eu raison de rompre notre relation, que nous n’avions pas d’avenir ensemble, etc… Non ! Je n’ai pas insisté alors et j’ai vécu deux ans perdu sans toi.  Reviens ! Ne fais pas de notre vie un enfer, s’il te plaît…

-          J’ai Jock…

-          Jock ! Jocelyn Clouds ? Tu n’es pas sérieuse ?  Ni lui ni toi n’êtes engagé plus que pour un moment de luxure !

-          Et avec toi, que sera-ce, une vie monacale ?

-          Tu nous sous-estimes ! Dois-je te rappeler certains de nos moments privés ?  Toi et moi, ce sera aussi tout ce que tu désires, tout ce qui nous ferait être ensemble, mais plus seulement cela! Je te propose de nous unir pour toujours, d’être l’un à l’autre par les liens les plus sacrés, selon l’expression.

-          Un mariage ?

 

Virginie regarde abasourdie cet homme qu’elle a tant aimé, qui a été aussi proche que le fut son cher Nathaniel. Elle sourit lentement. Elle n’est plus si jeune pour avoir de telles espérances. Un mariage ? Ce serait tellement…

 

-          Tu n’y penses pas…

-          Je ne pense qu’à cela depuis que je t’ai connue…

-          Admettons ! Quoique je ne vois guère l’intérêt ! Si cela se fait… Garderais-je mon titre de duchesse ? Et toi ? Porteras-tu ton titre de courtoisie, Baron de Plumsdale ?

 

Raphaël se recule légèrement, surpris. Elle a toujours cette même facilité à le décontenancer. Une habileté très rare.

 

-          Comment ? D’où tiens-tu cette information ?

-          Tu n’aimerais pas le savoir !

-          Je n’en doute pas ! Bon sang, Virgi ! Même Lucas ne le sait pas !

-          Je sais. Et je sais aussi pourquoi tu as refusé le titre…

-          Tu en sais trop !

-          Pas assez ! Tu prétends tout savoir de moi, mais la pareille n’est pas vraie, ni souhaitable apparemment, n’est-ce pas, Raphaël aux yeux verts ?

 

Raphaël ne répond rien, mais son regard si clair se trouble et elle sent son corps se raidir. Il la prend aux coudes et lentement, mais avec détermination, l’attire dans ses bras. Il lui couvre les lèvres des siennes, âprement, avec désir et passion. Elle entrouvre les siennes, méfiante. Il insiste gentiment, ardemment et soudain la passion flamboie entre eux. Elle se serre contre lui avec fougue et anxiété.  Leur baiser prend fin. Leurs souffles sont hiératiques, malaisés.

 

-          Cesse d’ergoter, Lady Vir! Tu ne m’entraîneras pas dans ce piège des discussions sans fin qui est ton apanage ! Je te laisse deux jours pour te faire à l’idée de notre mariage. Si tu désires que je reprenne mon titre…

-          Tu l’as de fait…

-          Mais, je n’ai jamais fait mention de lui, en public…

-          Je sais ! Je ne t’obligerai jamais à l’afficher ! Cela m’est bien égal que tu…

-          Chuuut ! Je le sais…

 

Il lui pose les doigts sur les lèvres doucement, tendrement.

 

-          Je te laisse un délai raisonnable. A l’issue de ce délai, je me verrai obligé de te kidnapper et de faire de toi une femme décente à Gretna Green !

-          Présentée comme cela, je suis très tentée de me laisser kidnappée…

-          J’en suis persuadé…

 

Raphaël éclate de rire. Comme elle lui a manqué.

 

-          Si tu insistes, m’eudail, je ne veux que t’agréer…

-          Je pense que je me dois de refuser cette si séduisante offre de kidnapping, quoique si tu désires vraiment cette situation, je pourrais l’inverser et te promets de ne pas être trop dure avec toi, poings et pieds liés !

 

Raphaël éclate de rire.

 

-          C’est à mon tour de refuser une si alléchante proposition…

-          Bien, alors. Qu’il en soit ainsi !

-          Madame est trop bonne !

-          Donc, deux jours, n’est-ce pas… Mo ruin ! Cesse de m’interrompre et… Non ! Ne m’approche pas ! Tu me perturbes lorsque tu es si proche de moi et  je sens défaillir ma lucidité…

-          C’est que je te veux sans raison, sans lucidité, à moi, seulement soumise au plaisir, le nôtre… Accepte ! Si tu désires un mariage conventionnel,  ce sera fait !  Mais… Dis-moi oui ! S’il te plaît, m’eudail…

 

Ses yeux si verts, si clairs me vrillent le cœur, le corps. L’âme. Les mots pressés dans sa gorge hésitent encore à sortir. Il lui tend la main, paume ouverte en un geste d’humilité, le geste de celui qui se remet totalement entre ses mains. Elle déglutit. Elle pose sa main dans la sienne, grande ouverte.

 

-          Cela fera un horrible scandale…

-          Tu aimes les scandales, Lady Vir ! Tu les trouves « revigorants » selon tes propres dires !

-          Certes ! Il est vrai que cela donne un tour moins morne aux aléas de l’existence et des rondes infernales des Saisons, mais… Je ne veux pas qu’il t’arrive quoique ce soit, parce que je n’aurais pu me retenir de mettre à mal bon nombre de conventions mortellement établies ! Si cela devait te mettre au ban de la Société ou pire, je…

-          Ai-je donc l’air de craindre quoique ce soit ?

-          Non ! Bien sûr que non !

-          Alors, à deux, nous saurons faire face et avec panache ! C’est bien ce qui te plait ? Le panache, tarabuster les conventions, les mettre à mal, les éventer ?

-          Oui… Oui ! Ah ! Rappelle-moi donc de me rendre moins claire à tes yeux, mo ruin…

-          Rappelles-moi de toujours savoir que tu es à moi et moi à toi, ensemble, m’eudail où que ce soit, comme il se doit ! Dis-moi les mots, ceux que nous désirons…

 

Virginie ferme les yeux. Elle le désire, mais elle est déjà passée par un mariage. Peut-elle revivre une union. Elle sait tout ce qu’il faut savoir et ses doutes ne sont que le reflet de sa peur à le perdre comme elle a perdu Nathaniel. Il n’est plus temps de se rétracter. Alea jacta est. Raphaël est celui qui doit être dans sa vie, avec elle. Le reste…

 

-          Oui. Je désire que nous soyons unis ! Ensemble, toi et moi…

 

Il lui serre la main doucement, puis la prend contre lui en l’entreignant avec infiniment de tendresse et d’amour. Enfin ! Enfin.

 

 

 

 

 

6.

 

Un an plus tôt - Quelques jours plus tard après les «retrouvailles» avec Raphaël … - dans la demeure de Jock Clouds à Mayfair

 

Jock attire doucement Virginie sur ses genoux et l’accommode. Elle se laisse aller contre son ample torse, à bout de fatigue et de nerfs. Depuis Nathaniel, elle ne s’était pas sentie aussi… Désemparée et dubitative. Il la berce un peu entre ses grands bras durs et tendres pour elle. Un cocon. Son ami et son protecteur, contre elle-même, souvent. Elle sait et il sait qu’elle sait. Elle s’agrippe à lui, mais il l’éloigne de lui légèrement.

 

-          Regarde-moi, ma belle ! Je serai toujours là pour toi, comme tu seras toujours là pour moi et c’est cela l’important, mais maintenant il te faut choisir !

-          Je me moque de ce que  l’on dira ou ce que les autres pensent de moi, de nous ! Je ne vis pas avec eux et eux vis-et-versa, heureusement…

-          Et Raphaël le sait comme tu le sais ! Là n’est pas ton inquiétude ni en lui ni autour de lui, mais bien en toi-même, ma belle !  Nathaniel est mort, tu es en vie, tu ne peux plus rien pour lui et tu l’aimes, car il est en toi comme il le fut de son vivant. Personne et moins  Raphaël, ne pourra t’ôter cela et il ne le ferait jamais. Tu le sais ! Nathaniel n’a pas pris ce que tu as été avec lui lors de sa mort, ce que vous fûtes l’un pour l’autre, quoique tu en penses ! Il ne l’a jamais fait vivant, mort, nullement. Il a su t’aimer et vivre avec toi telle que tu es, comme tu es, parce que tu es toi. Ton inquiétude est de ne plus pouvoir, de ne plus savoir être heureuse, de rendre heureux Raphaël ! Tu es entière, Virgi ! Entière ! Laisse-le t’honorer en acceptant vraiment et concrètement sa demande en mariage !

 

Virginie sursaute. Comment ce diable d’homme sait-il…

 

-          Ne sois pas si surprise, ma belle ! Un homme tel que Raphaël ne pouvait te demander moins et cela n’a rien à voir avec les conventions ! Tu le sais ! Mais il est un homme qui te désire pour femme, pleinement, à ses propres yeux et aux yeux de tous même, si ce «tous» n’est rien pour lui et pour toi, pour vous deux. Le principal est là, en vous, entre vous, pour vous deux. Là…

 

Il pose sa paume sur le corsage de Virginie à hauteur du cœur.

 

-          Te dis-je des choses que tu ne sais pas, ma toute belle ?  Non. Et c’est bien cela qui t’inquiète, qui te rend si hasardeuse dans tes pas, tes choix, tes décisions. La peur n’est pas la meilleure conseillère en ces matières…

-          Mais toi…

-          Je ne fais pas partie de l’équation, et ce, depuis la première fois que je t’ai rencontrée. J’aurais eu mauvaise grâce de t’extorquer ce que tu ne pourrais jamais me donner. Nous avons eu ce qui est le mieux pour toi et pour moi et ce temps près de toi, avec toi ont été les meilleurs de mon existence.  La mienne n’est pas finie même si te laisser aux mains de ce gentleman me coûte diablement ! Bon sang de bois que oui ! Mais je serais une dupe totale si je n’avais su dès le début que notre temps serait compté, à notre entière satisfaction, mais compté !

-          Je t’aime, Jock, pirate… aussi…

-          Mais, pas suffisamment et pas comme cela, comme lui ! Je t’interdis de souffrir pour ce qui nous arrive ! Pour ce que tu crois, fallacieusement, maintenant, que nous aurions dû avoir pour nous et que nous n’avons pas eu ! Je prends librement et en pleine connaissance de causes cette décision comme tu as, dans le secret de ton âme et conscience, pris la tienne. Ne pleure pas, ma tendre ! Ne pleure pas ou je me verrai contraint de te rendre la pareille et pour un gars de mon gabarit cela reste idiot !

-          Oh, bon sang, que vais-je faire sans toi à l’avenir, mon Jock ?

-          Être heureuse et vivre ta vie avec lui ! Tu ne me perds pas ! Du moins la plupart du temps… Il n’est pas bon que je sois trop visible…

 

Virginie éclate de rire. Elle connaît ces moments d’escapade auxquels il fait allusion. Il ne peut rester à terre trop longtemps. Il a décidément le pied trop marin pour cela. Sa feinte mine horrifiée à l’idée de rester condamnée au sol tangible sous ses pieds est du plus haut comique.

 

-          Tu vas me manquer, pirate !

-          Et toi donc ! Mais… Vous pourrez toujours venir me rendre visite ou organiser ces assemblées oiseuses tant prisées dans le Monde… Je pense qu’après un temps prudent d’attente, Farwood n’y verra aucun inconvénient !

-          Et quand bien même ! Il ne sera pas dit que je laisserais hors de ma vie mes amis ! Raphaël n’a aucune autorité en la matière…

-          Je te retrouve enfin, ma belle. J’ai cru un instant que tu t’étais rendue aux us et coutume si communes aux femmes de…

-          Halte là, pirate ! Que je ne t’entende plus jamais parler de ce que les femmes ne sommes pas, quoiqu’on dise ! Du reste, je n’étais pas si perdue que cela, juste quelque peu perplexe…

-          Perplexe, voilà le mot que je cherchais en vain ! Tes leçons m’ont tant aidé, ma belle.

 

Ils éclatent de rire. Virginie lui avait donné des leçons d’anglais. Ils savaient tacitement qu’il n’en avait nul besoin, étant une des personnes les plus érudites que Virginie ait connu. C’était une sorte de deal qu’ils ont d’emblée usé à leur avantage dans une relation des moins conventionnelles qui soit.

 

-          Je suis heureux de te l’entendre dire, Jock ! Tu connais l’importance que j’accorde aux connaissances prodiguées…

-          Comment ne le saurais-je pas ! Bien ! Il est temps, ma belle ! Il va me falloir te laisser à ton nouveau sort ! Connaissant Farwood, il ne doit être guère éloigné de toi et je n’ai aucun goût pour assister à vos petites joutes amoureuses…

 

Il se lève d’un élan puissant en la tenant contre lui, puis la dépose sur ses pieds. Avant que ceux-ci n’atteignent le lourd tapis d’orient de la petite alcôve dans laquelle ils se trouvent, il la rehausse entre ses puissants bras jusqu’à son visage.

 

-          Mais avant cela… Un gage de ta part pour ma bonne volonté est de mise !

 

Il lui prend les lèvres avec douceur et passion y mettant tout ce qui a vibré entre eux durant leur  temps ensemble. Elle s’abandonne, entrouvrant les lèvres, goûtant ce qui a fait ses délices durant tant de moments délectables et aventureux. Son corps ploie contre lui et l’enflamme. Il tait sa passion pour elle. Elle le sent se retirer lentement.

 

-          Va maintenant avant que je ne décide de te séquestrer…

-          Pirate !

-          Il est bon que tu ne perdes jamais cela de vue…

 

Son corps est douloureux d’un désir exacerbé et inassouvi. Elle ne sait que trop combien Jock est dans le même état, mais malgré ses dires, Jock est une des personnes les plus intègres qu’elle ait jamais connue. Elle sort de la pièce sans se retourner. Cela fait mal, si mal. Son choix est clair à présent, mais le prix à payer ne l’est pas moins. Abdallah se proteste devant elle lorsqu’elle arrive à la porte d’entrée.

 

-          Ma’am Virgi… Vous pas pleurer… Misié Jock a dit que vous venir nous voir… Et que vous être heureuse… Pas heureuse ? Abdallah peut faire pour vous…

-          Non… Non… merci, cher Abdallah mais relève-toi, bon sang de bois ! Tu es un homme libre maintenant, crénom !

 

Elle le prend par les coudes pour relever le géant de cuivre qui la regarde avec des yeux écarquillés et surpris par ce qu’il ne comprend pas. Libre ? Voilà un mot qu’il n’a jamais pu entendre et pas de la manière qu’ils l’entendent, eux. Virginie s’essouffle en essayant de relever l’homme.

 

-          Virgi ! Aurais-tu l’amabilité de ne pas molester cet homme…

 

Elle sursaute au son de cette voix de baryton et se retourne d’un bond. Raphaël la regarde, les bras croisés, le visage hiératique et sévère. Abdallah se relève d’un bond et sourit à l’homme qui est celui qui rendra heureuse sa bienfaitrice.

 

-          Mais… Que fais-tu ici… je veux dire… dans la maison…

-          D’un ex-rival et potentiel futur ami ?

-          Euh… oui… enfin, je veux dire…

-          Ton carrosse est avancé, ma bien-aimée et il est temps de laisser ce brave Abdallah vaquer à ses occupations… Tu ne penses pas ?

-          Oui mais… enfin, je veux dire…

-          Viens me le dire dans la voiture… j’ai d’ailleurs moi-même à te dire moult mots qui ne sont pas du domaine public…

 

Le regard si clair de Raphaël semble devenir translucide et une onde de chaleur la parcourt toute. Elle ne connait que trop ce que cela signifie implicitement.

 

-          Je te suis !

-          A la bonne heure !

-          Ne pavoise pas sinon, je… Ah….

 

Raphaël la prend à bras le corps et Abdallah s’empresse d’ouvrir l’ample porte. Ses pas sont fermes et décidés. Elle rit, deux larmes coulant encore sur ses joues. Cet homme la rendra folle, mais… Qui pourrait résister à pareille folie ? Elle tourne son visage avant d’entre dans l’habitacle de l’ample voiture noire. Jock est devant la fenêtre et la regarde. Ses yeux expriment la joie et son infinie tristesse. Elle l’aime et cela… fait mal et si bon à la fois. Il ne veut que son bonheur. Il a son bon vouloir. Pourquoi a-t-il si mal, alors ?

 

 

 

 

7.

 

1831 – Bond Street – Librairie - Deux heures plus tard après l’arrivé intempestive de Raphaël

 

Jock entre de plein pied dans la librairie. Il fait autant de bruit qu’il lui est loisible de faire dans un endroit couvert en partie par des tapis. Il n’a aucunement le désir d’interrompre les retrouvailles entre ses amis, mais l’heure de l’ouverture approche et la jeune fille en charge est sur le point d’arriver. Jock n’a jamais cessé, pas même après la fin de sa relation avec sa belle, de garder un œil attentif sur ce commerce qui tient tant à cœur Virgi. Il entend quelques bruits et froissements provenant de la petite alcôve occultée savamment par une lourde et épaisse tenture. C’est bien ce qui lui semblait.

Raphaël sort de la petite pièce confidentielle. Sa mise n’est pas si impeccable et cela fait doucement rire Jock. Il connaît suffisamment son gaillard pour savoir que ce désordre subtil révèle une grande émotion. Virgi est la seule qui puisse le mettre dans cet état-là. Surprenant lorsqu’on sait combien Raphaël est chiche à démontrer un quelconque sentiment. Cela lui fait plaisir. Il sait trop bien par quels parages arides et douloureux ce dernier a passé. Arapiles a eu raison d’une part de son âme et presque de son être. Être dans une guerre n’apprend rien, si ce n’est un profond désespoir et la mort en vie pour la plupart, si on en réchappe.

 

-          Je n’aimerais pas te presser, Raphaël, ni te contraindre, mais l’heure avance et…

-          Encore là, Clouds ? Désolé… Je… Je n’ai pas pensé que tu resterais…

-          Bien sûr que non ! Tu as eu d’autres… chats à fouetter… Tout va donc bien, si je me fie au temps écoulé…

-          Ne pousse pas trop loin, Jock !

-          Oh, jamais ! Tu me connais bien, l’ami. Il est temps de partir pour la demeure de Virgi… C’est préférable !

-          Préférable ? Je ne vois pas en quoi, mon ami, si ce n’est pour…

-          Allons, Thomas ! Ne versons pas dans des palabres inutiles !  Il convient de se déplacer au plus vite vers…

 

Virgi entre dans la pièce. Sa mise est presque impeccable. Seul l’œil d’un amant, même ancien, peut voir au-delà des apparences. Jock lui fait une profonde révérence des plus insolentes. Virgi serre les lèvres en une moue vaguement irritée.

 

-          Jock? J’ai cru que mes oreilles me trompaient… Mais… Que fais-tu là ?

 

Elle regarde celui qui fut son amant et maintenant un de ses plus chers amis avec curiosité et étonnement, jusqu’à ce qu’elle comprenne.

 

-          Tu as été trouvé Jock pour… Qui est encore au courant de… mon départ ?

-          Je crains que…

-          Oh mon Dieu ! Ne me dis pas que tu as… C’est bien cela ! Crasse erreur, insensé ! Foutrerie infernale ! Nous devons retourner impérativement  à Chelsea. Connaissant nos amis et familiers,  ils ne tarderont pas à nous rejoindre là-bas et c’est le début de la fin !

 

Jock rit sous cape. Connaissant lui aussi leur petite bande qui est plus une famille que des amis, il gage que tous seront dans la modeste demeure de Virgi à l’attendre, elle ou Raphaël, de pied ferme. Il se serait bien joint à la joyeuse troupe si des affaires ne le retenaient pas déjà ailleurs. Il en aura bien écho plus tard. Abdallah est une mine d’informations à lui tout seul. Il en est encore à se demander si son désir d’apprendre l’anglais plus parfaitement ne découle pas de son désir d’être dans tous les ouïes-dire et autres racontars circulant dans la société.

Virgi tourne un bref instant sur elle-même comme une toupie, ne sachant pas très bien que faire, ni par où commencer à le faire. Raphaël prend les choses en main. La jeune préposée de la librairie entre alors. Les joues rosies disent assez qu’elle a couru pour arriver à temps. Jock sourit. La jeune coquette lui lance un regard en coulisse. L’effrontée a du goût, mais il n’a jamais aimé les tendrons, même lorsqu’il en était un lui-même un, si jamais cela fut le cas un jour, du reste.

 

 

 

8.

 

Juste avant d’arriver dans sa demeure, Virginie reste perplexe. Raphaël lui avait donné deux jours pour prendre sa décision d’accepter sa demande en mariage. Finalement quelques minutes plus tard, elle l’acceptait. Il s’est passé un an et le mariage est toujours d’actualité, mais jamais en passe de se réaliser. Aucune mauvaise volonté de leur part, seulement un nombre incalculable d’affaires à mettre sur pied. La venue de leurs amis proches la met soudain devant une situation mille fois postposée, leur mariage. Raphaël doit savoir ce qu’il en est. Il arbore ce petit sourire qui ne lui dit rien qui vaille et ses yeux sont plus verts que jamais, translucides.

Le phaéton amené par Jock à la librairie pénètre à petit trôt dans la rue tranquille où se trouve la modeste demeure de Virgi. Deux berlines amples obstruent en partie la rue devant la maison. Les armoiries ne laissent aucun doute sur l’identité des visiteurs. L’écusson des Adamsville. Virginie soupire profondément. Elle gage que leur petite bande d’amis ou plutôt de familiers très proche- trop même quelquefois- sont déjà là. Myrtille doit être à la fête. Leur fidèle et maternelle cuisinière n’aime jamais autant que de préparer des repas digne d’un Gulliver. Elle suppose que le trio des galopins est également présent. Elle remarque, alors que leur propre attelage s’arrête non loin de la maison, un tilbury que Virgi reconnaît de suite. C’est celui de Jock et si Jock les accompagne sur sa monture, cela ne peut signifier qu’une chose, Abdallah est là. Jock a dû se faire la même réflexion, car Virgi et Raphaël entendent proférer un fort juron des plus malsonnants. Raphaël sourit amplement, ses yeux plus clairs et plus verts que jamais. Le bougre est à la fête ! Elle aurait dû s’en douter. Ce maudit sens de l’humour scottish qu’il pratique aux moments les plus incongrus la rend positivement folle !

Jock démonte précipitamment. Un lad de Lambstombe lui prend les rênes que celui-ci lui lance à la volée. Raphaël aide Virgi à descendre de l’attelage. Elle le foudroie du regard. Raphaël plisse les lèvres en courbant le coude.

 

-          Madame… Cela risque de devenir très intéressant…

-          Asal !

 

Raphaël sourit plus amplement. Jock attend impatiemment devant la porte qui s’ouvre enfin. Jock lance un autre juron mezzo voce dans une langue inconnue. Le ton est des plus significatifs. Raphaël sursaute. Les mots doivent être particulièrement grossiers considérant sa réaction. Raphaël ne s’émeut pas si facilement. Un brouhaha indistinct leur indique le lieu où la petite troupe se trouve. La porte s’ouvre sous la poussée énergique de Jock. Celui-ci fait quelques pas, puis s’arrête, laissant juste assez de place pour que le couple qui le suit puisse pénétrer dans la pièce. Un étrange spectacle les y attend.

 

-          Allez, Vige! Faut pas êt’ com’ ça ! M’sieur Lalala l’a pas voulu fair’ du tort ! T’es bête, alors si tu crois çà !

 

Abdallah se tient dos au mur, les traits crispés en un masque de terreur et un coutelas courbe à la main, plus petit que celui qu’il porte en habit d’apparat, il n’en reste pas moins très dangereux. Vige se trouve devant lui, grognant doucement, dans une pose défensive entre son petit maître et lui. Johanna assise sur une méridienne avec Alba et Gisela regardent fascinés ce qui se passe, alors que dans des sièges près d’une table copieusement garnie de toutes sortes de douceurs et de merveilles gustatives sont assis confortablement Russell, Lucas et Joffrey ainsi que P’tit Rob et son fidèle lieutenant Louistic. P’tit Rob aime Joffrey qui le subjugue complètement. Il trouve en cet homme un substitut de père, même s’il ne renie aucunement le sien. Son père n‘a tout simplement pas le loisir de s’occuper de lui avec ses nombreux frères et sœurs et tout le travail en plus pour gagner des sous. P’tit Rob le sait très bien et il a le dessein de venir en aide aux siens le plus vite qu’il pourra. Crispin n’est pas là, vaquant à quelque mission d’importance. Johanna explique en quelques mots aux nouveaux venus ce qui se déroule depuis deux minutes dans la maions, à leur plus grande consternation à tous. Qui aurait pu croire qu’un tel géant pouvait craindre à ce point un chien, même aussi impressionnant que Vige ?

 

-          Abdallah montrait sa dague à Dani. Il a fait un mouvement et Vige s’est interposé.

 

Raphaël comprend la situation en un tour de main. De son pas félin et silencieux, ils s’approchent de Vige qui maintient la pose et le sourd grondement. Il a pour mission de protéger son petit Maître. Il n’est pas chien à dédaigner son devoir. Raphaël claque des doigts. Vige s’assoit, sans quitter de l’œil Abdallah. Le géant lui procure un sentiment mitigé et sa mission passe avant tout. Raphaël dit quelques mots en gaélique à la bête, puis lui passe une main conciliante sur la tête. Vige se laisse tomber sur le tapis. La longue tête étroite recouverte des longs poils beige retombant sur ses yeux repose entre ses pattes étirées devant lui. Il est résolu à ne pas  perdre de vue « le » deux pattes menaçant, même si son Grand Maître est enfin là. Il comprend bien que son petit Maître n’est pas tout à fait content de lui. D’ailleurs il n’arrête pas de lui dire des mots. Les deux pattes n’arrêtent jamais de palabrer. Quel ennui !

 

-          Vige… C’est bien d’me protéger, parc’qu’moi j’f’rais aussi comme ça, mais faut qu’ t’apprennes à savoir d’qui et d’quoi ! Tu peux pas grogner sur des celui qui sont des  com’ M’sieur Lalala, qu’est aussi l’ami de M’sieur Jock et que M’sieur Jock l’aurait jamais laissé M’sieur Lalala v’nir ici si l’aurait été un ennemi, même qu’M’sieur Lalala l’a un air qui est pas l’air de tout’l’mond’, parce qu’y a eu beaucoup d’air quand était sur les bateaux avec M’sieur Jock et qu’alors tout cet air ça lui donne un mauvais air et que…

-          Tais-toi, Dani !

 

Les mots traversent la pièce jusqu’à un Dani qui souffle bruyamment. Ses acolytes ne le laissent jamais expliquer les choses importantes. Raphaël va vers Abdallah et lui dit quelques mots en sa langue. Où et comment a-t-il appris le berbère sont des questions que plus personne dans la pièce ne se pose. Raphaël est d’eux tous celui qui recèle le plus de secret, une véritable boîte de Pandore. Abdallah se laisse aller un peu. Il se détache du mur, mais on le sent aux aguets. Il n’a jamais eu peur de rien, mais les chiens ne sont pas ses meilleurs amis. Dani s’approche d’Abdallah.

 

-          M’sieur Lalala faut pas en vouloir à Vige ! Il a voulu m’protéger, mais j’vais lui explicationner qu’vous n’êtes pas à l’aise avec les chiens et qu’vous l’aimez bien. J’comprends. Vige c’est qu’un bébé encor’, mêm’ que c’est pas com’ pour les bébés enfants qui sont p’tits. Lui c’est un bébé, mais dans sa famille les bébés y’ sont grands. C’est pas sa faute.

 

Dani hausse les épaules en soupirant. C’est pas tellement facile d’êt’ comme qui dirait le papa de Vige. Il va expliquer à Vige et il sait qu’Abdallah deviendra aussi son ami.

 

-          Viens Vige. J’crois que tant’ Myrtille l’a peut êt’ préparer un p’tit quequ’ chos’ pour toi.

 

Vige se relève, Dani sur son dos. Ce dernier fronce les sourcils. Il pense à la manière d’expliquer les choses à Vige. Le langage des chiens est un mystère. Raphaël parle avec Abdallah qui lui répond en tenant à l’œil le chien. Si la monstrueuse bête est l’ami de son abeztout (tout petit), elle sera le sien aussi.

            Jock s’approche d’Abdallah, la mâchoire crispée. Une colère noire l’anime. Il aurait dû se douter qu’Abdallah ne suivrait pas ses ordres. Comment diable cet âne bâté d’Abdallah a-t-il su ce qui se passait avec Virgi ? S’il n’était pas son ami, un frère en somme, Jock aurait eu tôt fait de l’envoyer paître ailleurs. Dès qu’il se trouve devant le géant, il se met à lui parler avec véhémence en cette langue gutturale et chantante. Tous se taisent, ne comprenant goutte, à part Raphaël qui reste à proximité, mais sans intervenir. Abdallah ne reste pas muet et répond d’égale façon à son ami, son frère et son Maître. Il ne peut dissocier ses trois sentiments vis-à-vis de Jock. Il termine sa diatribe vis-à-vis de Jock par des mots qui résonnent furieusement dans la pièce.

 

-          Yaa Himaar! (T’entends, âne!)

 

Jock ouvre la bouche, trop estomaqué par ces derniers mots. Raphaël réprime un éclat de rire. Il contera l’anecdote à Crispin qui en fera ses délices. Ce n’est pas si commun qu’Abdallah se permette cette expression qui, de tout autre, recevrait une réponse des plus violentes de la part de Jock, connu aussi comme Redblood lorsqu’il était boucanier en mer de Chine, entre autre. La porte s’ouvre bruyamment. Myrtille apparaît avec un plateau garni d’autres succulents mets. Une accorte jeune fille l’accompagne munie d’un autre plateau aussi garni que l’autre.

 

-          Ah! Pas d’ça ici ! Les mauvaises discussions gâtent non seulement les discussions, mais de bien savourer les nourritures ! Et qu’est-c’qui est plus important que de bien manger ? Rien ! Donc, plus un mot. Profitez de la table, c’est Myrtille qui régale !

 

Aussi surprenant que cela paraisse, chacun répond à l’ordre de Myrtille avec empressement. On ne défie jamais une cuisinière et encore moins lorsqu’il s’agit d’une Maitresse-cuisinière. Personne dans la pièce n’aurait le toupet de défier cette autorité-là.

 

 

            Deux heures plus tard et une sorte de trêve déclarée par tous pour le meilleur de tous, ils digèrent les douceurs que Myrtille leur a concocté. Les rires et les conversations se sont croisés en une cacophonie des plus réjouissantes pour chacun. Ces moments leur procurent un sentiment de bonheur non mitigé.

Abdallah, Dani et Vige sont arrivés à une sorte d’accord tacite. Dani a insisté pour démontrer à Abdallah que Vige était de toute confiance, malgré le doute manifeste d’un Abdallah pas très rassuré. Dani, jamais pris en défaut lorsqu’il s’agit de trouver une astuce pour régler un souci, a conçu une manière un tantinet étrange d’exécuter sa solution. Il demande à Vige de se rendre. Raphaël lui a montré comment il devait faire pour cela et il s’est beaucoup entraîné avec Vige. L’immense chien a poussé un grand soupir et s’est mis en position, couché sur son dos, la gorge dénudée et les pattes repliées sur son ventre exposé et le regard soumis. Connaissant son petit maître, il gagnera du temps en accédant à sa demande. D’autre part, si c’est pour la bonne cause…

Abdallah regarde Vige s’exécuter. Il reconnait le regard du chien. Assis sur ses talons, l’immense berbère se penche sur la bête. Il reconnaît aussi l’attitude, la même que la sienne, il y a fort longtemps. Est-ce vraiment si loin que cela ? Certaines choses gravées à certains âges semblent revenir perpétuellement dans le présent comme un bandalore maudit (yo-yo). Abdallah vrille son regard dans les yeux si intelligents de la bête. Vige y perçoit : avertissement, menace de la part de l’homme. Abdallah hoche légèrement la tête vers la bête. Abdallah y perçoit : considération, respect, compréhension et soutien indéfectible. Homme et bête se comprennent, s’entendent et promettent de s’apprécier aussi vite que possible. Abdallah avale péniblement sa salive. Dani pérore en essayant d’être très convaincant. Il a caressé le ventre du chien pour bien montrer à un Abdallah sourd combien Vige est docile et sans danger. Un étrange vrombissement dans les oreilles d’Abdallah cache les bruits ambiants. Il n’est qu’yeux pour observer, mains à la conquête d’une peur viscérale qu’il désire éradiquer. Son séjour d’une heure à l’âge de sept ans dans une cage avec des chiens agressifs se rappelle à son mauvais souvenir. La bile remonte dans sa gorge. Abdallah pose sa main tremblante et décidée sur le ventre de Vige qui s’étire et se rend plus encore sur l’épais tapis d’Aubusson. La soumission de Vige est totale. La peau sous les poils un peu rêche du chien est douce et ferme. Abdallah passe doucement les doigts, tenant sous son regard le regard du chien. Il se laisse guider par son désir de bien faire, d’acquérir une nouvelle amitié, de se défaire d’un lourd fardeau de souffrances et de peurs. Il déglutit, ses sens toujours aussi engourdis.

 

-          Vous voyez, Maît’ Lalala… Vige c’est com’ qui dirait un vrai ami. Chai qu’il aime pas trop quand y doit montrer son ventre parcqu’c’est dang’reux pour lui, mais il sait qu’j’lui f’rait jamais d’tort. Main’nant, vous comprenez, Mait’ Lalala ! Vige peut pas vous dire, mais si vous avez b’soin d’lui parler, il sait très bien écouter !

 

Le bourdonnement des oreilles d’Abdallah cesse soudain avec les mots de Dani. Il perçoit le silence alentour. Chacun semble attentif à ce qui se passe. Les dames semblent fascinées, quant aux messieurs, ils ont ce petit sourire en coin qui annonce des futurs rires et remarques teintées d’amitié et de railleries amicales.

 

-          Abdallah voit. Abdallah a compris, afroukh (oisillon). Vige est dachedjiâ (courageux, brave). C’est un alhajem (un guerrier). Je respecte un alhajem.

 

Dani hoche la tête d’un air pénétré. Vige ferme un instant les yeux et soupire profondément. Le chaton aux trois prénoms s’approche de lui lentement, le pas légèrement vacillant. Les réunions des deux pattes l’épuisent. Il est temps que Vige et lui fassent un bon somme pour se remettre de tout ça. Le chaton pousse avec sa petite tête la tête de Vige. Le message est clair pour ce dernier. Avec un gros soupir plein d’espérance, il regarde son petit maître. Celui-ci le délivre enfin de son calvaire. C’est bien parce que c’est lui. La petite boule de poils se laisse encercler par les grandes pattes. Il tombe aussitôt dans le sommeil des justes. Qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.

Abdallah tapote la tête de Vige. L’entendement est là. Il déplie son grand corps et prend Dani entre ses grands bras musclés.

 

-          Afroukh… Si tu veux être totalement un alhajem, il faut manger…

 

Myrtille s’empresse de nourrir ses trois garnements. Toutes ces émotions creusent et le ventre vide n’est jamais bon.

 

 

Les conversations vont bons trains et les rires aussi. Joffrey est le plus bruyant et ne cesse de raconter des choses invraisemblables secondés par un Abdallah qui semble connaître tous les cancans de la ville. Jock sourit souvent. Raphaël commence à entrevoir comment son ami et potentiel rival est au courant des choses. Avec une telle commère, cela n’est pas difficile.

Johanna regarde sa tante. Elle pose délicatement sa tasse et sa soucoupe sur une table basse près d’elle.

 

-          Bien! Ma tante…

 

Un silence abrupt tient chacun en haleine. Les jeunes femmes semblent avoir un plan et Virgi plisse les yeux. Quelque chose lui dit que ce plan-là ne va pas lui plaire. Cependant… Peut-elle s’y soustraire ? Sans doute pas, mais elle essaiera et avec un peu de chance, elle trouvera le moyen de circonvenir le pire pour adapter la situation à sa mode.

 

-          Nous avons décidé de vous venir en aide, à toi et à Raphaël.

 

Lucas regarde ostensiblement ses pieds, Russell tire sur ses poignets d’un air pensif quant à Joffrey il a décidément un regard trop brillant. Raphaël reste vigilant. Virgi fronce un peu plus les sourcils, perplexe. Les aider en quoi ?

 

-          A cause de nous trois…

 

Johanna désigne de la main ses deux compagnes Alba et Gisela assises près d’elle.

 

-          … vous n’avez pas eu l’opportunité de préparer vos propres noces. Nous vous avons accaparées et vous avez, comme toujours, consacrer toute votre attention et votre tendresse à mener à bien notre bonheur. Il est plus que temps que nous vous rendions la pareille.

 

Virgi réprime un gémissement. C’est pire de ce qu’elle pensait. Un bref regard en coulisse lui dit assez qu’elle n’obtiendra aucune aide de son mo ruin. Asal !

 

-          Nous avons pensé que nous pourrions vous aider pour votre robe de…

-          Oh là, ma chérie ! J’ai déjà ma robe lilas qui conviendrait à…

-          Il n’en est pas question ! Enfin ma tante, cette robe est aussi vieille que Mathusalem…

-          Ou que moi !

 

Chacun y va de son exclamation et commentaire pour assurer que Virgi est de loin la plus jeune d’eux tous réuni. Dani plisse les yeux et regarde fixement tant’ Virgi. Il a beau la regarder, il voit pas qu’elle est plus jeune qu’eux tous. D’ailleurs, c’est quelque chose de possible ça ? Il devra en parler avec Vige. Il sait comme personne lui mettre les idées au clair. Raphaël a un bref sourire. Il reste en dehors de la cohorte des adulateurs, avec bonne intention, mais adulateurs tout de même. Du reste s’il connaît sa m’eudail, celle-ci ne va pas tarder à couper court à ce flot de flatteries.

 

-          Suffit! Je ne tiens nullement à faire de ce mariage une farce à la vanité des modes saisonnières ! S’il y a mariage, et je vois bien que le moment semble venu, cela se fera discrètement.

 

Chacun regarde fixement Virgi. Discrètement ? Un éclat de rire secoue le petit comité d’amis. Les rires sont si puissants que Myrtille passe la tête pour savoir de quoi il retourne. Elle jette un regard sur les divers plateaux assez dégarnies et referme la porte avec douceur. Ils ont mangés, c’est l’essentiel. Gisela est la première à se remettre de l’hilarité. Raphaël n’a pas été en reste, mais il sait qu’il ne l’emportera pas au Paradis.

 

-          Chère Virgi… Nous avons beaucoup réfléchi pour une robe qui vous siérait totalement… Bien sûr, nous ne ferons rien sans votre consentement. Nous ne désirons que vous être agréable. S’il vous plaît, je vous dois tant, Virgi…

 

Gisela n’en dit pas plus. Son état la rend plus émotive que de coutume. Joffrey la rejoint et s’agenouille près d’elle en lui prenant les mains.

 

-          Allons, ma mie… Comme Gisela l’a dit, nous serions plus qu’heureux de vous aider avec les préparatifs de la noce et vous connaissez maintenant ma dextérité en ces matières…

 

Virgi blêmit ainsi que Russell. Joffrey, ce géant de six pieds et demi et sept pouces, aux prises avec les tissus est un spectacle que personne ne pourrait oublier. Effectivement il s’y connaît, mais cela ne veut nullement dire que ses choix soient des plus judicieux. Raphaël et Lucas répriment un fou rire. Ils savent l’un et l’autre qu’ils ne sortiraient jamais vivant de la pièce s’ils s’avisaient de rire. Alba regarde Russell qui essaie de rester calme. Les préparatifs de leur noce est encore un sujet brûlant pour lui. Joffrey a un rire d’anticipation à l’idée des préparatifs à venir. Il ne sera pas dit qu’il n’aidera pas son ami Raphaël et cette extraordinaire femme qu’est Virgi. Il le lui doit et il paie toujours ses dettes. Il regarde Gisela avec passion et amour. Sa femme. Alba ouvre la carnet qu’elle a posé sur ses jupes. Elle aurait préféré porter ses culottes qu’elle a commandées pour elle, mais Russell avait été intraitable. Cette propension qu’à Alba de courir dans des vêtements inconvenants le rend fou et l’excite aussi au plus haut point. L’un et l’autre de ces états ne sont jamais appropriés, aussi il pare au plus pressé comme souvent, ce qui déroge grandement à sa nature profonde de conciliateur et de maîtrise de soi et de son entourage.

-          Virgi… Si tu me le permets, j’ai fait quelques esquisses de vêtements qui pourraient te plaire. Cela ne t’engage à rien…

 

Virgi fait une moue. Ne pas l’engager est quelque chose qui n’est pas avéré dans la situation présente. Ses amis, sa famille, les siens semblent déterminés à venir à bout de toutes ses réticences. Autant s’incliner avec grâce, même si cela ne l’empêche pas de garder son quant à soi. Dani s’est relevé prestement et s’assoit sur les genoux d’Alba. Il a contribué à dessiner les vêtements. Il sort de sous sa veste froissée une feuille tout aussi froissée.

 

-          Tant’Alba… j’ai réfléchi com’ vous avez dit… J’crois qu’c’est ça…

 

Il lisse l’épais feuillet sur les autres du carnet de dessins d’Alba. Celle-ci regarde attentivement l’esquisse et sourit amplement. Le talent de Dani est indéniable et n’ira qu’en se perfectionnant, elle le sent. Il porte en lui l’étincelle du désir de créer, de porter sous ses doigts une idée, une pensée, une image. Elle fera le nécessaire pour qu’il puisse développer ce don précieux.

 

-          Tu as tout compris, Dani ! C’est la synthèse parfaite de ce que nous voulions.

 

Gisela et Johanna regardent à leur tour la feuille froissée et lissée et poussent des exclamations enthousiastes, totalement conquises. Virgi se laisse gagner par son pire défaut, sa curiosité. Elle se penche sur l’épaule d’Alba et regarde à son tour. Elle ouvre la bouche et reste muette d’admiration.

 

-          Tudieu, Dani! C’est toi qui a fait cela ?

-          T’aimes pas, tant’ Virgi ?

-          Que du contraire ! C’est merveilleux… Tu es merveilleux, mon chéri.

 

Elle caresse la touffe emmêlée et épaisse des cheveux de Dani en un mouvement tendre et doux. P’tit Rob et Louistic regardent le dessin qu’Alba présente à chacun. Tous s’exclament, admiratif et surpris. Un sourire fier se dessine sur les lèvres de P’tit Rob. Il a vu combien son petit compère s’est appliqué. Ce qui le rend si fier, c’est que Dani a demandé son avis à chaque pas de l’élaboration de l’esquisse. Il ne l’a jamais fait avant pour quoi que ce soit, n’en faisant jamais qu’à sa tête. P’tit Rob a pu l’aider à sa façon et Louistic aussi. C’est sûr ! Tant’ Virgi va choisir ce dessin-là !

Raphaël regarde, énigmatique, le feuillet. Il n’est nullement surpris d’y découvrir un compromis entre une sorte de tunique ajusté, mettant en valeur le buste plein sans toutefois le souligner et une ample jupe faisant ressortir le plein des hanches sans les marquer. Tout le vêtement donne la sensation d’apprécier le corps de Virgi sans pour autant l’exhiber. Les couleurs chairs et rouge rehaussent encore cette sensation. Nul doute que ce vêtement fera date et sera recopié à l’infini. Discrètement ? Que nenni ! Raphaël sourit. Cette noce s’annonce sous les meilleurs auspices. Virgi croise son regard. Elle laisse un peu tomber les épaules. Jock termine sa tasse de thé. Abdallah est près de Vige. Ils restent vigilants. Abdallah sourit amplement à Virgi.

 

-          Ma’me Virgi… Zania et Jazmina seront heureuses de vous confectionner la merveille du dessin…

 

Tout le monde se tourne vers Abdallah qui couve du regard Virgi. Celle-ci blêmit à nouveau. Il ne manquait plus que cela. Comment ne pas accepter ? Les deux jeunes femmes Zania et Jazmina n’attendent qu’une occasion de rendre service à Virgi qui a eu la gentillesse, selon elles, de les instruire. Raphaël sourit. Voilà une autre dévotion qui ne fait pas les délices de Virgi. Jock échange un regard complice avec ce dernier. Il fournira le tissu. Aider aux préparatifs de cette noce ? Fi donc ! Voilà qui est vraiment des plus fair-play de sa part ! Pour un peu, il ne se reconnaîtrait plus !

 

 

Raphaël regarde Virgi. Il se doute qu’elle n’est pas ravie. Abdallah a réussi à la coincer à nouveau à sa manière… déférente. Il la regarde tourner en rond dans le petit boudoir à grandes enjambées qui font froufrouter les amples jupes en soie et taffetas d’une manière menaçante, mais aussi très sensuelle. Il sourit intérieurement. Sa m’eudail a du tempérament !

 

-          Allons… Ce n’est pas si grave, m’eudail. Abdallah te respecte…

-          Ce n’est plus du respect, c’est de la dévotion. Et tu ne sais que trop combien de tels comportements m’irritent et m’affligent ! Personne ne devrait se soumettre à une telle attitude, si… servile, si répugnante !

-          L’y as-tu obligé de quelque façon que ce soit ?

-          Jamais de la vie ! Tu me connais mieux que cela, mo ruin. Que du contraire ! J’ai demandé à Jock de parler très clairement de ce sujet à Abdallah et de lui faire part de mon malaise. Ce fut fait, mais en pure peine ! J’ai donc pris les choses en main…

 

Virgi se tait, perdue dans ses souvenirs.

 

-          M’eudail… tu m’en as dit trop ou pas assez…

-          Tu promets de ne pas rire ?

-          Je ne tiens aucune promesse que je ne suis sûr de tenir.

-          Je suppose que je ne peux en espérer plus de ta part…

-          Tu me connais assez bien, m’eudail…

-          Oui. Mais sache que mes représailles à ton égard en cas de fou rire seront des plus néfastes !

-          J’en tremble déjà, Madame!

-          Bien, puisque voilà les choses mises au point…

 

Virgi prend une forte inspiration et se lance dans son récit.

 

-          J’avais demandé à Jock une entrevue avec Abdallah. Une entrevue formelle, puisque, par ailleurs, je lui prodiguais quelques cours pour qu’il puisse parler plus légèrement l’anglais. Il est doué en langue et sa bonne volonté est flagrante. Un élève comme tout professeur en rêverait, si ce n’était pour son attitude… Jock était présent.

 

« 

-          Abdallah… Je sais que Monsieur Clouds vous a fait part de mon désir de vous voir adopter une attitude moins… servile à mon égard. Vous êtes désormais un homme libre et il n’est pas nécessaire de vous… prosterner à mes pieds… J’apprécierais de vous avoir comme ami et sachez que je vous tiens en très grande estime. »

 

Abdallah m’a très attentivement écouté. Je voyais qu’il comprenait et si ce n’était pas le cas, Jock aurait suppléé à toute carence dans la compréhension de mes paroles. Il s’est alors dirigé vers moi.

 

« 

-           Ma’me Virgi… Je suis votre esclave. Vous avez sauvé vie de moi. Ma vie est à vous. »

 

Son visage, Raphaël était si… innocent. Ce géant d’homme ne comprenait manifestement pas ce que je lui voulais. Pour lui, les choses sont claires. Je l’ai- prétendument- sauvé de la mort, il est donc mon esclave à vie. Je ne puis concevoir cela. Jock me voyant désolée de ne point arriver à lui faire entendre raison, a pris la parole. Il s’est dirigé à lui dans sa langue. Le débit était étourdissant et ressemblait presque à un duel, une joute verbale exaspérée. Puis Jock a éclaté d’un rire tonitruant. Abdallah souriait, content de lui et de son explication, sans doute. Je n’y entendais goutte, comme tu t’en doutes. J’ai donc attendu patiemment que Jock cesse d’ululer de rire pour lui poser quelques questions afin de m’éclairer sur l’objet de pareille hilarité.

 

« 

-          Puis-je savoir ce qui te provoque un si grand rire, mon ami ?

-          Oh, rien qui devrait t’inquiéter, ma mie.

-          Me voilà sur des charbons ardents ! Peux-tu m’en dire plus ?

-          Ma foi… Abdallah m’exposait son point de vue et insistait sur le fait qu’il désirait t’être redevable comme c’est dit dans sa culture.

-          Et cela te fait rire ainsi ? Je ne connaissais pas cette veine de joyeux drille chez Abdallah ! Peux-tu me dire ce que signifie « imma » et « setƫi » ? »

 

Tu sais combien j’ai de facilité à retenir les mots, y compris dans d’autres langues et j’avais eu plusieurs mois pour me familiariser un peu avec la langue d’Abdallah. Jock a pris un air impassible, alors qu’Abdallah hochait vigoureusement la tête comme si j’avais admis son point de vue. Jock, me voyant déterminée à savoir le fin mot de l’histoire, a essayé de brouiller les pistes. Il aurait dû savoir que c’est peine perdue en ce qui me concerne.

 

 

« 

-          Deux mots sans importance, ma gentille!

-          Vraiment ! Il me semble qu’il les a répétés plusieurs fois… aussi… »

 

Jock a lourdement soupiré. Il me savait prête à tout et il aurait eu raison de le croire.

 

« 

-          Imma veut dire mère et setƫi, aïeule, ancienne ou encore grand-mère.

-          Et puis-je savoir le rapport avec cette affaire ?

-          Aucun, véritablement.

-          Vraiment ? Il me semble qu’il a accolé mon patronyme à ces deux mots, mais il se peut que j’ai mal entendu… »

 

Jock a lourdement soupiré en levant les yeux au ciel, comme pour trouver l’inspiration ou je ne sais trop quoi. Tu te doutes qu’un homme comme Jock n’a point de difficulté à se sortir de quelle que situation que ce soit.

 

« 

-          C’est une sorte de… d’adage, si je puis dire… Il te considère comme la mère, la représentation de la mère, mais tu es symboliquement comme une aïeule, car tu as le pouvoir de protéger la vie. »

 

Je n’ai rien pu dire. Jock a demandé à Abdallah d’apporter du thé, puisque le leur s’était refroidi. Il a su s’amender par la suite. Comme tu as pu le constater, cette discussion n’a en rien changé l’attitude d’Abdallah à mon égard.

 

Raphaël regarde ostensiblement ses mains fortement serrées l’une contre l’autre. Il ne fait aucun commentaire. Virgi le regarde fixement. N’a-t-il pas le souffle court et agité ? Dans cette semi-pénombre, elle ne distingue pas très bien et les vêtements sombres de Raphaël n’aident en rien. Cependant…

 

-          Mais… TU ris ! Tu m’avais promis de…

 

Raphaël ainsi découvert ne se tient plus de joie. Son rire se répercute dans l’habitacle comme le tonnerre. Le cocher et son aide sursautent à peine. Ils ont fini par en prendre une certaine habitude et ils en sont ravis. Leur maitre n’a que trop longtemps tiré grise mine. Quelques piétons regardent la berline les croiser en s’étonnant d’entendre un tel son si inusité dans les rues de la capitale.

 

-          Il t’a traité de… vieillarde et de mère…

-          Raphaël, si tu ne t’arrêtes pas, tu vas très vite comprendre ta douleur …

 

Raphaël s’essuie les yeux tout en continuant à rire en sourdine. Les mots « mère et ancienne » reviennent souvent dans sa bouche, ce qui rembrunie d’autant plus Virgi. Le calme revient peu à peu.

 

-          Il n’a pas tort…

-          OH!

 

Virgi se jette sur Raphaël, toutes griffes dehors. Il la prend contre lui, n’attendant que cela. Sans lui laisser le temps d’émettre un son, il ceint sa bouche à la sienne, l’investissant totalement. Il enserre sa femme dans une étreinte de plus en plus puissante. La magie de leur amour annihile tout, ne laissant place qu’à leur désir jamais désavoué. Le reste… peut attendre aux calendes grecques.

 

 

 

9.

 

            La fête finie, ils sont repartis dans les demeures qu’ils possèdent à Londres. Le voyage jusqu’à Lambstombe serait trop long et la journée a été riche en évènements. Alba et Russell ont eu l’amabilité de prendre avec eux le trio. Au départ, P’tit Rob et Louistic resteraient chez Joffrey, mais les deux compères ne veulent pas laisser leur petit Dani seul. La méfiance reste encore un des liens les plus puissants entre eux. Chacun des « tantes et oncles » du trio a fait un pacte d’effacer ce lien-là pour le remplacer par un beaucoup plus solide, la confiance. Virginie est affalée dans une méridienne large et longue, faîte à mesure. Elle soupire profondément. Tout cela promet des lendemains épuisants ! Elle entend un étrange son provenant du coin où se tient Raphaël. Elle aurait dû s’en douter ! Le faquin trouve tout ceci du plus haut comique ! Le rire léger et bas prend de l’ampleur jusqu’à éclater franchement. Virginie sent la rage l’envahir. Elle se relève prestement pour quitter la pièce, mais elle ne fait pas trois pas que Raphaël se met en travers de son chemin. Maudites jupes !

 

-          Ôtes-toi de mon chemin, asal !

-          Allons, m’eudail… Ne vois-tu pas combien tout ceci est drôle ?

-          Oh oui ! Follement ! Hors de ma vue, amaideach asal (imbécile de bourrique) !

 

Raphaël éclate de rire en l’enlevant dans ses bras et se dirigeant rapidement vers la porte.

 

-          Raphaël? Que fais-tu? Descends-moi immédiatement, ignare pustulant !

-          Je t’enlève, m’eudail ! Oh ! Air do shocair ! (du calme, tout doux!)

-          Jamais! Lache-moi, asal ou je…

 

Raphaël rit toujours alors que Virginie essaie de se dépêtrer de ses jupes volumineuses et des bras noueux et musclés de son amour. Elle continue à vitupérer et à le traiter de toutes sortes de noms d’oiseaux, mezzo voce, auxquels répondent les éclats de rire tonitruants de Raphaël. Ils sont au pied de l’escalier et si occupés à leur petite affaire qu’ils ne voient pas Myrtille.

 

-          Ah! Je vois que vous allez aussi vous coucher ! C’est une bonne chose, rien de tel que le thé et le sommeil pour se remettre d’appoint. Je suis moi-même fourbue, mais j’ai cuisiné assez de sucreries et de douceurs pour les familles des trois garnements qui viendront demain.

 

Virginie a cessé net son trépignement, même si elle continue à gigoter faiblement en soufflant entre ses dents « lache-moi immédiatement, asal ! » Le rire de Raphaël roule dans sa gorge en un grondement étouffé qui rend d’autant plus furieuse Virginie.

 

-          Allez, passez d’vant M’sieur Raphaël… J’ai plus les jambes de vingt ans, pour sûr et il me faut un peu plus de temps pour arriver aux hauts des marches.

-          Merci, Myrtille. Et merci encore pour vos bons soins. Tout était parfait et exquis.

-          Pensez-vous ! Rien que du normal… Allez, allez !

 

Raphaël monte les marches diligemment, alors que Virginie mâchouille quelques mots de remerciements à une Myrtille qui reste impassible, quoi que la lueur au fond de ses yeux ne trompent personne. Virgi s’agrippe à son mo ruin lorsque le ballotement augmente. Il ne faudrait pas qu’ils tombent au bas des marches. Sacripant de saperlipopette ! Cet homme est le diable en personne ! Myrtille regarde le couple monter. Elle fait un clin d’œil appuyé à sa maîtresse et amie qui arbore un écarlate éclatant.  Ah, cette jeunesse !

 

-          Lache-moi, mo ruin. Je pèse trop lourd.

-          Que nenni, m’eudail ! Du reste, comme dit Myrtille, les jambes n’ont plus vingt ans et toi qui me sérine constamment ton âge avancé…

-          Oh ! Mauvais asal, amaideach goujat !

-          Tes compliments me montent à la tête, mo chridle !

 

Raphaël étouffe un fou rire. La nuit promet des délices qu’il se fait fort de rendre délectable. Lorsqu’ils arrivent dans la chambre à coucher, Virgi ne songe plus à ce traitement scandaleux, décidant de mettre au supplice son aimé avec toute sa fougue de femme amoureuse. La nuit complice protège leurs plaisirs jusqu’aux pâles lueurs de l’aube.

 

 

            Depuis deux jours, les allées et venues entre la demeure de Virginie et la librairie se sont multipliés, au point de monter l’irritation de cette dernière à une hauteur vertigineuse. Joffrey s’est autoproclamé Maître d’œuvres et n’a de cesse de claironner son savoir et ses conseils à tout va aux amies et conseillères de Virgi. Aucune aide probante n’a été appréciée de la part de ces lords, trop heureux de rester en dehors de pareilles tornades. Ils laissent leurs douces moitiés s’occuper diligemment de ce mariage. Virginie a émis un souhait très précis quant à celui-ci : qu’il soit discret et rapide ! Pour la discrétion, le mariage aura lieu dans la modeste chapelle de sa demeure dans le Berkshire. C’est là son unique concession à la mémoire de celui qui fut son époux, mais plus encore une part essentielle d’elle-même. Elle a le sentiment ainsi de lui rendre un hommage et aussi de lui quémander une sorte d’aval. Raphaël n’a pas émis d’objection. Il a pensé alors qu’il n’avait pas à être convaincu, cette requête allait de soi. Sa mo ruin a besoin de cela pour se sentir bien, le moins qu’il puisse faire c’est de la laisser faire à sa guise. Pour ce qui est de la rapidité, Raphaël se doute que ce ne sera pas possible.

            N’ayant que peu à faire, leur joyeuse troupe se trouve assez oisive. Joffrey, qui se sent décidemment en veine, a insisté pour s’occuper de leur voyage de noces. Virginie en eut la mâchoire qui lui en tombait littéralement, alors que Raphaël hurlait de rire. Comme si cela ne suffisait pas, ses amies et familiers ont fait chorus à cette suggestion en décidant de s’y adjoindre. Pour compléter le tableau, ses amies décrètent que Virginie a besoin d’une garde-robe particulière. Raphaël a sifflé entre ses dents : « Espérons qu’elles s’y connaissent en tartan ! Ce serait pitié d’arborer des couleurs qui ne sont pas de mon clan. » C’est ainsi que Virginie sut qu’ils partaient en Ecosse pour leur voyage de noce. L’idée l’a tout de suite charmé. Elle a tant lu sur la belle Alba, ses coutumes, ses rites et aussi sur cette langue. Comme de bien entendu, elle imagine bien que le voyage ne sera pas de tout repos. Elle se doute qu’il y aura quelques surprises et pas des moindres. Elle soupire encore. Il vaut mieux laisser faire. Elle remettra les choses en bonne place en temps voulu.

            Ce matin, Crispin arrive à la librairie. Il salue avec amitié Virginie qui lui semble bien lasse, même si elle sait admirablement donner le change. Il donne l’accolade à son frère qui se détourne très vite, reprenant là où Crispin l’a interrompu. Crispin constate avec amusement combien son frère jumeau Joffrey peut se montrer diablement efficace et bruyant. Il prend place dans un siège qui craque sous son poids. Il croise élégamment ses longues jambes tout en observant Virginie qui sait si habilement écourté la visite intempestive de Joffrey, d’autant que celui-ci désire seulement son avis sur des gants. Virginie a horreur des gants, mais la bienséance passe outre ses sentiments. Elle se rend à ce dernier argument, contrainte et forcée, mais en y mettant quelques prérogatives personnelles. Il est de notoriété publique que Lady Dobson n’accède à faire les choses que si elle peut quelque peu les circonvenir et les ajuster à son bon vouloir. Cela est autant apprécié que vilipendé, mais toujours à la pointe des commérages. Joffrey finit par avoir l’avis excédé de Virginie et enfin satisfait prend congé de son frère et de son amie avec la même fougue que d’habitude.

            Virginie soupire profondément en s’affalant sur un siège près de celui de Crispin. Dans ce mariage qui s’annonce plus mouvementé qu’elle ne le désire, une seule chose a un pouvoir extraordinaire et fascinant sur elle  : sa robe de mariée. Cette fabuleuse chose issue de l’imagination fertile d’Alba et de l’ingéniosité picturale de Dani, a le don de la rendre heureuse. Cela amène un sourire tendre à ses lèvres. Elle n’aurait pu rêver meilleure vêture.

Crispin sourit en la regardant dériver au gré de ses pensées. Cette femme lui plaît, en tout bien, tout honneur. Il est content de la connaître et de faire de son ami Raphaël un homme heureux. Ils sont là depuis vingt minutes, assis l’un en face de l’autre autour d’une petite table qu’elle a garni de douceurs et d’un thé savoureux et odorant avant la venue épuisante de Joffrey. Elle est partie chercher une autre tasse et depuis ils n’ont plus rien dit. Leur quiétude et ce silence ne les dérangent nullement, il les lie d’une complicité sereine et bienvenue. Elle relève la tête et regarde son ami Crispin. Sa seule présence auprès d’elle a le pouvoir de la rasséréner. Ce qui ne laisse de la surprendre lorsqu’elle le compare à son jumeau Joffrey. Elle repose sa tasse sur la sous-tasse et celle-ci sur la table basse.

 

-          Je suis heureuse de vous voir, Crispin…

-          Je puis dire la même chose, chère Virginie. J’ai tardé quelque peu à venir vous voir. Certaines affaires m’ont retenu assez loin de Londres. A mon retour de curieux bruits me sont parvenus à votre sujet et… me voilà, heureux de voir que ce n’était que cela, des bruits.

-          Des bruits à mon sujet ? Voilà qui est curieux…

-          Voilà des mots trop benoîts pour vous, très chère amie. Vous êtes quelqu’un qui fait parler d’elle. Un des sujets de prédilection des Saisons. De fait, vous faites intrinsèquement partie de toutes les Saisons…

-          Je pourrais m’horrifier de ce que vous me dîtes, Crispin, si je n’avais pas pleine conscience de cette réalité! Hélas, qui puis-je ?

-          Oh ! Vous êtes délicieuse, ma mie ! Je pense que tout cela vous plaît et écarte habilement le regard indiscret et malveillant des aspects de votre vie qui vous tiennent vraiment à cœur. J’aime vous compter parmi mes amies plutôt que parmi mes ennemies…

 

Virginie le salue d’une brève inclinaison du buste généreux. L’homme est fin et intelligent, ce qu’elle a toujours su depuis qu’elle le connaît.

 

-          Des bruits, me disiez-vous? Autant me mettre dans la confidence. Je n’aimerais pas passer outre ce genre de connaissances.

-          Vous avez raison. On ne saurait trop en savoir. Voilà donc, dans le désordre, certains de ces bruits qui me sont parvenus : vous auriez été victime d’un possible rapt pour être menée dans une contrée sauvage et inhospitalière; vous seriez actuellement en pleine fuite éperdue vers les Amériques ; vous seriez rentrée dans les ordres, mais personne ne peut  spécifié de quel ordre il s’agit; et enfin, vous souffririez d’une sorte d’oubli de votre esprit qui vous fait vaguer tel un spectre, dans des habits qui laissent peu de place à l’imagination.

-          Cela en laisse sûrement beaucoup à d’autres, puisque vous me narrez la version expurgée de ces bruits.

-          Vous supposez bien ! J’ai eu droit, pour ma part, à tous les détails venant d’une personne très au fait des bruits qui courent.

-          Laissez-moi deviner… Abdallah ?

-          Oui ! Je suis sidérée, Madame, par votre perspicacité.

-          Nullement, cher ami. Je connais trop Abdallah et son plaisir de divulguer des commérages… Je n’ose dire qu’il en crée lui-même…

-          Osez, chère Virgi… Abdallah sait admirablement brouiller les pistes.

-          Mm ! Voilà qui est intéressant et que je n’aurais garde d’oublier.

-          J’imagine bien…

 

Le sourire en coin en dit assez sur ce qu’il sait de toute cette affaire et de toutes les autres. Le temps passe agréablement. La chaleur caniculaire de la journée tient à l’écart de potentiels acheteurs. Cela convient parfaitement à Virginie. L’entourage des livres lui apportent une certaine sérénité. Elle essayera de la maintenir. Ils ont devisé sur leurs amis communs. Crispin a parlé de sa quête de Noah Kersington et de sa frustration et détermination. Virginie entend bien la situation et elle n’en admire que plus Crispin. Elle entend ce qu’il ne dit pas et Crispin se sait compris. C’est là-dessus qu’il comptait, sans le comprendre jusqu’à maintenant.

            Crispin prend congé. Il est temps de diligenter quelques affaires d’importance. Raphaël a sollicité son aide dans une affaire précise et il se doit de la lui octroyer au plus vite. Quelques minutes plus tard, Virgi se retrouve dans la petite alcôve. Il lui reste une heure pour se préparer. Cela sera largement suffisant. Elle en a diablement besoin !

 

 

            Raphaël a pu se libérer de ses obligations plus tôt. Depuis quelques semaines, ses talents particuliers d’investigateur et de conciliateur ont été très sollicités. Il ne s’en plaint nullement. La cause qu’il défend depuis de très nombreuses années peut porter leurs fruits dans des échéances plus ou moins brèves. Il y compte. Les efforts déployés ne le sont pas en vain. Il le sent en lui depuis le début de sa participation dans cette cause.

            Il arrive près de la librairie dans Bond Street. Il est heureux de faire une surprise à sa m’eudail. Ces derniers jours ont été mouvementés et cela ne risque pas de se calmer. Il ne sait si s’en réjouir ou maudire le tout par les cercles de l’Enfer ! Il presse le pas, mais s’arrête presqu’aussitôt. Instinctivement il se renfonce dans une entrée où il a pleine vue sur son objectif tout en restant occulté. Des années de pratique lui assurent cette sorte d’anonymat à la perfection. Un homme vient de sortir de la librairie et referme soigneusement la porte. Virgi en tenue masculine. Le déguisement est frappant de ressemblance et même un regard scrutateur pourrait se laisser tromper. Pas lui ! Il la connaît trop bien et sous toutes les coutures. Un attelage anodin s’arrête devant elle. Il reconnait un de ces véhicules appartenant à une famille avec laquelle Clouds est en affaire. Une rencontre secrète avec Jock Clouds ? Si c’est le cas il devra lui en répondre à l’aube, au champ d’honneur. Il est prêt à laisser le bénéfice du doute s’associer dans cette trouble histoire. Il suivra l’attelage autant qu’il le pourra et discrètement. Une fin de journée plus fraîche a remis Londres dans son infernale ronde de promeneurs  dans leur attelage et sur leur monture. Ce trafic incessant est des plus propices pour son dessein.

De coin de rue en coin de rue, de recoin de portail à pas de porte, de groupes de promeneurs à autres lieux où il peut s’occulter, Raphaël n’a pas de peine à suivre l’attelage. Il se garde d’avoir un comportement étrange. Il sait que Clouds n’engage que des personnes qui savent ce qu’ils font. Le parcours de cet attelage n’est pas un parcours de villégiature, mais a un but précis et discret. Raphaël essaie de voir où se rend l’attelage. Il commence à se faire une petite idée et tout indique qu’il est sur la bonne voie, d’autant que le véhicule s’est borné à faire plusieurs pâtés de maisons pour revenir dans Bond Street, concrètement au numéro treize, au Gentleman’s Jackson’s Emporium, autrement dit le club privilégié pour les nobles et moins nobles – gentlemen et bourgeois - qui y vont pour perfectionner ou apprendre comment devenir un fin bretteur et un fin combattant. Les techniques de joute en diverses disciplines en font un lieu très apprécié et très concouru. Par chance, il a ses entrées, même s’il n’est pas « noble » ou assez gentleman selon les critères en vigueur. Clouds doit avoir les mêmes carences de qualités pour avoir les faveurs d’un tel lieu select, cependant il y entre. Il ne s’étonne point. Clouds est un finaud. Raphaël en sait beaucoup sur le bonhomme, assez pour sa propre tranquillité d’esprit. Force lui est de reconnaître qu’il admire Clouds et qu’il le considère comme une personne de grande valeur.

Il laisse passer quelques minutes, afin de ne pas se faire repérer dans le cas où son manège ne serait pas passé aussi inaperçu qu’il le pense, puis entre dans le célèbre club. Il n’a pas besoin de se présenter, manifestement il n’est pas un inconnu. Il connait admirablement les lieux. Il a même été souvent un opposant valable dans certains matchs de boxe. Sa technique n’est pas des plus orthodoxes, mais ses adversaires dans ce combat n’ont pu que le déplorer intérieurement dans un premier temps, dû à leur état hors combat et, en deuxième temps, plus audiblement auprès d’amis proches. Il sourit, matois. Cela reste de bons souvenirs, ainsi que la fois où il a subi une belle dérouillée. Les aléas de ces sortes de combats ! Il s’informe discrètement de l’endroit où pourrait bien se rendre sa m’eudail. Il explore mentalement chaque pièce et autres lieux de la bâtisse et finit par arriver au lieu présumé. Le couloir qui mène à cette pièce d’entrainement un peu à l’écart est vide, il gage, volontairement. Il pose son oreille à l’ouïe très fine sur le battant, se tenant sur ses gardes, le corps en partie tourné vers le couloir. Ne jamais être de dos quand les lieux ne sont pas sûrs ! Ne rien donner à l’ennemi ! Leur devise à Arapiles. Il entend une voix d’homme s’élever, rauque et profonde. Clouds ! Un bon point pour lui !

 

-          Non! Positionne-toi autrement… Là, plus écarté, tu dois sentir le mouvement. Tu sens quand je te mets dans cette position comme cela devient plus fluide, plus plaisant ? Bien ! Mets tes bras comme cela et…

 

Bugh tón ! (noir cul) Le mots jaillissent de lui, furieux. Et s’il se trompait ? Il presse la poignée et pousse violemment le battant de la porte qui frappe le mur. Deux visages surpris se tournent vers lui. Jock est adossé au mur, les chevilles et les bras croisés, nonchalant et puissant. Virgi, la veste tombée et les manches retroussées de l’ample chemise blanche en coton écru, se tient les jambes écartées, les genoux pliés. Elles portent des gants qui paraissent totalement incongrus sur elle. Ses petites mains soignées doivent flotter en eux.

 

-          Raphaël?

-          Thomas! Je vous en prie, joignez-vous à nous ! Plus il y a de fou, plus on rit !

 

Raphaël reprend contenance après quelques moments de flottement embarrassants en constatant sa méprise.

 

-          Y a-t-il un problème, Raphaël ? Les enfants, l’un des nôtres ?

 

Virginie s’approche de Raphaël, l’inquiétude voilant ses traits.

 

-          Non. Rien de tel, m’eudail, ne t’inquiète pas…

-          Mais alors… Que fais-tu ici ? N’étais-tu pas censé rentrer fort tard d’après ce que tu m’as dit hier ?

-          Je voulais te faire une surprise, c’est moi qui l’ai eu en arrivant à la librairie…

-          Oh ! Tu aurais dû me faire signe…

 

Jock pousse un ricanement fort peu élégant. Non, Raphaël ne pouvait pas lui faire signe ! Il a parfaitement compris la position de son ex-rival. Clouds lui grimace un rictus apparemment aimable auquel répond un regard noir acéré de Raphaël.

 

-          Tu…

-          Bien! Je ne voudrais pas couper court à cet agréable échange de civilités, mais, ma belle, cette pièce nous a été prêtée aimablement pour deux heures seulement et j’ai cru comprendre que tu désirais te défaire de… quelques tensions indésirables, dirons-nous.

-          Quelles tensions indésirables ?

 

Raphaël reporte son regard très clair sur sa femme. Elle pousse un bref soupir qui met en évidence que son buste est bien plus plein que celui d’un homme, puis lui sourit d’un air conciliant.

 

-          Je me sens un peu tendue et Jock a une technique infaillible pour me détendre. J’ai un peu perdu la main dans cette discipline, mais je vais la reprendre.

 

Jock lui grimace un sourire goguenard. L’homme a un sens de l’humour qu’il trouve décidemment détestable.

 

-          Oui. Nous avons commencé des leçons de pugilat à notre rencontre…

 

L’explication de Jock est subtile. Ces leçons ont commencé lorsque Raphaël a eu la bêtise de s’éloigner de l’amour de sa vie. Il ne commettra plus pareille erreur. Jock vient de lui signifier qu’il n’a pas intérêt à la commettre à nouveau. Il salue mentalement l’avertissement et penche légèrement la tête vers lui. L’entente se fait entre les deux hommes.

 

-          Continuons, ma jolie! Les aiguilles tournent.

-          Oui.

 

Durant une heure les deux hommes vont s’escrimer à lui enseigner les rudiments du pugilat qu’elle ne se souvient plus avoir un jour connu. Il est vrai qu’alors, Jock introduisait dans ses leçons des éléments forts peu guerriers. Ou alors, les jeux d’amour sont également des joutes. L’un dans l’autre, elle se rend compte maintenant que ce que Jock lui a enseigné comportait certaines lacunes que Raphaël est bien déterminé à combler. Elle sent ses bras et ses jambes devenir aussi lourds que le sac qu’elle s’ingénie à frapper avec un succès des plus relatifs. Cependant, les deux hommes n’économisent point leurs encouragements et leurs compliments. Une autre sorte de joute semble les rapprocher et les diviser constamment. Ce combat-là est éprouvant pour Virginie, mais que peut-elle y faire ?

 

-          Pouce, gentlemen! J’ai l’impression que mes membres sont sur le point de lâcher mon corps pour partir se reposer ailleurs !

 

Les deux hommes sont en bras de chemises, celles-ci adhérant à leur formidable torse. Bien que de complexion différente et d’âge différent, ils ont tous deux un torse musclé et impressionnant. Chez Jock, cela est plus visible à première vue que chez Raphaël, de par sa prédilection de porter des vêtements passe-partout. Sa sobriété est rarement prise en défaut et sa mise semble toujours des plus parfaite. Son besoin de maîtrise en est la cause.

 

            L’’heure suivante, après quelques poses bien méritées, voient les mouvements de Virginie s’assouplir et acquérir une vraie technique à défaut d’une vraie habileté. Les efforts sont éloquents pour Virginie qui se sent à la fois fourbue et détendue. Elle donne la bienvenue à ces deux sensations. Jock est allé chercher une petite collation qui clôture merveilleusement une situation qui aurait pu mal se finir.

 

-          Je ne savais que t’offrir pour te remercier d’être toi et d’être dans ma vie, m’eudail… Je le sais maintenant.

-          Je ne vois pas de quoi tu parles…

-          De ceci ! Je ferai aménager une salle, afin que tu puisses t’ébattre à l’envi.

-          Oh, Monsieur est trop bon !

-          N’est-ce pas !

-          Je te conseille de ne pas continuer sur ce ton, je pourrais t’en démontrer, asal !

 

Raphaël rit bas. Elle en serait bien capable, sa bean (épouse) !

 

            Ils sont revenus dans le même attelage. Le trajet risque d’être plus long jusqu’à Chelsea, mais ils n’y voient pas d’inconvénient majeur. Les rideaux dûment tirés, ils n’ont eu que le temps de défaire quelques boutons et autres liens pour se prendre, étouffant leurs gémissements de plaisirs sous des baisers voraces et affamés. Leurs mains écartent les tissus à la recherche de leurs peaux enfiévrées. Ni les sons alentours au dehors, ni les sons de l’attelage à l’intérieur ne les atteignent, perdus dans leur monde de jouissance, ils ne sont attentifs qu’aux sons de leurs propres désirs. Sitôt qu’un assouvissement de leurs sens laisse la place à la quiétude, un regard suffit à les remettre en selle de plus belle. Leurs mains ne savent où se perdre sur leurs membres et leurs sens pour mieux retrouver leur plaisir. Lorsqu’ils entrent dans la maison de Virginie, ils ont piètre mine, mais il fait sombre et les enfants sont absents. Une chance pour eux. Leurs mises est la preuve irréfutable que Raphaël n’est pas toujours parfaitement bien habillé.

 

 

La journée pour Virgi a commencé de manière étrange et a continué de même. Cependant, cela ne peut la décontenancer bien longtemps. L’imprévisible et l’insolite forment part de son existence depuis bien longtemps ! Virginie pose sa tasse sur la sous-tasse, puis délicatement sur la table de marqueterie placée près d’elle.

 

-          Je vous croyais déjà voguant vers les mers de Chine, Monsieur…

-          Ira… Si cela vous agrée…

-          Soit…

-          Pas encore, je partirai deux jours après vos noces…

-          Votre départ n’a rien à voir avec nos noces ?

-          Si fait, Lady Virginie…

-          Virgi…

-          Soit… Non et oui. Je désirais assister à ces noces. Raphaël est un homme heureux…

-          Je l’espère.

-          Affirmez-le, Virgi et cela est de votre fait…

-          Vous le connaissez bien?

-          Pas autant que cela nous a été loisible… Les affaires nous ont accaparés à des moments différents de nos existences. Je lui voue cependant un grand respect et une amitié indéfectible…  Je le considère un peu comme un frère et je pense que la réciproque est vraie…

-          Je m’en réjouie.

 

Un silence étrange flotte entre eux, pleine d’attente,  celle d’Ira et…

 

-          Je voulais également solliciter votre appui, Virginie…

-          Mon appui?

-          Oui. J’ai pour Lady Sofiana une grande tendresse et j’aimerais qu’elle puisse compter sur vous durant mon absence. Elle peut se défendre seule, mais je crois qu’elle serait plus heureuse si vous pouviez être près d’elle…

-          Pourquoi ne pas être vous-même près d’elle ?

-          C’est une bonne question…

-          A laquelle vous ne répondrez pas, si je ne m’abuse…

Ira a un éclatant sourire qui fascine littéralement Virgi. Elle est si distraite qu’elle n’entend pas le faible son sur le battant de la porte, ni l’ouverture de celle-ci. Dani entre dans la pièce suivi par Vige. Ira s’est tourné vers l’étrange couple. Vige se place près de son petit maître qui le dépasse pour s’approcher lentement d’Ira. Il reste debout devant lui, la bouche ouverte. Virginie sourit. Elle connaît bien son Dani.

 

-          Dani… Puis-je te présenter Monsieur Ira North Island ?

-          Vous êtes un ange, M’sieur ?

 

Ira ouvre la bouche, manifestement surpris par le regard émerveillé du petit bonhomme.

 

-          Je ne crois pas l’être…

-          J’crois qu’oui, M’sieur… Vous zavez la têt’ et l’sourir’ et c’est com’ les anges…

 

Vige s’aplatit par terre. Son petit maître va encore s’attirer des ennuis ! Virginie prend sa sous-tasse pour occulter un début de rire.

 

-          D’ailleurs avec Tant’ Alba on en a vu plein dans la grande maison avec tous les tableaux à Londres…

 

Virginie souffle à un Ira de plus en plus décontenancé : «  Tate Gallery ». Ira hoche la tête, ne sachant pas trop à quoi il acquiesce.

 

-          Mais vous zêtes plus beaux qu’les anges qu’on a vus… J’peux vous dessiner, M’sieur?

-          Eh bien…

-          Vous pouvez d’mander à Tant’ Vir et à Vige - même que Vige y dit pas grand chos’, mais on peut compter sur sa parole - que chai bien mettre des lignes sur une page pour faire la tête de quelqu’un com’ la personne elle est en vrai quand on la r’gard’…

-          Et bien…

-          Laissez-vous tenter, Monsieur North… Vous ne le regretterez point…

-          Soit… si cela peut vous agréer ainsi qu’à Dani…

 

Dani regarde encore le visage d’Ira, puis ouvre la sorte de gibecière qu’il porte contre son petit torse. Il sort un carnet, quelques crayons et aussi plusieurs gommes. Il se laisse tomber souplement aux pieds d’Ira. Vige soupire. C’est confirmé, ça va encore finir bizarrement. Ira ne sait que faire avec cet étrange enfant assis à ses pieds.

 

-          Un peu de thé, Monsieur North ?

-          Volontiers…

-          Pour votre requête, cela va de soi. Je ferai le nécessaire. Comment est la Chine ?

 

Ira narre doucement avec une sorte de délectation tout ce qui l’attire dans cet immense pays, ce qu’il y a vécu. Le temps passe. De temps en temps, Dani place un commentaire qui ébaubi Ira et fait longuement soupirer Vige. Deux heures se passent ainsi, agréablement. Myrtille est venue renouveler les assiettes de douceurs et pousser quelques borborygmes en contemplant l’avancée du dessin et le modèle. Ces sons inarticulés et sans aucune indication utile plongent Ira dans une certaine confusion et gêne. Dani se relève. Il tient le carnet contre lui. Le silence est assourdissant. Ira n’a jamais craint un ennemi, aussi cruel et féroce eut il été, mais ce petit garçon, si frêle, avec ce visage si innocent le terrorise presque. Il tend le carnet à Ira comme une offrande. Ira le prend ne perdant pas de vue le regard plein d’attente et d’espoir du garçonnet. Ira penche la tête en manière de remerciement et lui sourit amplement. Dani le contemple avec vénération.

 

-          C’est just’ com’ vous, mais c’est pas vraiment vous…

 

Ira regarde le croquis. Il ne savait pas à quoi s’attendre, mais il en est tout simplement époustouflé. La précision du tracé, la capacité de transcender ce qu’il a sous les yeux, la puissance de l’ensemble, la netteté de chaque trait trahissent un talent hors du commun qui confinera un jour au génie simple et pur. Ira regarde le petit bonhomme si frêle, si innocent. Il lui sourit en le regardant bien en face. Dani pousse un soupir et lui sourit en retour. Ira tend le bras et soulève le garçonnet pour le placer dans son giron. Il sait qu’il protègera toujours Dani, un tel être doit être mis à l’abri de ce monde imparfait et de ses turpitudes. Il échange par-dessus le petit crâne de Dani un regard entendu avec Virgi.

 

-          Pourrais-tu m’en montrer plus, Dani, je suis émerveillé…

 

Dani s’empresse d’ouvrir le carnet. Sa petite voix haut perchée s’excite à mesure qu’i explique chacune de ses œuvres. Virgi comprend mieux ce qui donne le surnom d’Ira. Personne ne peut rester indifférent à cet homme. Vige soupire longuement, tournant ses grands yeux en tous sens. Ça va mal finir !

 

 

 

 

10.

Les noces ont eu lieu. Le mariage discret tant désiré par Virginie s'est converti en un des moments clef de la Saison. Londres bruisse de mille et un commentaires, remarques et autres billevesées du cru. Une centaine de personnes ont assistés à la messe. Raphaël avait fait le nécessaire pour que la cérémonie se célèbre dans une église qui arbore l'humilité et la discrétion plutôt qu'une tournée vers l'ostentatoire. Devant l'officiant, Raphaël lui a soufflé doucement à l'oreille: «Gretna Green». Il n’avait pas fallu plus à Virgi pour comprendre l'allusion. En se voyant dans cette modeste église avec cette foule aux regards avides, elle aurait presque préféré être en Ecosse.          

Ses noces avec Nathaniel ont eu lieu là-bas, dans ces vertes contrées et ce lieu mythique, au grand dam de leurs parents. Pour essayer d'endiguer l'épouvantable scandale qu'ils avaient provoqué d'un commun accord, les parents s'étaient alliés et avaient préparé une somptueuse fête comptant quelques deux cent septante-sept personnes d'après le vieil homme qui faisait office de majordome, mais que Virginie considérait plus comme un grand-père, à la totale déconvenue de ses nombreuses nurses. Ce cher Warton. La grande demeure dans le Berkshire fut la scène de cette fête dont certains villageois parlent encore. Le tout Londres s'y pressa afin d'observer de plus près le couple défrayant toutes les chroniques des dernières années. Leurs parents se sentirent en sécurité les premières heures de la fête, mais Nathaniel réussit le prodige d’annihiler en quelques minutes tant d'efforts savamment orchestrés. En plein milieu d'une pause des musiciens, il l'avait prise entre ses bras robustes en déclarant à haute et intelligible voix dans la salle d'apparat bondée:

 

«Ma femme et moi avons une urgence, mais continuez sans nous, les festivités vous sont gracieusement offertes!»

 

Dans les bras de son aimé, ils avaient fendu une foule qui s'écartaient comme la mer morte, sans un mot. Le silence assourdissant rendait la chose plus ostentatoire si possible. Il est vrai qu'un bateleur n'aurait pas mieux fait! Pour ne pas ajouter au calvaire de leurs parents, Virgi n'avait pas regimbé, ni émis un quelconque son. Elle avait pris une souveraine pause dégagée, comme si tout cela allait de soi. Cela ne trompait nullement ce diable d'homme et son épouvantable sens de l'inconvenance. Les rumeurs furent à la hauteur de cet insensé acte, une marée de commentaires qui durèrent des mois entiers. Leurs parents décidèrent de quitter ce navire qui prenait une eau nauséabonde de partout et d'entreprendre un périple en Italie. Les rumeurs furent remplacées par d'autres, mais certains se souviennent encore de cette époque-là.

Virginie a un sourire secret en se remémorant ces moments d'un passé déjà si lointain. Elle boit une petite gorgée du liquide pétillant tout en observant les groupes des personnes dont bonne part sont composés d'amis et de familiers disséminés parmi les septante invités qui circulent dans la propriété de Johanna et de Lucas à Lambstombe. Elle lance une muette prière à Nathaniel, là où il se trouve si tant est qu'il soit encore quelque part.

 

«J'espère, mon éternel amour, que tu comprends mon choix. Je t'aimerai toujours, mais la vie m'a envoyé Raphaël et une seconde opportunité d'aimer et d'être heureuse. Je l'aime avec autant de force et de cœur que je le fis pour toi, vivant... Que Dieu te garde, mon doux amour...»

 

Une petite fille s'est plantée devant elle et lui offre un lys. C'est une fleur que Nathaniel lui avait offert à Gretna Green. Signe de l'au-delà ou geste aimant de son mo ruin ? Le visage lisse de Raphaël lui en dit bien assez. C'est aussi pour cela qu'elle l'aime, il sait si bien la deviner, anticiper ses émotions, ses sentiments, ses gestes et actions. M'eudail. Raphaël aux yeux verts. Il lève sa coupe en un muet hommage. Diable d'homme !

 

Raphaël écoute d'une oreille distraite les propos que tiennent ses amis. Il sait que les mots prononcés restent gravés en lui à son insu, une rare faculté qui lui sert depuis toujours et qui l'arrange bien. Il désire être près de sa mo chridhle. Elle lui manque. Un mot pourtant le sort de sa rêverie. Noblesse. Chacun sourit amplement et affectueusement à Raphaël alors que Lucas le raille ouvertement. L’occasion est par trop irrésistible de le faire, tant Raphaël sait être un peu moins que parfait en tout.

 

-          N’avais-tu pas juré tes grands Dieux de ne jamais t’affubler d’un titre de noblesse, mon ami?

-          Seuls les sots ne changent jamais d’avis, Lord Adamsville !

-          Et comme tu n’es point sot… du moins, la plupart du temps, l’autre essaie de te maintenir moins bête que tu n’es habituellement…

-          Mêm’ pas vrai ! Qu’sont qu’des menteurs qui disent ça ! Onc’ Raph’ l’est jamais bêt’! D’ailleurs, l’est marié avec Tant’ Virgi que tout l’monde y sait qu’elle est très intelligente et que si Onc’ Raph’ l’aurait été bêt’, Tant’ Virgi l’aurait pas marié ! C’est qu’des balles mal visées qui disent tous ceux qui disent ça !

 

Les adultes regardent Dani qui serre les poings d’indignation. Vige pousse un gémissement. Son petit maître est encore sur le sentier de la guerre. Lady Virgi qui s’est approché depuis quelques minutes du groupe, se penche sur le petit garnement et le prend dans ses bras.

 

-          Tu as bien raison, mon chéri… Myrtille a préparé des tartelettes à la myrtille et…

-          Oh ! Faut vite aller sinon vont tous les manger et Vige l’aime trop les tartelettes de Mamie Myrtille… Vige ! Vite !

 

Dani se tortille pour se dégager de l’étreinte maternelle. Vige se relève. Si son petit maître le presse, c’est qu’il y a de la nourriture dans l’air. C’est à son sens de chien, la seule chose qui pousse son petit maître à hâter le mouvement. Du contraire, il ne cesse jamais de déblatérer. Dani grimpe sur le large et long dos de Vige. Ils sortent précipitamment de la pièce dont la porte est obligeamment ouverte par Raphaël. Ce dernier sourit amplement.

 

-          Que signifie exactement des «balles mal visées», Onc’Raph’?

-          Des billevesées, Onc’Lucas !

-          Ah! Bien sûr! Dani arivera à réformer totalement notre très noble langue de Shakespeare!

 

Crispin hoche solennellement la tête à la remarque de Lucas. L’éclat de rire est général. Dani est vraiment un membre à part entière de leur petite famille et non des moins éminents. Le petit bonhomme est extraordinaire.

 

Les festivités continuent. Les convives vont d'un endroit à l'autre et font bombance. Les danses et conversations se déploient partout en un large éventail de plaisirs ineffables. La bonne humeur circule partout. Les villageois sont venus rendre hommage à Lady Virginie. Un moment émotif pour Virgi.

 

«Nathaniel... Chacun se rappelle de toi, ici et tant ont évoqué ton nom, ta présence, ta gentillesse et aussi ta grande serviabilité. J'espère que là où tu es, tu es aussi heureux que je le suis de toutes ces attentions touchantes... »

 

Virginie se tient dans un renfoncement de la grande salle d'apparat, un peu à l'écart et à l'abri du tintamarre incessant et de la cohue festive. Elle regarde distraitement, laissant ses pensées vagabonder au gré de ses souvenirs. La mélancolie lui est douce aujourd'hui, sans cette pointe d’âcreté et de haine qui l'a fouaillé tant de mois. Elle relève la tête brusquement. Ira se tient devant elle dans une pose attentive et respectueuse.

 

-          Monsieur North...

-          Ira, Lady Virginie...

-          Virgi, pour vous, cher ami...

-          Me feriez-vous l'honneur d'une promenade dans ces parcs que l'on dit merveilleux, quasi mythiques…

-          Bien volontiers...

 

Ira tend le coude où Virginie dépose une main non gantée – au grand dam de la bonne société bien-pensante et pétrie de bienséance – sur le bras musclé et délié.

 

La journée sent la nuit arriver doucement. La clarté diffuse donne un air suave et accueillant aux jardins qui s'étendent devant eux. Ils empruntent une allée bien délimitée et soignée entre arbustes taillés de mains de maître et parterres fleuris de mille variétés colorées et ordorantes. Savary avait la main verte et une passion pour tout ce qui avait trait à la nature. Les odeurs se mêlent en une tessiture de senteurs qui enivrent et enchantent les sens. Ils se laissent porter par cette quiétude faite par l'homme jusqu'à un banc des plus accueillants. Ira aide Virgi à prendre place. Elle s’assoit avec grâce et soulagement. Ira reste debout près d'elle dans une attitude pleine de révérence. Son visage d'une beauté stupéfiante porte les marques d'une tristesse indéniable. Il semble hésiter tout en étant déterminé. Virgi sourit discrètement.

 

-          Assieds-toi près de moi, cher ange...

-          Les convenances...

-          ... m’importent peu et n'a pas sa place en ces lieux enchanteurs. J'ai du reste l'âge et la position pour ne point m'en préoccuper.

 

Ira sourit légèrement en prenant place. Cette femme a tout pour lui plaire et il comprend ce que son ami d'enfance Raphaël lui trouve. Heureux homme, en vérité ! Virgi regarde ce visage incomparable et sourit.

 

-          Une de mes propriétés a été préparée pour la venue de ta très chère amie. J’ai fait en sorte de prendre contact avec elle après ta dernière visite. J’ai, disons, trouvé un stratagème afin de l’inciter à accepter ma requête. Tu te doutes de sa réticence, mais… elle n’a pas beaucoup d’amis ici, d’après mes informations, et aucun qui puisse lui venir en aide si c’était nécessaire. La propriété n’est pas éloignée de la mienne et le personnel est absolument admirable. Ils sauront prendre soin de cette magnifique jeune femme. Je ne vais pas te dire ce que tu dois faire de ta vie ou de ton existence. Mais, sache, qu’ici, nous serons tous très attentif au bien-être de cette gente demoiselle.

 

Virgi pense à Alba qui a déjà décidé de faire le nécessaire pour aider Sofiana. Si elle connaît Alba, Sofiana n’aura d’autre choix que d’accepter ces attentions. Quant au reste de leurs amis, cette famille improbable, elle répondra à l’appel. N’est-ce pas ce qui se fait lorsque l’un des vôtres demande soutien, assistance et considération ?

Ira regarde le visage bienveillant et plein de générosité de cette femme qu'il connaît si peu, en fin de comptes. Il se penche en avant, prend la fine main entre les siennes, tourne la paume et y presse ses lèvres pleines en un baiser tout en respect, en soulagement et en révérence. Les cheveux d'anges si clairs, presque blancs et abondants du jeune homme attirent la main de Virgi qui s'y pose en une caresse aérienne. Il a un cœur pur et cela l'émeut. Elle prie pour qu'il trouve la bonne voie. Elle veillera personnellement sur Sofiana jusqu’au retour de cet homme exceptionnel.

Raphaël n'intervient pas. Il laisse les choses suivre son cours. Il reste un peu à l'écart respectant ce moment particulier. Il connaît trop son ami pour savoir pourquoi il a besoin de parler avec une femme comme la sienne. Il a tant désiré avoir une mère aimante. Virginie, étrangement, a pour lui valeur d'une mère. Raphaël le comprend. Ira relève la tête.

 

-          Merci. Vous avez su trouver les mots qui me libèrent d'un grand poids.

-          J'en suis fort aise. Tu n'as pas de crainte à avoir... Pars tranquille et trouve ce que tu cherches...

-          Sois assuré que ce qu'elle dit va de pair avec ma propre conviction...

 

Ira se tourne vers son ami.

 

-          Fillan... Je suppose que tu viens chercher ta merveilleuse épouse...

-          Tu supposes bien... Sa présence est requise, Lyel, bràthair.

-          Ce qui ne me surprend nullement. J'ai moi-même fort apprécié cet aparté avec une des femmes les plus extraordinaires que je connaisse...

-          Vois-tu, mo ruin, pourquoi dans son sillage tombent en pâmoison tant et tant de femmes...

-          Oh, il est vrai qu'un coup de chaleur est si vite arrivé...

 

Ira ouvre la bouche, estomaqué, alors que Raphaël éclate de rire. Son bràthair Fillan a su trouver une femme à sa mesure et quelle femme ! Les deux hommes présentent courtoisement leur coude aux mains fines et sensibles de Virginie.

 

Leur entrée dans la salle bondée ne passe pas inaperçue. Il semble à Virginie que les convives se sont multipliés durant sa brève absence. Les chuchotis et autres commentaires mezzo voce disent assez combien certains considèrent cette entrée comme totalement inconvenante. On pourrait presque  entendre distinctement leurs nauséabonds propos. «  Quoi ! Sitôt mariée à un homme dont on ne sait rien et la voilà pendue du bras du plus grand séducteur de tous les temps ! Quel scandale ! Il est vrai qu'il s'agit de Lady Dobson ! Qu'attendre d'autre d'elle ! » Virginie sourit intérieurement, elle a été à bonne école avec Nathaniel et toutes ces stupidités ne l'atteignent guère. Raphaël a repris le flambeau de cette indifférence affectée. Ils n'en seront jamais là, heureusement !

Lady Morton-Beltram, tante de Lady Gisela et sa cour s'avance, majestueuse matrone, telle une Junon vengeresse. C'est la plus mauvaise langue de tout Londres. Les personnes s'écartent de son sillage comme redoutant d'être contaminée par telle méchante femme. Lady Morton-Beltram s'arrête devant le trio. Elle hoche la tête en signe de salutation vers Virginie.

 

-          Très chère Virginie... Nous serions venus plus tôt à votre si merveilleuse fête, mais... il appert que votre invitation a dû s'égarer.

 

Virginie fronce un délicat sourcil.

 

-          Il est possible que cela soit le cas... Il s'échange tant d'invitations durant la Saison...

 

Un silence impressionnant les entoure. Chacun attend avidement la suite des événements.

 

-          Mais puisque vous êtes là, très chère Henriette, sentez-vous libre de jouir pleinement de cette modeste fête...

 

Lady Morton-Beltram hoche la tête, sévère et hiératique. Son visage se tourne vers Ira et le fixe d'un regard acide.

 

-          Monsieur North-Island...

-          Madame...

 

Ira fait une profonde révérence pleine de grâce et de souplesse. Il se redresse et reste dans la même position telle une sublime statue de chairs. Lady Morton-Beltram se tourne vers Raphaël. Son regard se vrille, vaguement méprisant sur le visage vide d'expressions de Raphaël.

 

-          Monsieur Thomas, Laird McIntyre...

 

Le silence s'alourdit plus encore. Virgi serre fortement l'avant-bras de Raphaël. Ce dernier se penche en avant en une profonde révérence, sans lâcher du regard celui de l'épouvantable commère. L'impertinence est flagrante. Un bref son de stupeur court de lèvre en lèvre. Lady Morton-Beltram serre fortement les lèvres, une lueur mauvaise dans le regard.

 

-          Soyez le bienvenu, Lady Henriette Morton-Beltram, Duchesse de Voxcrow. Votre présence inespérée ne peut qu'égayer notre modeste réunion festive !

 

Un autre son inarticulé de stupeur parcourt l'ample assemblée d'amis et de connaissances. La petite troupe d'ami, ainsi que les trois garnements et Vige s'approchent, fidèle cohorte, prête à soutenir leurs amis et familiers.

Lady Morton-Beltram hoche la tête et leurs tournent le dos dans une grande envolée furieuse de ses larges jupes. Virgi laisse échapper le soupir qu'elle gardait. Le regard vert de Raphaël devient d'une clarté lumineuse de très mauvais aloi. Lady Morton-Beltram a fait un faux pas en toute conscience ; il saura s'en souvenir. Il est temps de se réunir avec Lord Crumbies, son ami et bràthair Cathal, l'un des lords qui soutient activement, mais en toute prudence, l'Écosse. Les choses commencent à prendre forme au niveau désiré pour sa terre natale. Il convient cependant de rester vigilant. Lady Morton-Beltram vient de le lui rappeler avec brio et perversité.

La journée s'achève. Bonne part des convives dont Lady Morton-Beltram et sa cour ont quitté Lambstombe. Il ne reste plus que leur petit groupe d'amis. Ils se retrouvent dans leur pièce qui leur semble assignée. Cette bibliothèque fait également office à l’occasion de bureau ou de salle de détente pour les proches et familiers. Les lieux accueillant et chaleureux donnent envie de se laisser glisser dans la quiétude toute de sérénité.

 

-          Tout s'est divinement bien passé, n'est-il pas ?

 

Joffrey se laisse aller contre le dossier du vaste siège au haut dossier. Celui-ci craquelle subtilement. Tous regardent fixement le géant à la mine réjouie et satisfaite, puis éclatent de rire de concert. Durant la demi-heure qui suit, ce ne sont que commentaires, remarques, rires et sourires. La complicité laisse place au plaisir de se retrouver tous ensemble. Dani s'est endormi dans le giron doux et plein d'Alba. P'tit Rob et Loustic se sont réfugiés contre Joffrey qui les entoure tendrement de son large et puissant bras. Il les aime comme s'ils étaient ses propres enfants. Avec un sentiment de joie, ils se quittent bientôt. Les embrassades se succèdent avec bruit et rires. Certains rejoindront leur demeure, d'autres restent à Lambstombe où ils séjourneront dans l'une ou l'autre chambre. Ce ne sont pas celles-ci qui manquent dans l'immense demeure, de quoi se perdre. D'autres rejoindront Londres. Les garnements passeront quelques jours chez Alba et Russell. Alba désire parachever son œuvre picturale qu'elle a d'ores et déjà intitulée « Le sommeil de l'innocence ».

 

Virginie et Raphaël retournent à Londres, préférant rejoindre la demeure de Virgi en vue de préparer le voyage prévu à Édimbourg. De plus, certaines affaires tiennent Raphaël en alerte constante et il désire s'en occuper avant leur départ.

 

-          Le savais-tu ?

 

Virgi est couchée en travers du corps de Raphaël. Elle se crispe une brève seconde, puis se détend. Elle souffle doucement.

 

-          Oui...

-          Qui ?

-          Jock...

-          Pourquoi n'en suis-je pas autrement surpris ?

-          Parce qu'il est un homme de toutes situations, comme toi...

-          Mm...

 

Raphaël plisse les yeux. Jock en sait long. Il devra en tenir compte. Il serre sa femme contre lui. Virgi soupire profondément.

 

-          Mo chridle...

-          Hum...

-          Que voilà un profond soupir...

-          Oui. Tout s'est bien déroulé...

-          Sans aucun doute. En doutais-tu, m'eudail ?

-          Non. Pas vraiment.

-          Es-tu heureuse, m'eudail ?

-          Et toi ?

 

Il l’attire plus intimement et prend ses lèvres pour un baiser profond et aimant. Les mots restent absents, préférant laisser place aux gestes d'amour et de plaisir. Quelques gémissements s'éparpillent dans l'obscurité de l'habitacle. Le voyage se poursuit à bride abattue entre jouissances et désirs répétés. Virgi glisse dans une somnolence alanguie et repue.

 

« Nathaniel... Il est temps de ne plus t'invoquer et de te laisser aller... Nathaniel, mon doux amour perdu... Tu es là dans mon cœur, mais il n’est plus temps de t’avoir aussi présent dans ma vie. Tu me manqueras toujours. Adieu… sans doute…»

 

 

 

 

11.

 

Il est encore tôt, mais Raphaël n'a pas la patience d'attendre. Il a envoyé hier soir, alors que sa mo ruin prenait un bain, un message à Jock. Il n'y a jamais de repos pour les braves. Il doit en être un très grand. Il fait les cent pas dans le bureau. Il ouvre le clapet de sa montre à gousset et regarde l'heure. Il reste deux minutes avant l'heure concertée pour ce rendez-vous duquel il espère plus qu'une simple explication. Les choses sont complexes et elles peuvent devenir dangereuses. Le visage de sa femme traverse un instant sa mémoire. Son sourire, cette lueur coquine au coin de l’œil, cette patience infinie qui lui donne cette compassion et ce désir de se préoccuper de tout un chacun sans une once d'hésitation. Il ne laissera rien, ni personne, détruire cette part d'elle si essentielle, sans parler de qui elle est. Sa mo chridle, sa vie.

Un bref coup sur le battant le propulse en avant. Il ouvre la porte. Son fidèle et discret homme de confiance, Nicholas, se tient un peu en biais afin de laisser passer son visiteur attendu. En passant, Jock pose un instant la main sur l'épaule du jeune homme et lui sourit avec affection. Raphaël fronce les sourcils. Jock entre de plein pied et à pas décidés. Il salue d'un bref hochement de tête son amphitryon. Nicholas referme le battant. Jock se dirige vers un large siège et si assoit, écartant les pans de sa légère veste cintrée, décidé et familier. L'attitude délibérée de ce dernier n'est que pure provocation. Raphaël ne se laissera pas prendre, d'autant qu'il sait que Jock a été un invité assidu de la petite demeure.

 

-          Thomas... Votre message et votre si aimable invitation ne m'ont guère surpris ! Pour ce qui est de Nic, je l'ai vu naître. Sa mère était comme une sœur pour la mienne. Nicholas est devenu orphelin de mère très tôt. Je me suis chargé qu'il ne pâtisse pas, du moins pécuniairement, de cette tragique situation.

-          Votre explication ne me surprend guère, Clouds !

 

Jock penche le buste en un salut ostentatoire et railleur.

 

-          J'imagine ! Si nous en venions aux faits !

-          Si fait, venons-en ! J'aimerais savoir ce que vous savez de mon titre de Laird et du reste.

 

Jock regarde fixement son vis-à-vis. La pose ramassée et immobile lui fait penser à une sublime panthère qu'il avait pu voir lors d'un de ses voyages à travers le vaste monde.

 

-          J'ai connu votre grand-mère. Elle avait besoin de certains de mes... services. Pour mieux l'aider, elle a dû me confier certaines confidences. Aucunes de celles-ci n'ont jamais vu le jour. Je me suis permis de faire une exception pour Vir.

 

Ce que Jock lui dit corrobore ce qu'il pensait et le peu d'informations qu'il a pu réunir en un laps de temps si court sur les sources d'informations utilisées par Clouds. Il a un léger soupir intérieur. Il a craint le pire. Son regard vert d'eau de roche devient plus clair, ce qui est synonyme d'un grand trouble intérieur chez lui.

 

-          Je vois. Pour le reste ?

-          Suffisamment pour savoir que vous circulez étroitement dans des eaux des plus troubles et qui ne peuvent que vous mettre en danger, vous et les vôtres. Il y a certaines personnes qui n'attendent qu'un faux pas pour vous détruire.

 

Jock et Raphaël échangent un regard de bonne intelligence. Raphaël devine tout ce que Jock sait et cela ne le surprends nullement. Clouds n'est pas arrivé si loin sans savoir où il pose les pieds, toujours et en toutes circonstances.

 

-          J'ai une requête à formuler...

-          Vous accompagner à Édimbourg pour la durée de votre séjour... ou devrais-je dire votre lune de miel prolongée...

-          Vous êtes un homme dangereux, Clouds.

-          Pour un maître en la matière, je prends cela comme un compliment.

-          Vous avez assurément un bon réseau d'informations.

-          Oui et Nicholas n'en fait pas partie. Sa loyauté à votre égard est indéfectible et incorruptible.

 

Raphaël hoche la tête en signe de remerciement. L'idée l'avait traversé, il se doit de se l'avouer.

 

-          Quand partez-vous ?

-          D'ici cinq jours. Le plus gros des préparatifs est fait.

-          Et sur place ?

-          Je ne peux compter que sur deux personnes. Les autres sont... à caution.

-          Financiers ?

-          Oui. Les deux personnes dont je parle sont des personnes que je connais depuis très longtemps et elles sont de totale confiance.

-          Bien, mais insuffisant. J'ai moi-même une demi-douzaine de personnes fiables et il y a Abdallah.

 

Raphaël fait une moue involontaire. L'homme est un atout en cas de grabuge, mais sa dévotion vis-à-vis de Virgi en fait aussi un élément perturbateur.

 

-          Nous lui parlerons... Il ne vous causera pas de soucis.

-          Oh, je le crois sans peine, mais j'en doute.

-          Pour tout vous avouer, moi de même.

 

Les deux hommes éclatent de rire. La situation risque de devenir des plus étranges. Un breakfast est de mise. La porte s'ouvre. Myrtille apporte un plateau garni de mets tous plus succulents les uns que les autres. Le sourire ample et joyeux dit assez combien Myrtille a pris plaisir à leur préparer ce substantiel breakfast. Les deux hommes se portent d'un bond à la rencontre de la rondouillarde cuisinière et lui prennent l'ample plateau des mains.

 

-          Gentlemen... Bien le bonjour ! Voilà qui va vous reconstituer et vous permettre de commencer la journée du bon pied !

 

 

 

Virginie se réveille. Elle passe une main languide sur le drap près d'elle. Personne. Cela ne l'étonne guère. Raphaël, homme de la nuit et de l'ombre, n'a pas besoin de nombreuses heures de sommeil et s'il reste longtemps dans un lit, c'est qu'elle s'y trouve et qu'il a une affaire d'importance à traiter avec elle. Elle sourit, puis une pensée opportune l'efface derechef. S'il n'est pas là, c'est qu'il y a une autre affaire qui le tient éveillé. Il est homme à ne jamais se laisser aller, toujours vigilant. Elle n’entend rien dans la maisonnée. Il est encore trop tôt. Elle doit savoir ce qu'il en est. Son m'eudail lui manque déjà. Elle se relève prestement et enfile une robe de chambre en un tissu sombre et lourd. Il est trop grand pour elle, il appartient à Raphaël. Qu'il ne le porte point à telle heure de la journée en dit assez sur l'importance de la situation. Elle se doute que cela peut être relié au commentaire de Lady Morton-Beltram. A quel niveau ? Elle sort doucement de la chambre, l’oreille aux aguets. L'aube a ouvert l'horizon à une journée ensoleillée et chaude pour ce qu'elle peut voir à travers une fenêtre étroite du couloir menant à la cage d'escaliers. Elle entend une sorte de murmure. Des voix d'hommes ? Sans doute, ce serait bien dans la manière de son m'eudail. Elle relève la lourde robe de chambre et descend lentement les marches, sans faire de bruit. Elle est pieds nus, un plaisir qu'elle s'octroie dès que l'occasion se présente. Arrivée au pied de l'escalier, elle s'arrête et penche la tête pour mieux entendre. Oui. Il s'agit bien de deux voix d'hommes, celles de Raphaël et de... Jock ? Comment est-ce possible ? Et si c'est le cas, pourquoi... Elle n'a pas le temps de formuler mentalement d'autres questions, que la porte du bureau s'ouvre et apparaît Jock. Elle reste tétanisée. Jock vrille son regard clair et perspicace sur celle qui a été sa compagne pendant quelques temps et aussi une amie très chère.

 

-          Lady Dobson-Thomas...

 

Il lui fait une profonde révérence teintée de jovialité et de cette raillerie si pleine de tendresse qu'il a pour elle. Virginie éclate de rire. Ce grand dadais de pirate n'en fait jamais d'autre. Elle descend la dernière marche et s'avance rapidement vers lui. Elle l'enserre dans une embrassade pleine de tendresse en riant. Elle aperçoit Raphaël qui sourit en biais, un peu à l'écart. Ses yeux verts sont plus clairs que jamais. Jaloux ? Il aurait bien tort. A part Nathaniel qui sera l'homme de sa vie pour l'éternité, Raphaël est celui qu'elle désire et aime par-dessus tout dans sa vie et son existence. Elle se déprend de l'étreinte et fait un pas en arrière.

 

-          Voilà une visite bien matinale...

-          Une convocation de ton cher et tendre n'est pas à dédaigner...

-          Ah !

 

Elle lance un regard quémandeur à son m'eudail qui dit assez combien elle saura plus tard le passer à la question. Raphaël lui lance un regard impassible. Il ne dira que ce qu'il lui plaira et encore.

 

-          Bien... Je ne me suis que trop attardé et il appert que vous êtes toujours en lune de miel...

-          Tu fais bien de me le rappeler, Jock...

-          Oh ! Dois-je vraiment le faire ?

 

La question reste en l'air. Jock enserre entre ses grands et musculeux bras Virgi pour une ultime étreinte affectueuse, puis se tourne vers Raphaël. Un regard d'intelligence passe entre eux. Il hoche la tête en un léger salut que lui rend Raphaël. Un pacte est scellé.

 

 

 

12.

 

Lord Crumbies et Raphaël, habillés de telle sorte qu’ils ne jurent aucunement dans la foule bigarrée qui les entoure dans cette gargote infâme, limitrophe avec le quartier de Stepney, discutent sérieusement, les têtes rapprochées. Raphaël laisse errer de temps en temps un regard alentour afin de s’assurer de leur relative sécurité. Lord Crumbies, outre un lord, est également l’un des piliers et membre le plus actif à soutenir l’Écosse. L’endroit de rencontre est inhabituel, mais nécessaire. Il est fort probable que tous les lieux familiers où Lord Crumbies se rend continuellement sont placés sous une garde constante et vigilante. Raphaël ne le sait que trop, ayant lui-même été souvent un « gardien vigilant » pour Bow Street et d’autres personnes. L’un et l’autre ont toujours su déjouer les écueils placés continuellement afin d’avoir ces réunions fortuites, primordiales et informelles.

Raphaël vient de capter quelque chose du coin de l’œil. Il fronce les sourcils légèrement. Il ressent une étrange sensation de malaise. Son instinct est son meilleur garant et complice. Discrètement, il soumet la pièce enfumée et bruyante, d’une propreté plus que douteuse à une scrutation précise et suspicieuse. Puis il voit ce qui lui a mis la puce à l’oreille, la fausse note, l’élément perturbateur.

 

-          Qu’y a-t-il, bràthair ? Avons-nous été repérés ?

-          Oui. Mais pas par ceux que nous craignons. Reste là, caraid…

 

Raphaël se lève prestement du siège et en quelques louvoiements agiles et sans coup férir, s’approche de sa proie pour l’appréhender. Il se penche d’un mouvement brusque sur la silhouette courbée sur la table, le visage occulté par un couvre-chef des plus extravagants. Il susurre distinctement afin que cette personne soit la seule à l’entendre.

 

-          Virgi ! Ce n’est guère prudent de ta part ! Tu m’en rendras compte plus tard. Viens avec moi, maintenant !

 

Virgi relève la tête, rebelle et défiante. Elle aurait dû s’en douter. Raphaël est déjà arrivé à la table où son compagnon la regarde venir. Une brève lueur de surprise allume son regard. Il réfrène son désir de se lever à l’approche de Virgi et la regarde prendre place. Mezzo voce et avec une imperceptible inclinaison de la tête, Lord Crumbies la salue.

 

-          Lady Dobson, quelle surprise ! Cependant, il n’est guère prudent de circuler dans ses parages.

 

Raphaël ricane en faisant la moue. A qui le dit-il !

 

-          Je… Oui, vous avez raison, très cher Cathal…

 

Les deux hommes sursautent. Le prénom gaélique de Lord Crumbies n’est jamais émis en public. Il use communément son deuxième prénom Russell, plus anglais.

 

-          Mais… Que voulez-vous ? J’ai eu quelques soupçons lorsqu’il a été si évasif en répondant à mes questions et j’ai craint qu’il ne vienne rejoindre une…

 

Elle baisse les yeux pudiquement. Raphaël blêmit, puis rougit. Peut-on être plus sotte ?

 

-          Tu n’as pas cru sérieusement que je…

 

Il se reprend en fermant les yeux. Il règlera cela plus tard avec le reste, en privé !

 

-          Dis-moi, petite… Tu n’as pas eu la bêtise de venir dans ces lieux toute seule ?

-          Oh non ! Rassure-toi, mon grand ! Jeffrie m’a accompagné très obligeamment.

-          Jeffrie ? Ne me dis pas que les trois galopins sont déjà de retour et que… Pourquoi sont-ils là ? Que se passe-t-il ?

-          Non ! Non, ne t’inquiète pas ! Rien de grave, que du contraire. Comme me l’a si bien expliqué P’tit Rob, en vrai petit gentleman, : « Lady Virgi et tante, nous nous languissions de votre présence et de celle d’oncle Raph » et Dani d’ajouter pour faire bonne mesure : « Chai pas c’qu’c’est qu’ « languissionner », mais tant’ Johanna et onc’ Lucas z’arrêtent pas d’s’toucher et d’s’ fair’ des baisers, mêm qu’ils croient toujours qu’on voit rien, mais tant’ Johanna a un p’tit rir’ com’ ça et qu’onc’ Lucas lui dit mêm’ des chos’ à l’oreille, mais pas com’ quand j’dis des chos’ à Vige, lui il a pas c’p’tit rir’ com’ ça quand… » «  Tais-toi, Dani ! ». Je ne t’explique pas le tableau…

 

Raphaël a un rire bas et ample qui lui procure bien du plaisir. Cela suffira à détourner son attention d’elle et de son acte ? Cela l’étonnerait, mais elle ne serait pas qui elle est si elle ne le tentait point. Raphaël lève les yeux au ciel une brève seconde et soupire. Lord Crumbies éclate de rire. Il a entendu tant de choses sur le trio des garnements. Cela le met en joie. Ses enfants sont adultes maintenant et il a toujours aimé les enfants. Les enfants sont des êtres à part, si exceptionnels.

 

Des rires fusent de la cuisine ainsi qu'un joyeux brouhaha. Les enfants sont arrivés. Myrtille, dès l'aube, a préparé un assortissement varié de douceurs et d'autres plats plus consistants. Sa politique est simple: les enfants doivent manger. Dani en pénétrant dans la cuisine avec un petit air coquin, s'est précipitée dans les bras grands ouverts de la bonne âme de la maison, Myrtille. Celle-ci l'a pris dans ses bras et l'a longuement embrassé, bercé et cajolé au grand plaisir du petit galopin. Louistic n'est pas en reste. Le même cérémonial s'accomplit pour le petit bonhomme, toujours nécessiteux d'être câliné et Myrtille est la personne toute désignée. Vige s'est affalé dans un coin de la vaste cuisine, le visage épuisé. Son petit maître n'arrête jamais et il n'est pas chien à s'opposer, mais tout de même, il ne cracherait pas sur de plus amples siestes. Il soupire profondément. Avec un peu de chance, son Maître pourra lui octroyer un repos bien mérité. P'tit Rob, le dernier et leader du trio s'avance solennellement de la brave cuisinière et amorce un salut respectueux et protocolaire comme il lui a été enseigné. Il a longuement pratiqué afin de le rendre fluide et parfait. Il n'a pas le temps de finir le mouvement que Myrtille l’attire jusqu'à elle et l'étreint fortement, tout en se balançant de droite à gauche et de gauche à droite. Un instant pris de court, il reste rigide dans l'étreinte effusive et tendre de la brave femme, puis il se laisse aller. Peut-on aller contre une force aussi puissante et entraînante? Il étreint celle qui a su arriver jusqu'à leurs cœurs, sinon leurs estomacs. Il pousse un petit soupir. Le voilà at home, vraiment.

Une heure plus tard entre babil incessant d'un Dani dithyrambique et les interjections habituelles des deux compères “tais-toi, Dani”, les plats se vident, les verres aussi. Durant ce temps qui n'appartient qu'à eux – Virgi et Raphaël attendent que ce moment privilégié pour ces êtres chers passe- Alba s'entretient avec ses deux amis. Elle leur narre par le menu le bref séjour des garnements chez elle, combien elle a pris plaisir à suivre leurs conversations et autres discussions quelquefois houleuses. Elle leur parle du don de Dani pour le dessin, les exercices qu'il doit suivre, d'après ce qui lui a semblé et de la nécessité d'être suivi par un maître qualifié en la matière. Raphaël prend bonne note. Il fera le nécessaire. Alba s'est déjà préoccupé, mais sa récente grossesse ne lui donnera pas beaucoup de marge. Les trois conversent. Russell n'a pas pu venir avec son épouse. D'autres affaires le tiennent occupé. Raphaël ne bronche pas. Il sait ce dont il s'agit, puisque son ami lui a fait part du projet. Celui-ci concerne Alba. Russell a réussi à prendre rendez-vous pour elle chez un grand peintre de renom qui habituellement n'est jamais disponible. Alba a une passion extraordinaire pour son œuvre et Russell sait quel est l'un de ses rêves. Raphaël a pu donner un coup de main à son ami. Il entendra parler suffisamment tôt de toute l'affaire. Alba prend congé. Elle est radieuse et ses amis se réjouissent pour elle et pour Russell. Une demi-heure plus tard, ils se retrouvent tous dans la cuisine où le tohu-bohu est plus que jamais sonore, dans une bonne humeur joviale et heureuse.

Une heure plus tard, laissant la remuante troupe terminer le fabuleux festin préparé avec amour par Myrtille, dans le bureau qu’affectionne tout particulièrement Raphaël, celui-ci profite d’un moment d’accalmie avec les galopins pour voler un baiser et une chaste caresse à sa femme. Virgi fronce les sourcils, faussement réprobatrice, en s'écartant de lui. Elle entend la voix de Dani s’élever depuis le chambranle de la porte entrebâillée pour moitié. Ils ont manifestement fini de débattre d’une décision que Raphaël leur a soumis.

 

-          Non… faut pas encor’ entrer, P’tit Rob…

-          Laisse-moi, passer Dani… Faut qu’on dise main’nant à…

-          Oui, faut, com’ dit P’tit Rob ! Faut qu’on dise main’nant qu’on a pris la décision correc…

-          Oui, mais faut attend’, Louistic ! Tant’ Virgi et Onc’ Raph sont occupés avec des chos’ de grands…

-          S’ont toujours occupés avec des chos’ de grands, Dani !

-          Oui… Mais c’est des choses d’grands spécialeux… qu’y s’font quand y’ a personne qui peut voir, comme c’est qu’y sont en privé…

-          Ben alors on peut entrer, parc’qu’ c’est l’bureau et pas une chamb’ privé ou qu’qu’chos’ com’ ça…

-          Oui, t’as raison, P’tit Rob, mais quand mêm’ faut pas encore entrer là main’nant… Faut qu’y achèvent le privé de la chos’…

-          Laisse-moi passer Dani ou j’t’en colle une…

-          Ouais, P’tit Rob a raison…

-          Mais vous comprenez pas, alors ! Seront tout gêné si on z’y va main’nant…

 

P’tit Rob fronce les sourcils, puis subitement comprend la situation. Dani pousse un soupir. Il ne sait pas vraiment comment dire ces choses-là. Ce n’est pas des choses qu’il sait dire bien.

 

-          OK ! On va attendre…

-          Oui, mais pourquoi, P’tit Rob ? Ils font pas des choses mal quand mêm’ ?

-          T’inquiète Louistic ! Font qu’des chos’ normales que les grands y font quequ’ fois…

 

Louistic fronce les sourcils. Il n’est pas sûr de bien comprendre, mais puisque P’tit Rob comprend. Dani est soulagé.

 

-          On va pas attend’ trop longtemps ! C’est pas com ‘ si on avait jamais vu des chos’ com’ ça, Dani ! Vous allez voir… Vont s’arrêter quand on rentre… Font des choses comme ça, les grands… Pas grave… C’est pas si important…

-          Mais non ! T’es bête, P’tit Rob ! Tu comprends rien à rien… C’est important, just’ment… Font ça parc’qu’y s’aiment… Alors, c’est important… C’est comme un « montrage » de gestes pour dire qui s’aiment… Com’ Vige quand il passe sa langue sur mon visag’. C’est pour son « montrage » qu’il m’aime bien ! Onc Raph’, c’est pareil avec Tant Virgi !

 

P’tit Rob et Louistic – qui viennent de comprendre de quoi il retourne - font une grimace de profond dégoût en émettant un son explicite. Virgi porte la main précipitamment à sa bouche. Trop tard ! L’éclat de rire tonitruant lui échappe des lèvres bientôt suivi par celui, baryton et éclatant, de Raphaël alors que les enfants entrent dans la pièce, ébahi par le spectacle du couple hilare. Ils se tiennent regroupés non loin de la porte, prêt à s’éclipser au plus vite, si les circonstances le requièrent. Ils n’ont toujours pas pleinement confiance en les « grands ». A juste titre souvent, pour leur part. Vige soupire profondément en s’affalant de tout son long entre les deux groupes. Le couple des grands maîtres, le trio des petits maîtres. Les deux jambes sont décidément très complexes pour quelqu’un d’aussi simple que lui. Tout cela… l’épuise littéralement.

           

Les trois garnements sont ensembles. Dani affalé sur le dos du grand chien, Louistic assis de guingois sur la large méridienne et P'tit Rob debout, très droit et digne, une main sur le dossier près de son fidèle lieutenant. Manifestement, il imite là quelque attitude vue chez un adulte. P'tit Rob perd rapidement de son enfance, désireux d'entrer dans un âge plus mûr. Virgi soupire. Ils sont si jeunes et si âgés déjà. Raphaël les regarde tour à tour.

 

-          Qu'en pensez-vous ?

 

Louistic se tourne vers P'tit Rob qui sera le porte-parole, cela sans compter sur Dani qui ne reste jamais très longtemps à l'écart.

 

-          Ben... J'ai pas encore bien parlé d'ça avec Vige, mais moi j'dis que c'est très bien. Surtout que les mamans et papas de P'tit Rob et de Loustic sont d'accord et que mon papa y a dit qu'oui aussi, mêm' qu'y était pas là parce qu'y est dans les grandes eaux, mais s'y l'est d'accord, ben, c'est mon papa et com' chui com' une sorte de papa p'tit pour Vige alors...

-          Tais-toi, Dani !

 

Dani grommelle quelques paroles dans le soyeux et long pelage d'un Vige plus que jamais épuisé. Cette manie de toujours tout parler... Cela ne viendrait jamais à l'idée d'un quatre pattes !

 

-          Dani a parlé juste, même s'il aurait dû me laisser en parler comme nous l'avions préa... préablement discuté avant... Nous sommes heureux, reconnaissants et fiers de devenir vos enfants pu... putifs... enfin comme vos vrais enfants sauf qu'on a encore nos vrais parents...

-          Des parents seconds, quoi !

-          Tais-toi, Dani ! C'est moi qui dit main'nant ! Nous voulons just' dir' qu'on va essayer d'êt' de bons fils pu... putifs... enfin com' des vrais fils et qu'on f’ra c'qu'y faut pour.

 

Raphaël hoche la tête avec solennité. Il est fier de ce grand gaillard qui reste encore un enfant, malgré ses airs d'adulte. Virgi sourit avec la même solennité, mais ne peut s'empêcher de se lever prestement et d'embrasser chacun de ces petits qui lui sont si chers.

 

-          Je suis certain que vous serez des fils pour nous. Nous avons également une autre proposition à vous faire. Nous savons que vous aimez Londres et que vous n'aimez pas trop vous en éloigner...

 

P'tit Rob a froncé un sourcil. Il aime garder un œil sur ses nombreux frères et sœurs. C'est un peu le rôle qu'il s'est implicitement dévolu, le gardien des siens, une bien lourde charge pour un si petit garçon.

 

-          Nous désirons passer un mois en Écosse d'où je suis originaire, concrètement à Édimbourg. Ensuite nous reviendrons à Londres et y resteront jusque la fin de la Saison. Nous partirons après dans la demeure de Berkshire. Si vous désirez en parler, nous vous laissons le temps nécessaire.

-          Je vous remercie, tant' et onc'... Nous allons en parler ent' nous...

-          Écosse ! Alors Vige va pouvoir voir sa maman et son papa et p't'êt' ben sa famille...

-          Vige est orphelin, mais je suis certain qu'il aura grand plaisir à retrouver les hautes terres.

-          Oh ! J'comprends main'nant... L'est un peu com' moi, sauf qu'main'nant l'a une famille, mêm' si c'est pas com' sa famille du début.

-          C'est cela même... Nous vous laissons.

 

Raphaël se relève et présente son coude à Virgi qui le lui prend. En passant près des galopins, elle laisse traîner une main pleine de tendresse sur les têtes de ses trois fils.

 

 

 

 

13.

 

Le trio de garnements est dans la même pièce que celle du jour précédent. Par instinct, ils savent qu'une convocation avec les grands n'est jamais casuelle, ni bénigne. Ils s'attendent au pire. Raphaël les considère tous trois. Ses fils putatifs, ceux qu'il va chérir et essayer de guider autant qu'il peut. Ils sont si jeunes et déjà si vieux. La rue est une école traîtresse et destructrice quand elle est le lot d'être si jeune. Des images de sa propre jeunesse, alors qu'il vaguait dans les quartiers les plus glauques de Londres, lui viennent en mémoire. Il doit son salut à Lord Cumbries, son bràthair, celui qui a su l'amener vers un chemin où il a su se trouver, renouer avec lui-même, être lui-même. Seul tâche à ce tableau des charges, son engagement à la guerre. Arapiles, Badajoz. Il doit à Lucas de ne pas avoir rempilé pour Waterloo, comme Russell l'a fait pour un résultat terrifiant. Alba a été son aube, son renouveau, bénie soit-elle !

Virginie ne dit rien. Assise très droite dans la large méridienne, elle maintient une position digne et sévère, même si intérieurement, elle brûle d’éclater de rire. La tête de ce pauvre Vige est absolument hilarante. Elle se doute bien de ce qui a valu à la pauvre bête cette découpe d’une frange courte au-dessus de deux yeux qui disent assez combien il se sent déconcerté. Il repose sa tête effilée sur ses pattes de devant avec un profond soupir. Son grand maître va prendre les choses en main. Heureusement !

Raphaël se tient devant le trio qui n’en mène pas trop large. Il a les mains croisées derrière le dos et les jambes légèrement écartée, dans une pose des plus martiales. Il passe en revue chacun des enfants qui se tiennent les uns collés aux autres. P’tit Rob est légèrement en avant, comme pour faire rempart de son corps déjà bien découplé pour son jeune âge. Raphaël prend son temps en posant son regard sagace sur chacun d’eux.

 

-          Je voudrais que celui qui a le stylet me le donne de son plein gré. Il est inutile de garder une arme sur soi, vous êtes ici chez vous et en sécurité. Nous ferons tout pour vous défendre et vous rendre la vie aussi douce que possible.

 

Virginie ouvre la bouche, ébahie. Elle n’avait pas songé que les petits avaient encore uen arme sur eux. Ils en ont portés durant tellement de temps. Enfants des rues, ils ont la méfiance chevillée au corps. Les trois galopins fixent le sol obstinément. Raphaël attend. Il ne peut les blâmer, mais il s’agit d’établir une règle, celle de la confiance. P’tit Rob carre les épaules comme s’il venait de prendre une importante décision. Habilement, il sort de sa veste cintrée et d’une poche intérieure qu’il a confectionnée spécialement pour le stylet, la fine lame de facture simple, mais solide. Il la tient par la lame en faisant attention à ne pas se couper, puis présente le manche à Raphaël qui soupire intérieurement de soulagement. La première partie est gagnée, mais il sait que rien n’est encore vraiment acquis. Le mouvement fluide qu’a eu P’tit Rob pour sortir l’artefact et le remettre à son père putatif en dit long sur sa dextérité dans le maniement des armes blanches. Fichue aptitude d’enfant des rues ! Raphaël empoche l’arme effilée en un tour de main, puis sourit à P’tit Rob avec un hochement de tête admiratif.

 

-          Merci.

 

Il se penche en avant et tend la main à P’tit Rob, même s’il a le désir de le serrer contre lui, ce qui est évidemment exclus. Il regarde Louistic et lui sourit aussi. Celui-ci lui rend le sourire, manifestement soulagé. Dani regarde P’tit Rob en fronçant les sourcils.

 

-          Comment qu’j’vais faire pour lui fair’ sa coup’ d’cheveux à Vige, main’nant ?

-          Justement Dani… C’est l’autre point que je désire débattre avec vous… Il est important de ne pas couper les poils de Vige, surtout à cet endroit-là… Il a besoin de les avoir long là…

-          Mais… C’est parc’qu’on va dans sa terre, enfin  j’veux dir’ dans son pays qu’est là où il est né et qu’il a eu sa pr’mière maison et que j’pensais que com’ il va êt’ là-bas, il aurait plus facile pour voir les choses et p’t’êt’ ben qu’y va r’trouver sa m’man…

 

Virginie étouffe un petit gémissement. Elle ne sait si elle doit rire ou pleurer. Il est si manifeste que Dani regrette sa mère. Elle ne bouge cependant pas de sa place, même si l’envie de le prendre dans son giron pèse terriblement sur elle.

 

-          J’entends bien et je ne peux que te féliciter pour avoir de l’initiative, mais ici elle est malvenue dans la mesure où en lui coupant les poils, tu le rends plus faible, donc plus vulnérable, fragile…

 

Dani fronce les sourcils. Il n’a pas compris tous les mots. Cette manie qu’ont les grands d’utiliser plein d’mots qui sait pas comprendre, alors !

 

 

-          Fragileu, c’est com’qui dirait faible…

-          En quelque sorte…

-          C’est qui aura pas assez d’forc’ pour êt’ bien protégé…

-          Quelque chose comme cela…

-          Mais… les poils, c‘est com’ les ch’veux, vont repousser et tout ça…

-          Oui, assurément.

-          On peut dir’ alors qu’c’est pas très grave dans le genre grave…

-          On peut le dire en toute certitude et quiétude.

 

Dani réfléchit encore quelques secondes, intensément.

 

-          D’accord. Je vais plus lui couper les poils. J’veux pas qu’Vige y soit volable, com’ t’as dit Onc. Raph…

-          Sage initiative, Dani. Merci. Venez vous asseoir, les enfants. Myrtille nous apporte ce tantôt un goûter qui devrait avoir votre plein assentiment.

 

Les garnements ne s’attardent pas aux mots. Ils ont juste intégré le mot « goûter » qui est le principal dans tout ce fatras de vocabulaire.

 

Les garnements sont assis dans la large méridienne, collés les uns aux autres après avoir dévoré avec gloutonnerie tous les aliments apportés par la brave Myrtille qui resplendit de félicité depuis que les enfants sont avec eux.

Virgi s'approche des trois garçons. Elle s'agenouille devant eux.

 

-          Vous êtes si beau tous les trois. Il m'appert que vous êtes heureux. Est-ce vrai ?

-          Oh oui, tant' Vir ! J'peux pas bien dir' pour P'tit Rob, qu'est le grand chef de nous trois et pas d' Louistic, parc'qu'y peut l'dir' lui-mêm', mais de Vige et de moi, oui. Enfin, Vige sait pas bien dir' non plus, mais j'comprends des fois quand il a ses yeux d'une manière com'ça et qu'j'sais alors qu'il est heureux. Hein, Vige ?

 

Vige relève péniblement sa tête. C'est ce qui lui semblait. Les deux pattes, grands et petits, vont encore causer. Il pousse un profond soupir résigné. Autant en prendre son parti.

 

-          C'est pas vraiment encore ça, parc'qu'Vige y l'est un peu lent pour dire, mais je sais qu'il est heureux. Mêm’ qu'y fait com’ vous, avec la langue et c'est qu'y est heureux et qui veut m’montrer qu'y m'aime et qu’c'est parce qu'y est heureux et que...

-          Tais-toi, Dani !

 

Vige pousse un autre profond soupir en fermant fortement ses yeux. On y est pleinement. Quelle perte de temps !

           

            Deux jours après ces conversations qui mirent les points sur les i, les préparatifs pour le départ vont bon train. La maison de Virginie bourdonne comme une ruche dont la reine mère serait Myrtille, contrairement aux probabilités. Elle semble être partout et ses avis sont toujours judicieux. Les garnements essaient de passer inaperçu, ils ont remarqué que lorsque les femmes de la maison sont occupées, il vaut mieux ne pas être sur leur chemin. Cela n’empêche nullement la brave cuisinière de leurs concocter d’excellents repas et en-cas, selon son propre adage : «Pour arriver à être un adulte grand et fort, il faut nourrir habilement les petits ». Personne n’a émis de commentaire à ce que Myrtille considère comme une loi immuable de l’éducation.

            Raphaël passe son temps entre son propre domicile, celui de sa femme, devenu son principal foyer et d’autres lieux qu’il se garde bien d’énoncer. Virginie se doute que cela doit concerner les affaires en cours de son mo ruin. Elle espère seulement qu’il ne se mets pas en danger, quoique elle se doute bien que c’est le cas. Depuis deux heures, il est enfermé dans la pièce qui sert de bureau, voire de séjour à certains moments de la journée. Virginie qui vient de passer plus d’une heure dans la buanderie avec la jeune fille – Meredith- que Myrtille a adjoint au service de la maisonnée et elle n’en peut plus. Amante d’un foyer où rien ne manque pour le confort de chacun, elle aime aussi s’intéresser à d’autres affaires qui lui apportent beaucoup plus sur un plan plus personnel. Elle décide d’interrompre quoique fasse son homme. D’ailleurs un break n’est jamais mauvais. Elle frappe un coup discret sur le battant et l’ouvre aussitôt. Ses amples jupes d’une couleur qui lui donne un teint frais et juvénile d’excellent aloi bruissent, soyeux et susurrant, à chacun de ses mouvements. Elle entre d’un pas élégant et décidé dans la pièce claire aux couleurs riantes et apaisantes, un havre au sein du foyer. Les deux hommes qui s’y trouvent se redressent et saluent la femme. Raphaël sourit légèrement alors que Jock se porte au-devant de Virgi. Il lui fait une profonde révérence teintée d’une insolence avérée.

 

-          Lady Dobson, vous êtes de plus en plus radieuse… Un véritable enchantement pour les yeux… sans parler que vous devenez chaque fois plus jeune à mes yeux…

 

Il se penche plus avant dans une autre révérence malicieuse, puis lui prend délicatement la main pour un baisemain des plus protocolaires.

 

-          Jock Clouds… J’ai une excellente mémoire et je me souviens parfaitement de toutes les leçons de pugilat que tu m’as enseignées…

 

Jock éclate de rire avant d’éteindre entre ses grands bras cette femme qu’il n’a jamais cessé d’aimer, même s’il s’est rendu à la raison la plus puissante qui soit, celle des désirs profonds et pleins de Virginie vis-à-vis de celui qu’elle aime, Raphaël. Ils se détachent après cette accolade fervente et pleine de tendresse. Raphaël a serré un bref instant les poings, même s’il a confiance en Jock et surtout en Virginie. La jalousie ou quel que soit le sentiment qui l’agite se passe de toute raison, se nourrissant de l’insensé. Jock l’amène à l’ample méridienne et l’aide à s’y asseoir. Elle y prend place avec grâce. Jock rejoint Raphaël près de la table où plusieurs plans sont étalés.

 

-          Myrtille apportera une petite collation. Comment se passent les préparatifs du voyage ?

-          Bien. Nous prendrons la voie la plus rapide, celle que l’on doit à Mr. Macadam. Nous pourrions arriver à Édimbourg en une journée, mais je crois que le mieux est de le faire en deux jours avec une première étape à Gretna Green. Ce sera mieux pour les enfants. Nous avons aussi décidé que tout l’équipage partira avec nous, plutôt que de l’envoyer préalablement dans la maison qu’un ami nous prête pour le séjour.

 

Virginie fronce les sourcils.

 

-          N’est-ce pas inhabituel ?

-          Si fait, m’eudail, mais il est préférable d’agir ainsi.

-          Que se passe-t-il, mo ruin ?

-          Rien qui ne doive t’inquiéter, mo chridle. Disons que je serai plus tranquille si nous sommes tous ensemble dans ce voyage, plutôt que séparé, même sous bonne escorte.

-          Bien. Je me fie à toi.

-          Tu le peux, m’eudail.

 

Un long sourire paresseux et complice s’échange. Le temps semble se détenir un instant. Jock toussote discrètement rompant l’enchantement.

 

-          J’ai demandé à quelques hommes de baliser la route sur quelques kilomètres. Ce sera plus sûr. J’ai pensé qu’Abdallah pourrait rester une partie du chemin avec les enfants et le reste, je les accompagnerai.

-          Ils vont être enchantés par l’idée, surtout Dani qui s’est pris d’une forte affection vis-à-vis de ce dernier.

-          Réciproque, je puis te l’assurer, petite !

-          Comptes-tu leurs apprendre quelque tour de passe-passe ?

-          Oui, mais surtout à faire des nœuds de marin. Cela peut toujours être utile… tant pour les faire que pour les défaire…

 

Virgi rougit furieusement à l’allusion. Jock, lors d’une de leur rencontre sensuelle lui avait noué les poignets avec une cordelette qu’elle n’avait pu défaire. Il s’en était suivi un moment des plus… coquins et torride. Après cela, Jock lui avait enseigné comment en faire et en défaire avec une habileté et une maestria qui en disait long sur l’habitude de tels gestes. Jock sourit en biais, sachant que le souvenir vient de naître chez son amie et ancienne amante. Raphaël subodore quelque chose, mais fi donc, s’il posera une question en la matière ! Il saura bien s’informer de ce qu’il en est.

 

-          Oui… Bien sûr… Ah, je crois que Myrtille est là…

 

Un bruit de vaisselle s’entrechoquant leur parvient depuis le couloir. Avec souplesse et un empressement suspicieux, Virginie se lève et se dirige vers la porte qu’elle ouvre en grand.

 

-          Ah…

 

Elle fait un pas en arrière en voyant que ce n’est pas Myrtille, mais Abdallah habillé d’une sorte de grand drap qu’il porte en travers de son costume mi occidental, mi mauresque. Derrière sa formidable stature les trois galopins se tiennent avec un Vige plus morose que jamais. Dani a décidé de faire des esquisses de son chien afin « de les montrer si y vont trouver p’t’êt des ceusses de la famille de Vige » Vige vit depuis lors une véritable torture.

            Abdallah entre et place l’ample plateau garni sur la table. Le trio entre en zigzaguant et se poste non loin de ces délices alléchants. Pour les tenir tranquille, rien de tel que des agapes délicieuses ! Virgi sourit en voyant la fine manœuvre. Les voir manger et apprécier les mets est une des choses qui lui emplissent le cœur de bonheur. Abdallah vient se placer devant Virgi et lui fait une ample révérence qui ressemble à celle de tout gentleman qui se respecte, quoiqu’elle ressemble encore furieusement aux salutations pleines de soumission auxquelles ce géant a été habitué. Virgi essaie de ne pas rétrocéder, ni de se crisper, quoique la chose soit quasi impossible. Elle craint que l’homme ne se prosterne à nouveau, malgré les explications et autres demandes claires de sa part de s’en abstenir en ce qui la concerne. Abdallah se redresse de toute sa taille. L’accoutrement pourrait prêter à rire sur tout autre que cet homme, mais un regard sur la mine et la corpulence tout en muscles a tôt fait de réprimer tout assaut d’hilarité ou d’humour. Virgi fait un petit pas involontaire en arrière, ce qui la fait choquer contre le rebord de l’ample méridienne. Raphaël se porte à sa rencontre et l’aide à s’installer. Elle s’y assoit en ramenant ses jupes autour d’elle d’un air affairé, essayant en vain de cacher ses joues rouges. Deux grandes mains de couleur bronze aux longs doigts effilés lui tendent une tasse d’un thé odorant et clair. Virgi relève la tête, surprise.

 

-          Merci Abdallah ! C’est très aimable de votre part. C’est bon de vous voir, mon ami…

-          Ma’me Virgi, si moi étez un imdyazen, moi pourrais écrire pour dire que vous êtes el aoureth et alammoun…

 

Virgi regarde l’homme déférent qui ne va pas tarder à se prosterner à ses pieds. Elle voit du coin de l’œil le sourire de Raphaël qui essaie de ne pas l’agrandir. Aucune aide à espérer de son m’eudail ! Elle jette un regard vers Jock qui est adossé contre le mur et qui suit l’échange avec intérêt. Il sourit à Virgi et adresse quelques mots à Abdallah dans sa langue chantante. Abdallah se redresse et salue Virgi tout en lui lançant un sourire qui pourrait rendre jaloux le soleil lui-même.

 

-          Comme Ma’me Virgi le désire… Moi aussi être heureux de voir Ma’me Virgi et qu’elle a l’air heureuse…

 

Il jette un regard sévère à Raphaël qui lui en retourne un avec un bref hochement de tête. Allons bon ! voilà les mâles qui se défient. Virgi soupire délicatement.

 

-          Je vous remercie de votre sollicitude à mon encontre, Abdallah…

 

Ce dernier se penche en une profonde révérence avant de se tourner vers le trio qui n’a pas attendu son reste pour entamer le goûter. Ils ont eu soin d’entasser un nombre considérable de victuailles sur une grande assiette que Myrtille a mis là à leur intention. Bien que chacun les ait tour à tour assurés que les vivres étaient à leur entière disposition, les galopins continuent à manger comme s’il s’agissait de leur dernier repas et à emmagasiner les victuailles. Tous attendent impatiemment que ce réflexe de survie et de méfiance s’estompera au plus vite. La patience est le seul mot d’ordre. Abdallah a compris la situation très rapidement, il sait ce qu’est la faim et aussi la survie. Il enfourne quelques denrées entre les plis de son large pantalon au grand plaisir des garnements. Enfin rassurés, ils passent la porte en se bousculant. Vige regarde son grand maître, espérant que ce dernier le gardera près de  lui, mais le signe que celui-ci lui fait indique très clairement qu’il doit accompagner ses petits maitres. Il soupire longuement en sortant, jetant un regard des plus penauds en arrière. Virgi se penche sur le grand plateau dévasté.

 

-          Il m’aurait plu d’accompagner cet excellent breuvage avec quelques douceurs, mais… je vais devoir m’en passer.

-          Il semblerait… ou non…

 

Un coup frappé sur la porte et une petite jeune fille entre avec un plateau d’une taille raisonnable garni de douceurs. Elle hoche la tête vers Virginie tout en déposant le plateau sur une table basse que Jock s’empresse de dégager pour elle. La jeune fille sourit timidement en le remerciant d’une toute petite voix. Elle rougit violemment en regardant ce bel homme qui semble la voir toute entière. Virgi sourit intérieurement. Ce diable de pirate saura toujours user et abuser de sa très grande galanterie et séduction. Voyant la jeune fille osciller sur ce qu’elle doit faire, elle décide de mettre le holà. Elle ne doute pas que Jock saura la revoir si tel est son désir. Il n’a jamais caché sa grande appétence en matière de femmes.

 

-          Merci, Clotilde et vous remercierez Myrtille pour cette attention…

-          Bien, Madame.

 

Virgi lui sourit gentiment. La jeune fille est une grande travailleuse et elle a aussi un esprit ouvert qui ne demande qu’à apprendre, ce que Virgi a commencé à faire. Clotilde leur fait une petite révérence à tous trois en lançant, juste avant de refermer le battant, un regard curieux à Jock qui lui retourne une œillade ainsi qu’un clin d’œil. La porte se referme un peu trop vivement. Raphaël sourit. La manœuvre de Jock lui est des plus connues.

            Virgi sert une tasse à chacun des hommes qui viennent se placer non loin d’elle.

 

-          Puis-je espérer une traduction, Jock…

-          Bien sûr, ma petite. Je n’aimerais pas que tu restes sur… ta faim…

Jock prend une gorgée qu’il savoure, mettant à la torture Virgi qui reste apparemment impassible. Maudit boucanier d’eau douce !

 

-          Il désire devenir un poète pour pouvoir dire que tu es « la femme » et « la bonté »…

 

Virginie écarquille des yeux. Elle déglutit délicatement. Voilà qui n’est pas banal !

 

-          C’est très… aimable de sa part…

-          Allons, ma petite, tu as désiré qu’il ne se prosterne plus, aussi, il a décidé de te rendre hommage d’une autre façon… plus fleurie…

-          Mais… C’est insensé ! Je ne désire nullement qu’il m’idolâtre ou m’encense ! Je ne serais que très heureuse de le compter parmi mes amis les plus chers et cela n’inclut nullement une dévotion quelconque.

 

Jock hoche la tête et devient grave un instant.

 

-          Je crois que tu ne saisis pas très bien la situation. Tu t’épuises en vain à lui faire entendre raison en cette matière de « liberté », ma belle. Laisse-moi t’expliquer d’où vient Abdallah et pourquoi c’est si important pour lui cette « dévotion », comme tu dis.

Jock s’assoit près d’elle, trop près selon les critères de la bienséance. C’est un geste délibéré. Virgi ne s’en formalise pas. C’est aussi pour cela qu’elle aime Jock, même si elle ne l’aime plus comme une amante.

 

-          Vois-tu, ma jolie, Abdallah a été esclave à l’âge de Dani, si jeune. Il ne peut concevoir ce que « liberté » veut dire, même si de fait, Abdallah a toujours été une personne libre. On lui a mis des chaînes pour l’assujettir, mais intérieurement, il est resté libre. Ceux qui mettent les chaînes sont plus esclaves de leur désir de dominance et de prédominance, car ils ne peuvent se passer d’esclaviser les autres, de les dominer. Abdallah a fui à un certain moment, dès qu’il a vu une opportunité, ce qui confirme ce que je sais et lui aussi, sans doute, qu’il est un homme libre, mais les habitudes ont la vie dure et il est extrêmement opiniâtre. Du reste… Laisse donc sa dévotion à ton égard exister. Elle fait partie de lui. Si tu lui ôtes cela, tu ôtes une partie essentielle de qui il est.

-          Je dois donc, selon toi, l’accepter tel qu’il est et m’incliner ?

-          Ce serait le plus raisonnable et le plus judicieux, mais tu sais comme je sais que cela ne te correspond pas. Tu ne serais plus alors la Lady Virginie que j’apprécie si tu acceptais sans plus cette situation. Votre joute fait aussi partie de votre relation et tu es opiniâtre.

 Virgi médite ce qu’il dit, puis pousse un gros soupir.

 

-          Bien. Puisqu’il en est ainsi… Autant m’y faire d’emblée.

Jock rit doucement. Il ne sera que trop heureux d’être aux premières loges de leurs futures rencontres. Il gage que le spectacle sera délectable et d’une drôlerie un tant soit peu malicieuse. Virgi, sa belle amie, ne le déçoit jamais. Il protègera leur amitié avec passion, trop conscient du privilège dont il peut encore jouir. Lui aussi est opiniâtre. Raphaël se penche en avant et passe à Jock un plat qu’il a garni de douceurs, sachant pertinemment que Jock n’en raffole pas. Jock accepte le plat, tout en souriant à son vis-à-vis.

 

-          Merci, Thomas… Je vois que tu es toujours aussi attentionné…

-          Plus que ce qu’il paraît…

 

 

 

14.

 

            La nuit est sur le point de finir. Une aube blafarde ne tardera pas à poindre sous un fog grumeleux et volatil. Raphaël jaillit du lit, nu, empoigne le stylet à manche de bois ouvragé avec de l’émail poli et de la nacre incrustée et se positionne contre le mur, mi accroupi, mi débout. Sa position est en totale défense. Les pupilles dilatées, il n’émet aucun son, les sens en alerte, les muscles prêts à s’élancer et de débouter l’adversaire potentiel.

            Virginie se réveille, les sens ensommeillés, mais prenant très vite la mesure de ce qui se passe. Elle a vu Raphaël dans cet état au début de leurs relations et la terreur qu’elle ressenti alors ne put s’effacer qu’après la conversation qu’elle eut avec lui. Oh ! Conversation est un bien grand mot. Elle ne put lui soutirer alors que quelques monosyllabes soigneusement sélectionnées. Elle n’avait pas insisté, sachant combien certaines choses ont besoin de temps pour se défaire de leur nœud gordien.

            Elle se redresse doucement, rejette le fin drap et se met sur les genoux. Elle glisse aussi lentement qu’elle peut vers le côté du lit et laisse pendre ses jambes. Le tout a duré un siècle lui semble-t-il, tant elle prend de précautions. Ses pieds touchent le sol en bois patiné. Elle se redresse. Elle regarde son homme lutter contre un ennemi mortel qu’il est le seul à voir. Elle déglutit, sachant combien précaire est la situation. Dans l’état de vigilance extrême dans laquelle son m’eudail se trouve, tout mouvement brusque peut créer une situation lamentable. Elle avance de quelques pas avec des arrêts entre chacun d’eux sans jamais le perdre de vue. La faible clarté diffusée entre les rideaux mal fermés ne lui permet pas d’appréhender toute l’ampleur de ce corps ramassé, prêt à bondir. Elle arrive à quelques pas devant lui et lentement s’agenouille. Sa fine camisole en soie écrue susurre dans le silence tendu de la chambre. Raphaël relève la tête et regarde devant lui sans voir. Virginie retient son souffle. Son cœur bat la chamade et ses entrailles poussent pour se libérer de la tension. Elle se tient agenouillée, les mains le long du corps, statue de chair en attente. Elle s’avance légèrement sur ses genoux, le corps en avant. Doucement, elle essaie de capter le regard si clair de son homme. Ce vert d’eau de source qui semble maintenant quasi transparent, phosphorescent de toute une émotion réprimée qui dit toute la rage et la souffrance. Elle tend une main, paume en l’air.

 

-          M’eudail… tout va bien… m’eudail… je suis là… tout va bien… je suis là…

 

Les mots chuchotés voyagent jusqu’à l’esprit enfiévrés de Raphaël. Son corps brille de sueur et ses muscles se tendent avec infiniment de douleur. Le stylet tremble dans la main. Une fine larme coule sur la joue ombrée. Un éclair de lucidité traverse le regard vitreux et se pose sur les traits de sa femme.

 

-          M’eudail ? Je suis là… Je suis là…

 

Le stylet glisse un peu, Virginie le prend délicatement et le dépose sur le sol à portée de main de Raphaël. Elle se penche plus encore en avant. Une sorte de gémissement s’étrangle dans la gorge contractée de l’homme. Il ferme un instant les yeux, laissant sa tête retombé contre le mur derrière lui. Il ouvre les paupières, observe un instant la position malaisée de sa femme, puis étend ses bras et la ramène sur ses cuisses musclées. Virginie se laisser attirer. Raphaël relève le fin tissu dont Virginie se défait prestement. Leurs lèvres se soudent, cherchant à se fondre. Les mots restent enfermés dans leur gangue de pensées. Les mains de Raphaël s’égare fiévreusement sur le corps de son épouse, recherchant fébrilement l’assouvissement de ses sens, désirant pénétrer dans la douceur de ce corps pour s’y perdre longtemps, anéantissant ses terreurs, ses craintes. Il veut l’aimer et être aimer d’elle longuement, patiemment, totalement. Il lui écarte les cuisses et l’empale sur son sexe durci. Virgi pousse un petit gémissement. Il la retient par les hanches, arrêtant le mouvement précipité de ses assauts. Elle reste là, les mains agrippés aux avant-bras musclés.

 

-          Viens… C’est passé… Viens…

 

Raphaël la regarde, affamé. Il laisse les hanches et leur danse de passion s’anime furieusement. Leurs lèvres s’émeuvent en laissant leurs langues danser. Les mains caressent, pincent, titillent sans fin, attisant leur folie, leur fougue. Virginie gémit, sentant poindre les prémices d’une jouissance imminente. Raphaël la regarde, la tête ployée en arrière, le corps arqué. Mo boireannach ! Lorsque le plaisir culmine dans le corps de Raphaël, les mots s’exhalent en un râle de ses lèvres dans celles de sa mo ruin.

 

-          Tha gradh agam ort, mo ruin…

 

Virginie tient son front contre l’épaule de son homme et essaie de reprendre son souffle et le rythme galopant de son cœur. Elle relève la tête et pose ses paumes sur les joues de son mari. Ses lèvres embrassent son front. Elle attire la tête de l’homme sur ses seins lourds, faisant d’eux un giron où elle désire effacer toutes ces terreurs.

 

-          Tha gradh agam ort, m’eudail… Nous devrions nous coucher….

 

Raphaël hoche la tête tout en embrassant avec désir et révérence l’amplitude de ses seins. Il se laisse glisser vers le haut contre le mur en un mouvement agile et fluide entraînant sans effort sa m’eudail. Il la prend entre ses bras, la serre contre son torse où elle se blottit. Le léger vêtement de nuit git avec abandon et grâce sur le parquet. Il dépose son aimée sur la haute couche, puis s’y allonge ramenant contre lui le corps soyeux et plein. Virgi se pelotonne contre lui. Son bras ceint à peine la largeur du torse. Elle pose la main sur son cœur qui bat lentement et puissamment.

 

-          Tu veux en parler ?

-          Non… Pas encore…

 

Virginie hoche la tête. Elle pousse son nez contre l’omoplate et laisse le sommeil prendre quartier dans son corps délicieusement alangui. Raphaël soutient le corps extenué de sa compagne. Il voit la clarté se déployer. Le jour promet d’être ensoleiller. Un bon augure pour leur départ vers son Alba.

            Virgi se réveille quelques heures plus tard et constate que Raphaël n’est pas à ses côtés. Il n’a guère besoin de sommeil, quelques heures suffisent à le remettre d’aplomb. Elle se prépare aussi vite qu’elle peut sans l’aide d’une des jeunes filles qui aident à la bonne marche de la maisonnée et dont elle oublie fréquemment le prénom, à sa grande honte. Les robes dont elle se pare ont été conçues afin de ne point toujours dépendre des autres pour les retirer ou les enfiler. Virginie aime avant tout son indépendance. Après un passage éclair dans une cuisine aux allures apocalyptiques avec une Myrtille plus que jamais dans une forme olympique, elle sort de la demeure. Elle a une idée assez juste de l’endroit où son homme peut se trouver. Derrière la maison, elle a fait édifier une petite étable dans le cas – improbable- où un cheval et un carrosse devrait y séjourner. Elle sait que Raphaël a ramené son pur-sang, une bête sculpturale, d’un noir d’ébène lustré et d’une taille bien au-dessus de la moyenne. L’homme et la bête ressemble à ce que l’on peut imaginer d’un centaure. C’est une vue admirable, mais aussi terrifiante.

            Elle entend un murmure de voix, le doux phrasé chantonnant du gaélique. Raphaël use toujours profusément sa langue maternelle lorsqu’il est perturbé. Elle soupire délicatement. Doit-elle interrompre cet aparté qui fait tant de bien à son m’eudail ? Trop tard. Mû par cet instinct sûr et vaguement menaçant qui caractérise si bien l’homme, celui-ci regarde fixement Virginie, rencognée près de l’entrée du petit bâtiment.

 

-          Je peux revenir si tu es occupé… je ne…

-          Non. Reste…

 

Le cheval a tourné sa magnifique tête vers la femme et son regard est si fixe, qu’il semble le fidèle reflet de celui de son maître. Il tend la main et Virginie pénètre dans l’espace mi-clos. Elle approche la main et caresse le flanc de l’immense bête. Elle a une pomme cachée dans les replis de sa manche aux bords en mousseline vaporeuse. Le cheval le détecte et Virginie la lui offre avec un rire joyeux occasionné par le souffle puissant des narines chevalines.

 

-          StarStreet…

-          Oui.

 

Le cheval renifle la manche de Virginie à la recherche d’une autre friandise. Elle n’en a plus et elle en est désolée. Raphaël lui a souvent expliqué que cela n’était pas nécessaire d’offrir trop de friandises, cela ne faisait que gâter la personnalité d’une bête. Nonobstant, elle aime gâter ceux qu’elle aime et elle a une faiblesse pour cet animal.

 

-          C’était un petit garçon… Il ressemblait un peu à Dani, dans le caractère, quoique physiquement il aurait pu être le frère jumeau de Louistic.  Si candide… On l’appelait StarStreet parce qu’il passait plus de temps à la « belle étoile » qu’à l’intérieur. Il connaissait chaque recoin de Londres mieux que ses poches, par ailleurs trouées. Un petit galopin des rues ! On l’aimait tous. Quelquefois certain le prenait chez eux pour le garder des intempéries, mais StarStreet n’aimait que la rue. On n’a jamais su avec exactitude ce qui s’est passé. Il traînait un peu partout et ses oreilles ont bien souvent eu vent de choses qui n’étaient ni de son âge ni de son intérêt. Est-ce cela qui est arrivé ? A-t-il été surpris alors que quelque chose se tramait ? On la retrouvé la nuque brisée. Je n’étais pas là aux moments des faits, ni des funérailles. Cathal s’est chargée de celles-ci et Ira était là aussi.

-          Ira North Island ?

-          Oui. Nous avons essaimés les bas-fonds de Londres à une certaine époque. Disons que nos histoires sont assez similaires. J’ai été heureux qu’il soit là.

 

Virginie ne demande pas où il se trouvait alors. Le simple prénom de « Cathal », autrement dit Lord Cumbries, suffit à éclairer sa lanterne. Ce dernier devait l’avoir envoyer à quelques missions d’importance. Ils se connaissent depuis bien longtemps.

 

-          J’ai mis trois ans à retrouver son assassin. Je n’ai pas voulu savoir ce qui s’était passé. Il m’a suffi de me souvenir du petit bonhomme, de sa vivacité, de ses rêves, des nombreuses fois où blotti contre moi il me parlait de ce qu’il voudrait faire « quand je serais grand et fort comme toi, Raphy ! » Il avait tant de projets, tant d’innocence ! Je n’ai pensé qu’à cela. Son innocence et celui qui a brisé celle-ci, qui la anéantie sans pitié !

-          Tu l’as tué ?

-          M’eudail… Tu sais que cela aurait été trop évident…

-          Oh ! Je croyais que…

-          Non. L’envie ne me manquait pas de faire justice moi-même et d’aucun aurait trouvé la chose juste, mais… Pourquoi m’abaissez au niveau d’une telle engeance ? A ce moment-là, j’avais mes entrées, quoique discrètes et secrètes, à Bow Street. John Mc Leighton me devait un service et il a su œuvrer intelligemment. Il a trouvé des preuves contondantes de certains vices du Monsieur en question. Malgré son titre de Lord, il n’a pas pu échapper à la potence. Avant cela, il a purgé une petite peine et disons que la voix a couru parmi les détenus qu’il avait étranglé StarStreet. On l’a retrouvé un matin dans un état lamentable… je ne vais pas entrer dans les détails de ce qu’on lui a fait subir… disons que la sentence a dû être postposée de trois semaines afin qu’ils se remettent de ses maux… Il n’est plus… Cela n’a pas fait revenir StarStreet…

 

Le cheval a posé sa longue tête sur l’épaule musclée de son maître comme s’il sentait toute la détresse et la peine de ce dernier. Je prends la main longue et ferme de son homme entre les siennes et la pose contre mon cœur. Mo ruin…

 

            Trois grandes carrioles chargées à ras-bord sont alignées non loin de la maison de Virginie. Pour l’occasion, Raphaël a fait appel à deux hommes de confiance, Robert et Peter, qui ont également leurs entrées chez les Bow Runner pour des missions ponctuelles. Leurs gabarits et leur austérité en font des hommes précis et attentifs. Ils sont assignés à l’un des convois. Ils ont été d’une rare efficacité au moment d’emplir le plateau des carrioles des inévitables choses qu’un séjour prolongé ne manque jamais de regrouper. Deux autres hommes, Jérémy et Jostein sont de solides gaillards qui travaillent normalement dans la demeure de Berkshire. Ils pourraient être d’utilité si d’aventure quelques malfrats se lançaient à l’assaut de leur convoi. Ils seront également forts utiles comme palefrenier lors de leur séjour. La dernière est celle qui a été dévolue à Myrtille exclusivement. Celle-ci ne se fie aucunement à ce qu’elle trouvera in situ et préfère se munir des ustensiles et autres nécessaires dont elle a ses habitudes. La cuisine a été un véritable champ de bataille, surtout depuis qu’Abdallah est venu deux jours plus tôt « pour donner mains à aider pour tout faire bien pour le voyage ». Depuis lors Myrtille et lui ont entamé un bras de fer continuel dont les échos retentissent partout dans la maisonnée entre un anglais approximatif, un gaélique outré et un arabe rugissant. Les arbitres, à leur insu, sont les trois galopines avec un Vige plus que jamais épuisé. Le chaton au trois prénoms essaye tant bien que mal de dormir entre les échauffourées et s’il avait pu entamer un dialogue avec Vige, chacun serait tombés d’accord sur le fait que les deux pattes n’étaient décidément pas raisonnables. Dans celui-ci ira un neveu de Myrtille, Robert, qui est arrivé deux jours plus tôt d’Écosse. Il est d’une taille impressionnante, malgré ses dix-huit ans. D’emblée, il s’est pris de fascination pour Abdallah et n’a de cesse de tourner autour de lui. Les regards admiratifs qu’il dépose sur les armes qu’Abdallah ne peut s’empêcher de porter sur lui en dit long sur son désir d’en avoir également et surtout de savoir les manier. Abdallah, fin observateur derrière ses mines patibulaires, a bien compris qui est ce robuste jeune homme et il se fait fort de l’instruire. Ce ne sera pas le premier. Il a également décidé de le faire avec P’tit Rob. L’épisode du stylet en dit long sur la méfiance dans laquelle se trouve encore le petit bonhomme. Il est bon qu’il ait quelques leçons pour savoir que la meilleure défense pour se sentir en sécurité vient de l’esprit et pas du nombre d’armes que l’on possède sur soi.

            Vaille que vaille, ils sont prêt à partir. Deux berlines ont été préparées. Dans l’une iront Virginie et, soit Jock, soit Raphaël, dans l’autre s’installeront les trois garnements avec Vige et le chaton aux trois prénoms. La maison de Virginie restera fermée et aux bons soins de quelques vigiles aussi discrets qu’efficaces, bien que le quartier ne soit pas dans une zone dangereuse comme Stepney ou Limehouse, mais les malfrats n’ont aucun mal à se déplacer pour accomplir quelques méfaits.

            Jock a aidé Virginie à s’installer commodément. L’immense alezan de couleur brun foncé lustré appelé AfaSun est attaché à l’une des carrioles, aux bons soins des deux jeunes palefreniers.

 

-          Ma gentille… Je suis heureux de t’accompagner et d’avoir le plaisir ineffable de ta compagnie et de ta conversation si intéressante, quoique moins ces derniers temps. Il est vrai que tu as la tête ailleurs…

-          Jock… Ta propension à taquiner n’est pas pour me déplaire, mais cela agace souverainement Raphaël…

-          Bon sang ! Toutes mes excuses, je vais essayer de me contraindre…

-          Mm ! Pourquoi ai-je des doutes ?

-          Je ne saurais te dire, ma gentille !

-          Mm !

 

Raphaël qui se trouve non loin a entendu l’échange. Il fronce les lèvres sardoniquement. Le séjour promet d’être mouvementé, mais Jock est indispensable pour le bien de tous. Las !

            Depuis l’autre berline, un joyeux brouhaha retentit. La voix de basse se mêle avec celle grave de P’tit Rob et celle de Dani, petit piaillement excité. Virginie sourit. Elle est si heureuse de les emmener avec eux. Elle gage que ce séjour saura leur apporter beaucoup et aussi, elle espère une certaine assurance dans leur méfiance instinctive. Elle a toujours le cœur étreint lorsqu’elle observe combien ils sont encore sur la défensive. Elle ne peut leur en vouloir, enfants des rues un jour, enfants des rues toujours. C’est un adage qui est si vrai. Raphaël en est la preuve, s’il en est nécessaire d’une. Il ne lui a encore rien dit, mais elle sait que ce sera pour bientôt. Le temps des mots est venu pour éclairer des émotions horrifiantes, trop longtemps réprimées et niées.

           

            La sortie de Londres est des plus difficiles. La grande affluence dans les rues et autres artères de la capitale rend leur convoie difficile à passer et il n’est pas de minute où ils doivent faire une halte afin de désembrouiller la cohue formée par les attelages à l’arrêt. Les interjections fusent et il n’y a pas un quolibet qui ne rende la situation plus malaisée encore. Ce n’est que routine en cette époque de l’année où Londres devient une fourmilière excentrique et irritée. Le neveu de Myrtille décide d’être le maître d’une meilleure circulation. Avec efficacité et une autorité que ne dément pas sa robuste stature, il permet aux attelages de se mouvoir avec fluidité, faisant soupirer de soulagement tout le monde. Les visages penchés hors de fenêtres des berlines et autres moyens de transport sont éloquents.

            La route est devenue plus fluide dès qu’ils ont pris cette nouvelle route revêtue de cette matière, invention de ce Monsieur Macadam. Une idée qui bénéficie assurément ceux qui prennent cette voie. Malgré cela, ils ne vont pas très vite. Les lourdes charges des carrosses ne les incitent pas à la rapidité. Le temps étant au beau fixe, cela ne dérange personne. Raphaël profite du paysage et de cette agréable chaleur. Il aime chevaucher et l’occasion est trop belle. Il passe d’un véhicule à l’autre, s’assurant que tout va pour le mieux. Il échange quelques mots, ne s’attardant jamais. La berline de sa mo graidh l’attire irrésistiblement. Le voilà bien ! Lui, l’imperturbable, jaloux comme un jouvenceau ! L’ironie de la chose le frappe de plein fouet. Ses doutes ne sont pas dirigés sur une possible trahison de l’une ou de l’autre. La loyauté tant de Virgi que de Jock n’est plus à démontrer. Ils sont fiables et cela est la base dont il a besoin pour prétendre à une relation juste et profonde avec une personne. Cela étant… Comment ne pas être jaloux d’une si manifeste et joyeuse complicité ? Les éclats de rires et la jovialité dans la voix de baryton de Jock et celle mélodieuse de Virgi le lui disent assez. Il soupire. Comment ne pas s’en réjouir et haïr cela tous ensemble ?

 

-          Oh, Jock! Que sont ces bêtises ? Tu devrais écrire tes mémoires, je suis certaine que tu aurais un succès fou !

-          Tu me prêtes un talent que je n’ai pas…

-          Voilà un mensonge qui ne te rend pas plus humble, mon ami ! Tu as un joli coup de plume et tu le sais ! Je ne suis pas la seule à le dire…Il me semble que Lady Merimont a été très sensible à tes lettres…

-          Ce ne sont que des missives, ma gentille. Il faut plus que cette petite habileté plumitive pour faire de moi un écrivain !

-          Et il faut surtout de l’imagination et la manière d’amener les choses comme tu sais si habilement le faire pour rendre une œuvre attrayante !

-          Serait-ce une proposition, ma gentille ?

-          Il se peut… L’idée m’en était venue voilà longtemps, mais… les choses se sont mises de telle sorte que je n’y ai plus songé… Ce n’est qu’en t’écoutant me narrer ces formidables circonstances que je m’en suis souvenue…

-          Cela demande matière à réflexions, mais l’idée est séduisante…

 

Jock ne parle pas des nombreux carnets de voyage et autres qu’il a chez lui. Si l’idée se met sur pied, il sera temps de les lui montrer.

 

-          Et cette œuvre inestimable portera quel titre ?

-          Oh, tu es là, mo ruin…

-          Jamais très loin de toi, mo boireannach  …

-          Maintenant que tu le dis, Thomas… «De nature voyageuse » me paraît un excellent titre…

-          Tu y avais donc pensé, Jock ? C’est merveilleux…

-          Ne serait-ce pas plutôt, Redblood, « De nature boucanier » ?

-          Un peu trop évident, ce me semble, Le Globe ?

 

Les deux hommes se jettent un regard de mutuelle reconnaissance. Le Globe ? Un surnom de son m’eudail ? Sans doute. Dans le monde des hommes, ceux-ci semblent être une nécessité. Elle ne dit rien. La côté puéril de tels échanges entre mâles l’ennuie plus qu’autre chose.

 

            Ils ne sont qu’à quelques lieues de leur principale halte. Bien que fort tard dans l’après-midi, la nuit est encore loin de tomber. Ils profitent d’une fin de journée sans encombres, entre rires et petits arrêts afin de permettre à bêtes et humains de se reposer et de se dégourdir les jambes. Les hommes restent alors plus attentifs aux abords directs de la route, surtout lors des arrêts en rase campagne. La menace qui pèse sur Raphaël, bien que peu probable de lui sauter dessus, est cependant réelle. Chacun des hommes en est conscient et se tient en vigilance constante. Au loin, Raphaël entend une cavalcade. A l’ouïe, il dirait qu’il s’agit d’un cavalier esseulé. Cependant, il n’est pas homme à prendre des risques inconsidérés. Il se porte à la hauteur des hommes de chaque voiture et en quelques mots explique la situation. Chacun se tient prêt. Raphaël laisse un peu de distance avec les attelages et sort une arme. En cas de danger imminent, il peut compter sur eux. Le cavalier est à la vue, bien qu’il ne puisse pas encore déterminer s’il s’agit d’un ami ou d’un ennemi. Bientôt, cependant, il croît reconnaître la corpulence. Joffrey ? Il pousse un petit sifflement qui avise chacun de ses compagnons que la menace n’est qu’une fausse alerte. Les véhicules se détiennent dans un concert de grincements, cliquètements et froissements. Les têtes sortent des fenêtres, alors que Raphaël attend son ami qui ne tarde pas à le rejoindre.

 

-          Alors, vieille fripouille ! Tu pensais donc partir sans moi dans ces contrées sauvages et inhospitalières de l’Écosse !

-          C’est sans doute cela qui t’a fait nous rejoindre à bride abattue !

-          Hé ! Tu me connais, je ne boude jamais une bonne course poursuite et me confronter à une aventure…

 

Les deux hommes éclatent de rire en se prenant l’avant-bras et se le serrant amicalement. Chacun sait combien Joffrey est casanier. Sa venue doit avoir quelque chose d’urgent et il sera temps à leur très prochaine halte d’en parler. Les portières s’ouvrent et chacun sort pour venir saluer le dernier venu. Le brouhaha est général et des plus confus. Les deux hommes de main de Raphaël se postent en sentinelle, discrètement. Le mouvement ne passe pas inaperçu aux yeux de Joffrey. C’est bien ce qu’il pensait, son ami est en danger et les nouvelles qu’il lui apporte ne le confirment que trop.

            Après un long moment d’échanges cordiaux et de joyeux et bruyant désordre, ils reprennent la route. Juste avant de monter dans l’attelage,  Jock a demandé civilement à Raphaël s’il désirait se « reposer dans la berline pour la suite du voyage », mais Raphaël, grand prince lui a rétorqué tout aussi poliment qu’il n’avait pas encore « suffisamment user ses pantalons ». Jock a alors fait une petite révérence protocolaire teintée d’une évidente insolence et Virgi a soupiré fortement. Les hommes !

            Le périple se poursuit à la même cadence que précédemment. Joffrey entretient Raphaël de menus propos et lui remet les salutations de leur petite famille. Il parle tant et si bien que Raphaël n’ouïe plus rien de ce qui s’échange entre sa mo ruin et ce forban de Jock ! Joffrey n’est nullement dupe et s’il a été surpris de voir Jock du voyage, il n’a rien laissé filtré. Cependant, il se doute bien que ce n’est pas pour les beaux yeux de ce pirate qu’il a consenti à telle compagnie. Une raison puissante doti l’avoir motivé et il pense avoir une petite idée de ce que cela est. Pour l’heure, il distrait savamment l’attention de son frère d’armes, le sentant irrité et aussi inquiet. S’il voyait Virginie comme chacun la voit, il saurait que celle-ci n’a que Raphaël dans son cœur. Il sait ce qu’il en a été, du moins, en substance, de la relation maintenue entre ce diable d’homme de Jock et d’elle. Il sait aussi qu’au moment de choisir, elle n’a pas hésité. Mais la jalousie est maîtresse dominante dans les sentiments d’une personne et rien, ni personne ne peut la raisonner. Il en sait quelque chose, bien qu’il n’ait aucun rival à considérer.

 

-          Et… Crispin?

 

Raphaël a réussi à rendre muet son géant d’ami, tâche oh combien difficile, mais il a plus d’un tour dans son sac.

 

-          Il est… en chasse!

-          Le fils Kersington?

-          Oui. Ce n’est plus une simple filature, c’est devenu pour lui une obsession, un but et tu le connais, il ne se détiendra que lorsqu’il aura accompli la mission qu’il s’est assigné.

-          Je vois. Avez-vous pu…

-          Gisela a envoyé une invitation en bonne et due forme afin qu’il vienne y passer quelques jours dans notre domaine dans le comté de Wycombe… Tu sais combien elle a été heureuse de retrouver son domaine de Boldwinshorp. Depuis, elle a tout remis en état et… Un intendant pourrait avoir quelques doutes sur ses capacités en la voyant agir ! Tudieu, elle est redoutable. Quelle femme !

 

Joffrey sourit béatement en se rappelant sa bien-aimée.

 

-          Quoiqu’il en soit, il s’agissait pour elle de lui rendre hommage pour son aide inestimable dans le recouvrement de son héritage. A ce propos, tu te doutes bien qu’elle te mijote quelque chose, vieux frère !

 

Joffrey éclate d’un de ses tonitruants rires. La manière de passer inaperçu après cela ! Raphaël sourit. Il acceptera par respect pour cette gente dame qui a eu son compte de mésaventures. Il a toujours apprécié Lady Gisela et son air gauche ne l’a jamais pris en défaut. Il a senti dès le début qu’elle était de ces êtres qui savent prendre en main quoique ce soit de façon énergique et néanmoins juste.

 

-          Crispin est arrivé et il a tout de suite été dans ses petits souliers. Tu le connais, il sait comme personne se fondre dans la masse et se mettre au diapason des autres et des circonstances. Quelques bêtes de nos fermiers avaient certaines dolences. Il a su habilement les soulager avec ces potions dont il a le secret et qui viennent de Dieu sait où ! Il a aidé là où son aide pourrait porter ses fruits et… bref ! Tu sais comment il est…

 

Raphaël ne dit rien. Il sait combien Joffrey est pudique sous ses airs bravaches et plein de fougue. Comme tout timide, il en fait forcément trop, mais jamais en excès. L’âge a su tempérer certains de ses engouements et emportements. Il lui reste toujours cette même pudeur. Les cinq années où il a été séparé, par les circonstances et la volonté des deux frères, l’un de l’autre ont été des plus douloureuses. Séparer des jumeaux est similaire, lui semble-t-il, à l’amputation volontaire d’un bras. Raphaël désire intensément que ceux-ci aient recouvré pleinement leur complicité. S’il a bien saisi la nature de Lady Gisela, cette invitation n’avait pour but que cela. Le prétexte était cousu de fil blanc.

 

-          Le premier jour, j’ai râlé. Tu me connais ! Crispin, avec ses quelques minutes qui ont fait de lui mon aîné, peut être absolument agaçant, d’autant qu’il est toujours de bon conseil et sait très judicieusement être présent, mais sacrebleu… Un homme est le maître chez lui, non ! J’ai donc mis les choses aux points et… Ah, petit furet !  Toujours à tirer les vers du nez ! Puisque tu veux tout savoir… Eh oui, nous avons rétabli notre complicité et… j’en suis diablement heureux, tu peux me croire, vieux frère ! Palsambleu, ce qu’il m’a manqué le bougre ! S’il lui prenait l’envie de repartir chevaucher d’autres terres que notre vieille Angleterre, j’irai personnellement le chercher par le fond de ses culottes !

 

 

 

Joffrey hoche vigoureusement la tête et son visage sérieux prouve combien il est déterminé. Raphaël sourit légèrement. Un soupir discret sort de son ample torse. Grands Dieux ! Ce n’est pas trop tôt. Lucas sera enchanté, lui qui est le plus proche de Joffrey et celui qui a été le plus présent aux heures les plus sombres durant ces maudits cinq ans d’exils mutuels.

 

-          Nous approchons de notre première halte. Nous y passerons la nuit. Les enfants et ce brave Vige en ont besoin !

-          J’imagine bien ! Mais…

 

Joffrey regarde l’endroit et le reconnaît aussitôt. Gretna Green ? Non ! Il regarde Raphaël qui arbore cette mine fair play si inexpressive et il pousse un grand soupir. Lady Virginie ne va pas lui faire de cadeaux !

 

 

 

 

15.

 

            Le convoi s’arrête dans une cours semi pavée d’une auberge de relais. L’aubergiste, un homme grand et bedonnant s’empresse vers Raphaël, qu’il a reconnu manifestement. Des serviteurs ainsi que des palefreniers s’activent autour des attelages et des chevaux, qui pour aider à descendre de ceux-ci, qui pour amener les lourdes voitures vers les écuries. Les deux hommes de main de Raphaël, et sans doute le neveu de Myrtille, resteront dans celles-ci afin de prendre soin de leurs avoirs. Le tintamarre est assourdissant. Jock aide Virgi à descendre de la voiture, parlant toujours, espérant distraire sa belle amie qui n’a pas encore pris vraiment connaissance des lieux où ils se trouvent. Lorsque ce sera le cas, il gage que son mari va en prendre pour son grade, la connaissant comme il la connaît. Il en viendrait presque à le plaindre, s’il ne subodorait une quelconque manœuvre de ce coquin au regard de tigre !

Une belle femme gironde s’approche vélocement, sans doute l’épouse de l’aubergiste et Abdallah lui fait une profonde révérence. Surprise par ce geste inusité et l’aspect de cet étrange géant cuivré, la femme reste sans bouger, les yeux écarquillés. Jock qui a vu du coin de l’œil ce qui se passe, se porte rapidement aux côtés de la femme et de son fidèle serviteur, mais surtout ami Abdallah.

 

-          Abdallah…

-          Maître…

-          Abdallah!

-          Bien… Sir Jock alors, si tu préfères…

-          Tu ne dois pas saluer ainsi une femme qui…

-          Mais… Toi me dire que devant femme, il faut faire salutation, pas prosternation…

-          Oui, mais il y a des degrés…

 

Les trois garnements, qui se sont pris d’une passion effrénée pour ce géant enthousiaste et surprenant, tournicotent autour de lui. Vige profite pour aller faire un besoin urgent et repérer olfactivement les lieux, tout en permettant à la boule de poils aux trois prénoms d’en faire autant, le repérage en moins. La petite bête est un soporifique ambulant ! Dani s’avance et vient se placer devant Abdallah qui a la mine déconfite de celui qui ne comprend rien à rien.

 

-          M’sieur Lalala…

-          Lalala pour toi, afroukh…

-          Lalala… J’crois qu’M’sieur Jock, il veut dire que c’est com’ pour les escaliers, ça dépend qu’la person’ elle est où sur la marche dans l’escalier et alors on doit faire la relevance qu’y faut…

 

Abdallah plisse les yeux et se met à la hauteur du petit bonhomme. Il sourit.

 

-          Je crois, dagouzlan, que j’ai compris…

 

Il se tourne vers la femme qui ne sort pas de son ébahissement et lui fait une brève inclinaison du buste en lui souriant de toutes ses dents. La femme a un hoquet et se précipite vers Virgi qui regarde autour d’elle, les sourcils froncés et les yeux plissés dans une attitude qui devient de plus en plus belligérante à mesure que son regard prend connaissance de ce qui l’entoure. Jock soupire intérieurement. Ce voyage promet bien des tensions !

 

            Enfin installés dans une pièce aménagée à leur entière disposition, ils prennent goulument les collations préparées à leurs intentions. Virgi voyant tout son petit monde en sécurité et heureux, se lève lentement et sort de la pièce en souriant légèrement à ceux qu’elle croise. Elle arrive dans un vestibule qui mène à l’extérieur ou à un escalier menant aux étages. Elle hésite. Elle ne sait pas où aller, mais elle ressent le besoin de s’écarter afin de prendre ses marques. Ce voyage s’annonce…

 

-          Tu penses trop, mo chridle…

 

Virgi sursaute. Ce diable d’homme se meut comme un félin, silencieux et agile. Il se colle à elle en lui prenant la taille. Elle se laisse aller un peu, juste un instant fugace avant de s’écarter. Il doit lui rendre compte de certaines choses. Elle ouvre la bouche en se redressant, hiératique. Raphaël la tourne vers lui et l’embrasse à pleine bouche en la menant sous le couvert du large escalier. Elle émet un bref son qui se meurt très vite dans leur baiser fougueux. Leurs langues bataillent, à l’assaut d’un plaisir toujours à l’affût de s’éveiller et de s’épandre. Raphaël écarte sa bouche d’un pouce et regarde sa femme.

 

-          Pas ici… Montons, nous serons plus tranquille…

-          Mais…

-          Il y a un petit salon qui fera l’affaire.

-          Oh !

-          Déçue, mo ruin ? Avais-tu donc quelques idées palpitantes à…

-          Tais-toi, gredin ! Je suis fâchée avec toi et tu n’y couperas pas…

-          J’imagine… Allons, ma boireannach…

 

Virgi ramasse ses jupes élégamment et le précède dans l’escalier. Raphaël observe le balancement susurrant avant de plaquer une main sur le bas du dos, caressante et puissante.

 

-          M’eudail… Cela suffit!

 

Une porte claque quelque part en aval de leur ascension. Virgi se redresse, alors qu’apparaît une soubrette, les bras chargés  de draps. Elle les salue poliment et passe son chemin. Raphaël sourit. Sa femme a des pudeurs de jeune fille qui l’amusent et l’attendrissent.

 

            La porte de la petite alcôve sitôt refermée, Virgi se dresse devant Raphaël de toute sa hauteur, l’acculant contre le battant épais de la porte. Elle se hausse tant et plus et le fulmine du regard.

 

-          Que prétendais-tu faire ne m’amenant en un tel lieu ? Et ne me dit pas que c’est une faveur ou un cadeau pour un des moments les plus merveilleux de ma vie avec Nathaniel, tu ne ferais qu’ajouter l’insulte à l’outrage !

 

Raphaël regarde le visage rougit de Virgi, ses yeux fixés sur lui, ardents et coléreux. Il laisse échapper un petit soupir, se rendant à la raison, sans plus.

 

-          Nous devrions nous asseoir, mo ruin… Les explications prendront quelques temps…

 

Galamment et précautionneusement, il prend Virgi par le coude et l’attire vers un confortable siège d’une profondeur et d’une largeur appréciables. Il l’accommode avant de venir s’asseoir non loin d’elle, de façon à pouvoir la regarder lorsqu’il commencera ses explications. Son esprit analytique a concocté vélocement une manière juste de lui en dire assez, sans tout dévoiler. Virgi écoute attentivement, ne le perdant jamais de vue, hochant la tête quelquefois en signe de reconnaissance d’un tel ou tel fait, d’un tel ou tel personnage. Chaque partie de ce que son aimé lui dit est soigneusement gardé dans quelques recoins de sa mémoire, sachant bien combien elle ne aura l’usage à un moment ou à un autre dans l’avenir. Raphaël conclut avec sa précision coutumière. Elle ne dit rien durant quelques instants. Ses yeux regardent fixement se mains jointes sur ses amples jupes. Elle relève la tête et scrute les traits bien ciselés de cet homme qui ne sait que l’étonner, l’incendier et l’attendrir. Ce dernier verbe pourrait l’horrifier tant il s’est forgé une image de dur à cuir. Dani, Ira et sans doute Lord Crumbies sont les seuls, outre elle-même, à connaître cette facette de lui. Le diable d’homme sait comme personne se garder d’être trop peu flegmatique.

 

-          Puis-je te donner un conseil avisé, oh Grand Stratège ?

 

Raphaël sourit en coin en lui faisant signe de la main de l’éclairer de son savoir.

 

-          Un danger potentiel occulté sciemment peut se retourner contre ceux qui le font et rendre ainsi plus poreuse la ligne de défense élaborée ! En prévenant quelque peu ceux qui peuvent être concernés par l’affaire, il peut se créer un avantage certain ou, tout du moins, une mise en garde qui permettrait aux défenseurs de réagir utilement au moment adéquat.

 

Raphaël sourit en demi-teinte. Le voilà mouché et de belle façon encore ! Une leçon de stratégie ? Voilà qui ne manque pas de piquant, y compris si celle-ci est amplement méritée, s’il veut bien en convenir par honnêteté. Il n’y a pas à dire l’Iliade et l’Odyssée n’ont pas été lu en vain. Et Nathaniel, son défunt mari et Jock… son… ami, pour ainsi le dire, ont su l’instruire comme il se doit en ces matières. Son manque de confiance le perdra assurément, d’autant que maintenant…il n’est plus seul.

Les mots le frappent violemment, tant ils recèlent de vérité. Mais, peut-il laisser derrière lui toute une vie de méfiance et de circonspection ? Il en doute, mais il fera son plus grand effort, il se le doit, mais plus encore à elle et aux enfants. Il lui fait une légère révérence du buste, tout en lui prenant la main semi-gantée de gants en fine dentelle de Bruxelles et la portant à ses lèvres pour un baiser caressant et plein de promesses.

 

-          Je loue ton intelligence…

-          Loues-là plus concrètement et intelligemment, m’eudail…

-          Je m’y efforcerai sans faillir à cette tâche…

 

Virgi soupire lourdement. Elle le comprend si bien. Sa tâche est faîte de choses difficiles, de secrets et de confidentialités qui l’exposent à mille dangers. Comment lui reprocher de vouloir les garder en sécurité, elle et les enfants ? Pourtant, elle sait qu’elle a raison. Si elle ne sait pas ce dont il s’agit un  minimum, comment pourrait-elle l’affronter efficacement.

 -          Je suppose que tu ne me diras rien de ces « gens » qui viendront te voir ici ?

-          Le moins possible. Il nous a semblé plus judicieux de nous rencontrer dans ce lieu de passage, plutôt que près de chez eux.

-          J’assume donc qu’ils sont gens d’importance là où ils vivent. C’est finement conçu, mais sache-le, si tu me prends encore au dépourvu en me mettant en évidence, comme c’est le cas avec cette halte, je ne douterai guère à mettre en pratique les moyens de lutte que tant Nathaniel, que Jock m’ont appris !

Raphaël réprime à dures peines un éclat de rire. Nul doute qu’elle sait habilement se défendre, mais face à lui, elle n’est qu’une novice. Et Dieu le garde qu’elle ne se rende compte qu’elle a un moyen beaucoup plus certain de le mettre k-o. Ses courbes alléchantes, son visage, son maintien, sa grâce vitale sont autant de coups mortels pouvant le mettre à genoux de belle façon ! Virgi baisse le regard qu’elle a maintenu fixé sur lui, mais il a eu le temps de voir une lueur qui le fait douter, soudainement. Il l’attire contre lui d’un mouvement précis et rapide. Son corps se pose sur ses genoux, contre son torse, s’y love avec douceur et lascivité. Le désir ondule de leurs hanches, de leur peau, de leur attirance inassouvie. Un coup est frappé sur le battant. Plus tard, bien plus tard, promettent leurs yeux et leurs mains. Virgi se rassoit, alors que Raphaël se relève pour se mettre debout près d’elle dans une attitude respectueuse. Il lance un bref ordre d’entrée. Joffrey pousse sa trogne rieuse et vaguement sardonique entre le chambranle et la porte.

 

-          J’espère ne rien interrompre… Les lunes de miel creusent les appétits…

-          Nullement ! Cependant, ta vilaine face n’est pas vraiment ce qui se fait de mieux en matière de bienvenue…

-          Ouh là, tout doux, mon brave ! Si ces propos alambiqués sont supposés être une insulte, sache que tu es encore loin du compte et que tu pourrais demander quelques leçons à Russell qui est maître en cette matière. Sinon, nous nous apprêtons à faire une promenade aux alentours. Cela nous dégourdira les jambes et les… pensées…

 

Il disparaît à la vue, laissant la porte entrouverte.

 

-          Dans dix minutes dans le hall, mes braves amis !

 

Ils l’entendent siffloter gaillardement dans les escaliers. Virgi rit tout bas, alors que Raphaël va fermer la porte. Dix minutes ? Voilà un temps fort court, mais pas pour certaines choses comme… Il se laisse tomber près de Virgi, la reprend contre lui et l’embrasse à pleine bouche, laissant leur volupté croître doucement en eux. La main de Raphaël s’insinue sous les jupes, se pose sur le sexe humide et excité de sa boireannach et l’attise de doigts lestes et agiles. Virgi gémit dans la bouche de son homme. Le plaisir monte et bientôt l’orgasme explose dans son corps. Raphaël continue à l’embrasser, laissant les vagues de jouissances mourir lentement les unes après les autres. Il la berce doucement.

 

-          Nous reprendrons tout cela plus précisément, plus tard… le bon air d’Alba nous attend…

 

 

            L’après-midi présente un front céleste uni, d’un bleu si particulier à ces vertes contrées. Le soleil dense rend l’air tiède et odorant, clairsemant les alentours de rayons éclatants, éclaboussant de luminosité chaque lieu, personne, endroit. La petite troupe bruyante et joyeuse sont parties vers les champs où une sorte de sentier mi herbeux, mi poudreux leur indique le chemin à suivre. Virgi s’arrête quelques instants pour essayer de voir si tout son petit monde est bien là. Ses yeux ne sont plus ce qu’ils étaient, mais après quelques ajustements de rétine, elle voit qu’ils sont bien tous là, en cohorte vivace et désordonnée. Elle sent arriver silencieusement derrière elle Raphaël, parti quelques instants pour disposer sans doute les choses à sa manière prudente et circonspecte. D’un mouvement brusque et sec, elle se tourne légèrement vers lui et lui ouvre l’ombrelle bordée de fine dentelle ajourée au nez et à la barbe.

 

-          Eh, Lady Vir!

-          Oh, tu étais là, m’eudail… Mille excuses ! Ton pas est si léger que je ne l’avais point entendu venir…

 

Raphaël a un rire bas et grave. Il lui claque les fesses. Virgi qui ne s’attendait pas à cela fait un bond en avant.

 

-          Oh!

-          Allons, boireannach, nous devons nous presser si nous voulons les rattraper.

 

Il plie son bras dans un geste formel et galant. Virgi le regarde sous son ombrelle et lui décoche un gracieux sourire. Raphaël réprime le sien. Sa bean…

 

La campagne environnante est d’une telle splendeur. Le sentier pris est malaisé à certains endroits, mais personne ne s’en plaint. Les garnements galopent partout avec un air extasié et pour la première fois ressemblent vraiment à ce qu’ils sont, des enfants. Vige est pris de frénésie et s’élance à travers champs comme un fou et revenant vers la petite troupe déambulatrice comme un boulet de canon. Chacun sourit et plus encore lorsque Dani se met à courir en l’appelant à pleins poumons, manifestement inquiet de le voir continuellement ainsi disparaître à sa vue. Abdallah sensible à l’inquiétude de son petit ami décide de le hausser sur ses larges épaules. De temps en temps on l’entend crier des «  Pars pas trop loin, Vige, sinon qu’après on pourra p’t’êt’ pas t’retrouvé et t’auras alors trèèèèèssssssss peeeuuuurrrr ! », ce qui fait rire toute la petite troupe.

Un bref miaulement plaintif sort d’une des poches de sa veste aux manches retroussées, seule manifestation du chaton à trois noms qui voit son sommeil ainsi perturbé à nouveau. La première fois, il s’était plaint, lorsque Dani, le front plissé s’est dirigé à Vige, revenant d’une de ses courses champêtres échevelées.

 

-          C’est bien de vouloir dépatagourdir les pattes, Vige, mais c’est pas bien pour Matthieu…

-          Sultan !

-          Gregory !

 

P’tit Rob et Loustic ont lancé le prénom qu’ils ont choisi pour le chaton, mais Dani se borne à hausser les épaules. Pour lui, c’est Matthieu !

 

-          … parc’qu’y est encor’ qu’un p’tit bébé, mêm’ que toi, t’es aussi un bébé, mais un grand qui peut aller bien partout, mais lui, y peut pas..  Et s’il était tombé, hein, Vige  et qui s’rait perdu qu’que part dans les grand’z’ herbes ? Chui sûr qui aurait très peur alors et nous aussi ! Y sait pas bien encor’ comment y doit s’tenir et si tu cours alors il ne va pas pouvoir s’tenir parc’qu’y a d’petits griffes et que les p’tites pattes, elles vont glisser et alors…

-          Tais-toi, Dani !

 

Dani murmure quelque chose entre les lèvres, alors que Vige est resté assis devant son petit maître, attendant que celui-ci finisse de parler. Cette manie qu’ont les deux pattes de toujours parler ? Dani a alors pris la petite bête sommeillant avec douceur et la transférer dans une de ses poches, qui a vu des jours meilleurs.

            Ils continuent la promenade en parlant de l’une ou l’autre chose, sans vraiment prêter d’attention, juste pour le plaisir de converser dans un décor magnifique, juste pour la joie de pouvoir se détendre en toute amitié et affection. La voix d’Abdallah résonne fort dans l’air chaud de cette après-midi bucolique et Jock sourit. Son ami est une force de la nature qui ne laisse de l’étonner.

 

-          Quand as-tu ce... rendez-vous secret?

-          S’il est secret, mo ruin, il ne peut être porté à ta connaissance...

 

Jock qui a offert son bras à Virgi après l’avoir vu trébucher deux fois et ce, malgré l’aide de son époux qui lui a également prêté son bras pour la soutenir, rit légèrement. Il sait de quoi parle Raphaël, étant partie prenante de cette discussion. Virgi fait une moue disgracieuse en roulant des yeux.

 

-          Cette absurde manie qu’ont les mâles de faire des secrets de toutes choses...

-          Oh! Voilà une intéressante affirmation, mo ruin! Veux-tu parler de cette “manie” qui font que les femmes n’exposent pas tout aux hommes, mettant leurs “conversations” et leurs actes sous l’intitulé : choses réservées aux dames ?

-          Il n’a pas tort, ma gentille! Je ne connais guère de femme qui ne sache occulter quelque chose aux hommes et arguer que ces dernières sont choses privées et peu d’intérêt pour la gente masculine.

-          J’en conviens, mais ici, il s’agit juste de...

-          ... de ne pas te mettre en danger... Me fais-tu confiance en mesurant la part de ce qui convient que tu saches et celle qu’il vaut mieux te taire?

 

Virgi s’est arrêté et regarde fixement son homme. Quelle étrange question, en vérité !

 

-          Il m’appert, m’eudail, que cela va de soi! J’ai pour toi la plus grande des estimes et j’ai pleine confiance en tes facultés de jugement. Seulement, deux cerveaux valent mieux qu’un et tu pourrais ne pas toujours bien évaluer les circonstances, ce qui ne serait pas le cas si tu m’adjoins à celles-ci.

 

Le ton raisonnable et plein de sereine assurance fait éclater de rire Jock qui connait trop sa gentille. Raphaël sourit amplement. Sa femme ne lâche jamais prise, ce qui est un atout, mais pas toujours. Il embrasse la paume de sa femme avec tendresse, repose la main doucement sur sa manche.

 

-          Pressons le pas, veux-tu? J’entends Dani hurler à nouveau. Il semble que notre petite terreur ait bien du souci ce jourd’hui!

 

Virgi acquiesce et gracieusement accepte la suggestion. Elle aura essayé ouvertement. Il lui reste à trouver une autre façon. Les hommes sont si agaçants, quelquefois !

            Ils sont revenus à pas indolents des verts pâturages entre rires, chamailleries enfantines et discussions inconsistances. Joffrey Barton a parlé longuement avec P’tit Rob, flanqué de son inaltérable second Louistic. Ils parlent avec sérieux et on voit que P’tit Rob est suspendu aux lèvres de celui qu’il considère comme son mentor, sinon une sorte de père. Joffrey comprend si bien ce jeune garçon, sa position, ses attitudes qu’il plagie si malhabilement de celle de ses aînées, cet air digne aussi qu’il a sans s’en rendre compte. Un sérieux qu’il reconnait comme celui d’une trop grande charge pour un si jeune âge. Joffrey fera tout ce qu’il peut pour l’alléger, il ne désire voir personne de si jeune fouler ce genre de sentier nauséabond et destructeur. Ses frères d’âmes et d’armes ont tous dû passer par là et les séquelles n’en sont que trop ruineuses pour ce qu’elle apporte. Elles ne sauraient valablement apprendre quelque chose de primordial à quelqu’un, quoiqu’en disent les moralisateurs de tous crins ! Lorsque la souffrance est là, la seule chose que l’on désire alors est de ne plus la vivre et pour cela, presque tout est bon pour s’en défaire. Quelle est donc alors la leçon si importante à tirer ?

            De retour à l’auberge, une collation leur a été servie et chacun en a pleinement profité. Ils ont pu gagner leurs chambres respectives pour des ablutions ou encore un peu de repos. Les voyage, même à pas très mesuré, rognent immanquablement les forces.

 

Plus tard dans l’après-midi terminant, à ce moment incertain où le jour laisse paisiblement la place à la nuit, les trois garnements sont sortis. Les hommes de Raphaël qui se font passer pour le personnel assure une garde discrète. Vige s’approche des champs où Starstreet pait en toute tranquillité. La magnifique bête se repose du long trajet depuis Londres, quoiqu’elle ait déjà parcouru de plus longues distances par le passé. Avec un maître tel que Raphaël, cela n’est guère surprenant. Vige se met à sautiller et gambader, espérant attirer l’attention de ce quatre pattes de toute beauté et accessoirement un de ses sauveurs. Starstreet avait piaffé devant son premier maître, un deux pattes monstrueux qui le battait presque toujours, sa mère l’occultait souvent et lui-même avait l’instinct de disparaître à la vue très souvent. Cependant, ce deux pattes le retrouvait et le battait alors plus fort. Starstreet avait levé ses deux pattes d’avant et le méchant deux pattes en était tombé sur son gros cul, droit dans une grosse flaque. Son grand Maître avait levé sa cravache et le deux pattes s’était traîné en gémissant pour échapper aux coups, sans bien y parvenir. Il ressemblait à ces autres quatre pattes, très courts sur elle et qui ont une drôle de queue. Lorsque l’homme était rentré dans son étable, son grand Maître la alors pris dans ses bras, il a sorti de ses fontes une sorte de plaid et l’a emmailloté, puis ils sont partis.

            Vige l’aime depuis lors. Le cheval s’approche, curieux de voir ce que ce petit quatre pattes lui veut. Il n’a pas que cela à faire. Majestueux et dédaigneux, il glisse un regard sur la bête et continue à paître. Vige redouble de bondissements et de caricoles, mais StarStreet ne se laisse pas distraire de cette abondante et verte herbe fraîche. Vige fait un bond de côté et se met en position de star block en poussant un joyeux aboiement. La grande et fine tête chevaline se hausse dans un mouvement majestueux, toisant de toute sa hauteur l’infernal cabot impertinent. Il cesse sa puissante mastication, regarde le chiot et fait volte-face. Il relève un peu sa queue et la secoue avec panache, lève lentement sa patte arrière droite et donne un petit coup péremptoire sur la terre meuble et herbue, puis fier et indifférent, s’éloigne.

Vige s’assoit, regardant partir la superbe créature, dépité. Pour une fois qu’il avait un quatre pattes de sa taille ou presque et en plus de haute lignée, voilà qu’il le dédaigne, pense-t-il chagrin.

Dani qui a assisté de loin à toute la scène, s’approche vélocement de son ami. Il grimpe sur le long dos musclé et lui souffle à l’oreille.

 

-          Pas grav’, Vige ! S’y veut pas t’causer, ben c’est qu’y pire pour lui ! Tout’ façon, toi t’es plus beau qu’lui, j’dis !

 

Raphaël discrètement posté un peu plus loin et qui a assisté aussi à toute la scène, à ses mots dit avec ferveur et conviction, réprime un éclat de rire. Vige se laisse tomber lourdement sur l’herbe grasse, en soupirant longuement. Le petit chaton à trois prénoms couine doucement entre les longs poils du cou de son ami et protecteur canin. Dani le prend entre ses petites paumes et lui susurre quelques mots. Le chaton baille ostensiblement, cela ne le regarde nullement ! Raphaël éclate de rire. Vige pousse un petit jappement. N’est-il pas l’heure de casser la graine ?

 

            Le souper se passe dans une atmosphère pleine de rires, de conversations triviales et d’une dense et chaude affection. Les plats copieux et savoureux mettent à la fête les palais les plus difficiles et donnent à chacun la possibilité de se remettre totalement des heures ardues du voyage. Avant la fin du repas les trois garnements oscillent de la tête. Abdallah, ainsi que Joffrey, prend en charge les petits et les amènent à leur chambre. Abdallah est chargé de les protéger durant la nuit, tâche qu’il prend avec un létal sérieux. Vige, qui a pu rester exceptionnellement dans la salle qui leur a été assignée pour de telles agapes, ronflote doucement en rêvant copieusement. Son grand corps pelu s’agite souvent et de légers gémissements sortent de sa gueule entrouverte. Raphaël sourit, le sachant heureux. L’aubergiste, un homme immense doté d’un volumineux ventre et de bras aussi noueux qu’un jeune arbrisseau, a échangé quelques mots avec lui. Il possède deux chiens semblables à Vige et les adorent tout bonnement. Il les a éduqué afin qu’ils soient aussi parfaits à l’extérieur qu’à l’intérieur. Lors de la conversation, il a laissé entrevoir qu’il le connaissait. Il savait de ses capacités comme entreneur de chevaux, même si ce n’est pas son métier et aussi sur ses méthodes de dressage des chiens. Raphaël fut un peu surpris par cette déclaration, mais lorsque Mr. MacLoren lui a dit connaître Jim O’Shaughun, tout s’emboîta. Jim est un ami qu’il connaît depuis sa jeunesse dans les rues de Londres. Il est aujourd’hui entraîneur de chevaux et a une écurie que beaucoup envie. Son don pour les bêtes en général et pour les chevaux et les chiens en particulier est connu et reconnu. On vient de très loin pour le consulter et avoir un cheval de son écurie est une garantie sans prix. Raphaël est en partie associé dans ses entreprises et il est connu dans certains milieux pour ces capacités avec les animaux. N’en faisant ni office ni commerce, le nombre de personnes connaissant cette aptitude est donc restreinte et cela l’étonne que ce brave homme sache cela de lui. Virginie présente alors, s’en étonne aussi. Il gage qu’elle n’aura de cesse de le questionner là-dessus.

            La fin du repas voit les heureux convives et repus se disséminer qui vers sa chambre, qui vers un salon afin d’y boire un dernier cordial ou quel qu’autre boisson et, peut-être, jouer à un quelconque jeu de société. Après les salutations d’usage pour cette fin de journée, Virginie et Raphaël vont à leur chambre. Une petite alcôve adjacente leur permet de passer là quelques temps avant de se coucher. Un bureau est dans un coin de la petite pièce. Alors que Virginie prend place dans l’ottomane afin de lire un des livres emportés, Raphaël s’assoit devant le petit meuble. Il dépose un écritoire en bois patiné sur la table, l’ouvre avec précaution et en retire une feuille de papier, une plume et un encrier. Il débouche le récipient en gros verre dépoli où l’encre noire qu’il fait spécialement élaboré pour lui attend d’être utilisée.  Virginie le regarde faire. Ses grandes mains fines et puissantes ont des gestes efficaces et gracieux. La plume crisse un peu sur l’excellent vélin. Lorsqu’il termine il dépose le sable fin afin de sécher l’encre avec dextérité, puis pli la feuille comme il se doit et la cachète en déposant son sceau gravé dans une chevalière en or massif. Le cachet est une étrange lettre entourée par un chardon très stylisé. Virginie a toujours pensé que ce cachet recelait beaucoup plus qu’un signe de reconnaissance. Son appartenance à ses origines écossaises, sans nul doute, mais plus que cela. Il y a une histoire qui touche profondément son homme, mais elle ne lui a jamais posé de questions à ce sujet. Elle a très vite su que Raphaël a des zones d’ombres dans lesquelles nul peut s’aventurer. Elle l’aime trop pour seulement l’envisager.

            Raphaël vient de sceller trois autres missives de la même manière avec autant de grâce que d’austérité. Chaque geste est mesuré et fait pour être précis et économe. Elle admire cela en lui et cela l’atterre bien souvent. Une si astreinte et rigoureuse discipline dit plus sur lui et ce qu’il a dû vivre et supporter que tous les récits qu’elle pourra jamais entendre de lui ou d’autres. Il se lève silencieusement. Il est si beau dans le clair-obscur de la pièce, une telle énergie réprimée. Elle s’étire délicatement dans le siège. Le regard si clair parcourt le corps de sa femme et il déplore intérieurement de ne pouvoir l’honorer comme il le désire. Certaine affaire d’importance le requiert ailleurs.

 

-          Je dois remettre ces missives à l’un de mes hommes afin qu’il l’emporte, séance tenante, à Londres. Je reviens, m’eudail…

 

Un dernier regard de ce vert si clair caresse sa femme avant qu’il ne sorte. Virginie soupire. Raphaël revient aussitôt. Elle le sait prêt à repartir pour ce rendez-vous secret. Elle a plus ou moins promis de ne pas le suivre dans cette mission et de l’attendre bien sagement, mais elle n’est pas femme à se contenter de cela. Quelques minutes plus tard, Raphaël l’embrasse passionnément en lui susurrant de ne pas l’attendre éveillé et qu’il ne tarderait pas trop. Il sort diligemment. La porte sitôt fermée, Virginie se déprend de sa robe qui a été conçue spécialement pour se défaire sans aide et facilement et elle apparaît avec un pantalon moulant noir sous une chemise en lin qu’elle recouvre d’une grande redingote foncée. Elle a déjà muni celles-ci des quelques armes qu’elle a toujours soin d’avoir sur elle quand elle l’use dans ces missions si particulières. Elle glisse ses pieds dans des bottes qu’elle a, tout en enserrant ses cheveux dans un grand chapeau mou qui occulte partiellement ses traits et totalement ses cheveux qu’elle a fait coiffer en chignon très serré pour le souper du soir. Rapidement, elle sort de la chambre. Elle écoute un instant les bruits venants de la maisonnée encore en partie éveillée. Elle entend la voix de Raphaël qui semble parler avec l’aubergiste. Brave homme ! Il va lui permettre de ne pas perdre la trace de son mo ruin. Lorsqu’elle entend que celui-ci sort de l’auberge, elle prend un couloir qui l’amène à une porte qui donne sur l’arrière et qui lui permet d’arriver plus vite sur l’unique route qu’il y a devant l’auberge. Elle se retrouve dans une sorte d’abri naturel fait d’un renfoncement de haie et de futaie. Là elle voit Raphaël passer à cheval. Elle bifurque jusqu’à l’enclos où un des palefreniers à son service lui tient une jument prête. Elle l’a grassement payé pour qu’il se tienne prêt à cet endroit stratégique avant le souper. Elle enfourche le cheval avec maestria et suit lentement Raphaël qui a pris un trot lent et mesuré. Elle l’entrevoit légèrement à quelques distances devant elle. Avec prudence, elle le suit. Elle a demandé au palefrenier de mettre des torchons aux sabots afin qu’ils ne fassent aucun bruit et cela est concluant. Il s’arrête quelques trois lieux plus loin dans une maison assez modeste qui ressemble à une demeure d’un particulier qui pourrait s’avérer être un notaire. Elle décide de s’arrêter en quelque endroit peu visible de la route. Elle laissera le cheval attaché, puis s’approchera de la demeure afin de voir ce qui s’y passe. Elle démonte silencieusement, donne quelques sucres à la jument tout en lui susurrant quelques paroles en lui caressant le chanfrein, puis lentement part vers la maison lorsqu’elle se voit stopper par une masse corporelle sombre et musculeuse. Elle sort diligemment sa dague de sa poche, mais l’homme la lui retire prestement.

 

-          Allons, ma belle,  ne t’ai-je pas appris qu’il valait mieux d’abord un coup franc entre les jambes avant d’utiliser l’arme de poing…

-          JOCK !

-          Oui. Chuuuut… tu es devenue une vraie experte dans ce genre d’équipée, dis-moi…

-          Mais… Comment ?

-          Croyais-tu sincèrement que Raphaël n’aurais pas vu clairement tes intentions ? Accordes-lui quelques crédits, ma jolie… Cependant, j’ai bien failli te perdre à l’une ou l’autre occasion… Mais… Tu n’aurais pu le faire vraiment…

-          Peste soit des hommes et de leur arrogance!

 

Jock rit tout bas en retenant son amie contre lui quelques instants.

 

-          Ne nous maudits point, ma gentille ! Nous allons rester sagement ici jusqu’à ce que Raphaël nous rejoigne.

-          Mais…

-          Virginie ! Crois-moi, tu ne peux apparaître maintenant, c’est important que Raphaël fasse cela seul ! Je puis t’assurer que tu auras ta part dans ses affaires, mais pas ce soir… Acceptes-le avec cette intelligence que tu sais user à bon escient.

-          Adulateur !

 

Les mots de Jock lui plaisent, car elle les sait sincères. Il est l’une des personnes qui a toujours respecté ce qu’elle est. Cependant, elle le connait trop pour ne pas se savoir habilement manipulée. Elle reconnaît la finesse de toute l’affaire et elle en rira sans doute plus tard. Pour l’heure, elle attendra puisqu’il le faut.

 

-          Je me rends…

-          Je t’en remercie.

 

La nuit n’est guère chaude, surtout en comparaison de la journée exceptionnelle et ensoleillée qu’ils ont eue. Elle frissonne légèrement dans sa redingote. Jock ouvre la lourde cape sombre et les enveloppe. Le geste est amical et ambigu. Elle ne veut pas y penser. Jock est un homme qui reste proche d’elle, même si Raphaël est son homme. Non loin de là une sorte de muret ébréché leur sert de siège. Jock l’assoit sur ses genoux afin de lui éviter la froidure des pierres moussues. La cape les tient au chaud et leur proximité plus encore. Ils ne disent rien, se laissant absorber par les bruitages si particuliers de la nature nocturne autour d’eux. Le ciel est une immense toile sombre piquetée de points brillants et palpitants. Jock se souvient d’autres cieux, sous d’autres latitudes. La même grandeur, la même splendeur. Il énumère lentement quelques constellations qu’il présente d’un doigt sur à sa compagne, les agrémentant de quelques histoires. Sa voix de baryton bien timbrée glisse dans l’ouïe sensible de virginie et la fascine. Son attention se dévie de ce que fait son homme, du danger dans lequel il pourrait se trouver. Jock continue ce récit décousu d’un ciel qu’elle a vu bon nombre de fois, mais qui lui est resté aussi hermétique et mystérieux que la vie même. Un temps infini se passe lorsque Jock s’arrête abruptement de parler, la soulève pour la mettre debout, se place devant elle tout en sortant une arme à feu de sa veste. Un bref bruit de sabot se fait entendre venant de la route. Jock est sur ses gardes. Une silhouette massive apparaît montée sur un cheval tout aussi imposant. Une sorte de sifflement arrive jusqu’à eux.  Jock le reproduit à son tour. Un code secret ? Virginie lève les yeux au ciel. Si cela est fait à son intention, elle n’est guère impressionnée. De plus, elle a reconnu le cavalier en se déportant un peu sur la gauche du bras de son protecteur et ami. Il serait fort surprenant et improbable qu’il y ait des dizaines de cavaliers chevauchant à une heure aussi indue. Elle contourne franchement Jock et se place devant lui. Elle met les poings sur ses hanches en écartant les jambes, fièrement dressée et le menton légèrement levé. Raphaël démonte de StarStreet et s’approche du couple. Il a un demi-sourire en coin qui dit tout son amusement face à cette situation qu’il a créé de toute pièce. Virginie se fend d’une révérence guindée et en se redressant le regarde directement dans les yeux.

 

-          La réunion secrète a-t-elle été fructueuse?

-          Au-delà de mes espérances, mo ruin! Je vois que Jock a su te trouver...

-          N’est-ce pas! Il faut dire que Jock est un homme plein de ressources et cela aurait été surprenant qu’il faillisse à sa mission...

-          N’est-ce pas! Nous sommes bien d’accord, ma boireannach... Mais il serait plus judicieux de continuer cette agréable conversation autour d’un chocolat chaud...

-          Là, tu serais presque pardonné si tu as eu la délicatesse de prendre avec toi ce divin nectar!

-          Suis-moi et tu verras, mo ruin...

 

Raphaël prend la main de son intrépide épouse, la porte à ses lèvres, puis la ramène auprès de sa jument. Il l’aide à s’installer, trouvant la position des plus… parlantes. Jock est parti, durant la petite altercation cordiale, chercher sa propre monture. Raphaël regarde les sabots de la jument dûment enveloppée et rit.  Nul doute, elle est bien l’élue de son cœur et de sa vie !

 

 

 

 

16.

 

            Par un petit matin glauque, ils ont repris la route. Le trajet qui reste est assez long, quelque chose comme plus de soixante-cinq miles, malgré cela, ils n’ont pas l’intention de presser le pas. Du reste les lourds véhicules ne le permettraient pas. Une sorte de silence les réunit tous dans une même torpeur. Les garnements finissent par s’assoupir, serrés les uns contre les autres avec le regard attentif et tendre d’un Abdallah plus que jamais impressionnant. Il prend sur lui Louistic, ce petit qui semble toujours si effacé. Il lui rappelle un petit chat qui passait son temps à se cacher. Il l’avait nourri quelque temps, essayant de lui inculquer un peu de bravoure et d’initiative. Il avait fini par devenir un chat majestueux, avec un caractère bien trempé. Louistic est comme une chenille dans sa gangue qui promet un jour de devenir très fort et très intéressant. P’tit Rob soulève un œil et suit instinctivement son fidèle lieutenant dans l’étreinte de leur étrange et formidable gardien. Il se serre contre le grand corps qui ne le dépasse que d’une bonne tête, même si de corps il lui double le gabarit. Dani soupire vaguement, mâchouillant quelques mots inintelligibles ou le nom de Vige apparaît. Ce dernier, qui soutient le petit corps endormi de son petit maître sur le sien allongé de tous son long sur le sol de la berline, pousse une sorte de gémissement, tout en ronflotant aussitôt de plus belle. Abdallah sourit. L’étrange petit et sa bête est un couple qui lui paraît surprenant, mais qui a tout son sens. Le petit afrouk a une âme de guerrier et de lion qui se marie avec l’âme intrépide de la bête. Il ressert l’étreinte autour du corps mince et abandonné de Louistic et caresse doucement les cheveux drus et épais de P’tit Rob. Il sera leur ouma dorénavant.

            Virginie reste pensive. Elle se laisse bercer par le doux balancement de la confortable voiture. La route est d’une qualité exceptionnelle. Rien de comparable avec le voyage qu’elle fit avec Nathaniel. Leur voiture était aussi malcommode qu’un matelas peu rembourré. Nathaniel s’en était excusé profusément, profitant de l’occasion pour la prendre contre lui et lui faire subir toutes sortes de délicieuses choses licencieuses. C’était un si admirable coquin, si vif, si facétieux.

«  J’espère que tu es heureux pour moi, mon doux aimé parti… Me voilà vers l’Écosse ou tu aurais aimé nous voir plus souvent ! Je puis te le dire, sans crainte… je puis me l’avouer aussi… je suis heureuse… tu es là, en moi, quelque part, mon défunt époux et cela sera toujours le cas, mais il me faut vivre vraiment…Je t’aime… » Elle a fermé les yeux et a la sensation qu’une main passe doucement sur ses cheveux. Elle ouvre les yeux tant elle est impressionné, pour se rendre compte qu’elle a glissé contre Jock et que ce dernier lui a ramené délicatement quelques longues mèches échappées d’un chignon bien trop lâche. Le réveil a été quelque peu mouvementé et elle n’a pu soigner sa mise comme il se doit à toute femme de bien. L’est-elle seulement comme on l’entend usuellement?  Fichtre non !

            En milieu de matinée alors que le temps continue à être sec, mais si gris, Dani sort une sorte de carpette en cuir noir, cadeau d’Alba. Il en sort un petit calepin aux feuilles taillées à une dimension transportable et maniable pour les petites mains de Dani et un crayon noir. Les deux autres garnements le regardent faire, fascinés et attentifs. Dani a un don particulier et cela les ébahis toujours autant. Abdallah regarde aussi les gestes précis, concis et délicat du petit afrouk. Dani passe la pointe du crayon sur son pouce et apprécie celle-ci à sa juste valeur. Il hoche la tête, arrivant à une quelconque conclusion satisfaisante. Il s’approche d’une fenêtre, mais sa petite taille le désavantage. Abdallah le hausse sur ses genoux musclés et Dani sourit amplement.

 

-          Merci, M’sieur Lalala…

Abdallah sourit et l’assoit plus commodément. Dani regarde durant quelques minutes au dehors, puis soudain il se penche sur une feuille et trace quelques traits, tout en jetant un regard à l’extérieur de temps à autre. Abdallah suit les mouvements véloces de la main, de la mine qui couvre la feuille et reste émerveillé. P’tit Rob et Loustic sont penchés sous le grand bras d’Abdallah qui les attire plus près de lui, afin qu’ils aient un meilleur angle de vision. Sur la feuille commencent à se diviser toutes sortes de choses que le regard observateur et scrutateur de Dani a captées. Un arbre, un arbuste, un lapin se faufilant vélocement dans un champ, un bout de ciel avec un nuage en forme de… Ils ne savent, mais c’est si criant de vérité… Un bout de prairie semé de fleurs aux couleurs vives… Et lorsque ces parties sont apparemment disséminées au compte-goutte sur le dessin, ils se rendent compte que ce n’est nullement le cas. Il a dessiné le cadre de la fenêtre de leur lourde voiture avec sur le côté apparaissant comme par inadvertance les naseaux de StarStreet. Lorsqu’il finit de dessiner ceux-ci, le dessin est surprenant. Dani tourne la page et lisse une nouvelle, immaculée. Il inspecte à nouveau la pointe et fait une moue, mais il décide de ne rien faire pour l’effiler. Il regarde par la fenêtre. Il ne bouge pas, seuls ses yeux bougent. Soudain, il se tourne vers Abdallah et lui sourit de toute sa petite bouche. Il voit les visages de ses deux compagnons sous le bras musclé, Vige affalé, les quatre pattes en l’air dans une pose des plus relâchée avec le petit chaton aux trois prénoms roulé en boule et profondément endormi sur le ventre poilu. Dani sourit de plus belle.

 

-          J’peux, M’sieur Lalala…

-          Afrouk, toi avoir don divin dans les doigts, toi pas demander, toi exprimer don sur le papier…

 

Dani sourit et commence à dessiner avec la même redoutable efficacité. Quelques ronflotements et petits soupirs se font entendre dans l’habitacle, outre les sons habituels de cuir, ferrailles et sons propres aux routes, quoique le macadam soit vraiment une invention d’une notoire aisance par rapport aux habituels chemins de terre ou de pierre que l’on trouve encore bien trop souvent partout. En quelques minutes l’intérieur du véhicule et de ses occupants est représenté avec tellement de réalisme qu’ils en sont tous ébaubis d’admiration. Ils retiennent leur souffle et reste immobile, ne désirant pas molester ces traits de génie. Il termine le dessin en se dessinant lui-même, mais comme s’il était penché par la vitre et regardant ce qui se passe à l’intérieur du véhicule. La touche est cocasse et inespérée. Ils éclatent tous de rire. Durant les deux heures qui suivent, Dani crayonnent sans relâche, jusqu’à ce qu’Abdallah décrète que cela suffit.

 

-          Le don divin doit s’exercer, mais pas s’épuiser. Il est l’heure de manger… Ouma Abdallah va vous nourrir…

 

Les trois garnements ne se font pas prier. La nourriture est assurément un don divin incontournable ! Comme par miracle, Vige s’éveille. Le mot nourriture doit avoir une connotation familière, c’est le seul mot qui ne lui pose aucun problème et dont il répond automatiquement. Le chaton baille ostensiblement et attend patiemment sa pitance. Il a faim aussi. Pas étonnant, les voyages creusent !

 

            Dans la seconde berline, l’air est l’assoupissement. Du moins en ce qui concerne Virginie. Jock la hausse sur ses genoux afin de lui faire un lit plus commode de sa grande personne.

 

-          Jock!

-          Tu as l’air épuisée, ma gentille. Une nuit mouvementée…

-          Voyons, Jock… c’est…

-          Inconvenant ? Allons, ma jolie, oublierais-tu que je ne suis qu’un vieux forban des mers qui ne prétend nullement aux minauderies des greluches qui parsèment le soi-disant beau monde…

-          Que Dieu t’en garde, mais gardez quelques manières civiles est très agréable pour une femme…

-          Je connais bien d’autres manières… inciviles d’être agréable à une femme…

-          Jock !

 

Il éclate de rire en voyant la mine faussement scandalisée de sa belle amie. Elle ne se formalisera pas de ses manières, ce jeu leur plaît trop à tous deux. Elle éclate de rire aussi. Jock est décidément par trop incorrigible ! Le sérieux revenu, ils divisent amicalement, voyant le paysage changer lentement d’une verte et ample campagne à des abords de ville chaque fois plus peuplée. Edimbourg n’est plus très loin. Chacun songe à l’arrivée dans leur future demeure avec désir. Les voyages peuvent être épuisants, même s’ils sont faits dans des conditions aussi excellentes que celui-ci.

 

            Les voilà arrivé à destination. Ils sont entrés dans une ville d’une beauté étrange, grande et mystérieuse,  Edimbourg. La nuit est tombée voilà peu et ils n’ont pu voir grand-chose. Ils ont pris des chemins qui ne traversent pas le centre de la belle cité afin de ne pas se retrouver stopper par le trafic urbain ou les rues assez étroites qui semblent sillonner celle-ci. Chaque cocher des trois lourdes berlines connaît manifestement la route à suivre. Dans celle où se trouvent les garnements, Abdallah et Vige avec son chaton aux trois prénoms, un silence d’assoupissement fait concurrence aux bruitages propres à un tel attelage. Abdallah continue à les protéger. Il tient Loustic dans son giron, P’tit Rob endormi, affalé contre lui. Abdallah lui a passé un bras sur les épaules en l’installant au mieux sous son bras afin que son visage repose ne partit sur large torse musclé recouvert d’une chemise soyeuse. Dani marmonne de temps en temps, couché de tout son long sur le dos de Vige. Vige entrouvre un œil de temps en temps. Il prend son rôle de gardien très au sérieux. Il n’est pas chien de berger pour rien. La seconde berline comprenant, entre autre Myrtille a le même silence assoupi. Myrtille pense que de tels voyages ne sont plus guère de son âge, mais elle a tant envie de revoir son Ecosse natale, son Alba. La troisième berline, celle de Virgi et de Jock a un air de sérénité. La pénombre ensommeille Virgi, mais pas suffisamment pour qu’elle puisse dormir à poings fermés. Elle a glissé plusieurs fois sur le siège. Jock a fini par s’installer près d’elle et de la tenir contre lui dans une étreinte douce et platonique. Jock sourit souvent. Ils ont dévissés longuement de choses et d’autres et le lien d’attirance est toujours présent, quoiqu’ils n’aient nullement le désir, l’un et l’autre, et pour des raisons diverses et personnelles, de se laisser prendre à ce dernier. Ils ont fait un choix et ils comptent le respecter. Cependant, il est doux pour Jock de l’avoir près d’elle. Lors d’un assoupissement plus profond de son amie et ancienne amante, il s’est laissé aller à l’embrasser sur les cheveux et à glisser une main sur son corps, légèrement. Elle n’a pas réagi, mais Jock ne sait si c’est parce qu’elle était réellement endormie ou si elle a fait comme si de rien n’était. Quoiqu’il en soit, ces moments furtifs volés à la situation inusitée est un doux élixir pour lui.

            Par la vitre entrouverte, il voit de temps en temps passer Raphaël sur sa monture. Bien qu’il lui ait proposé de prendre sa place, ce dernier n’y a pas consenti. L’homme a une fierté et une probité que Jock respecte et admire. Les rues partiellement éclairées à certains endroits zèbrent l’habitacle de traits ténus. Les pavés disjoints font bringuebaler le véhicule, faisant osciller les corps l’un contre l’autre. Ces mouvements permettent à Jock d’autres illicites attouchements, pour son bonheur. Virgi a fini par sombrer dans un sommeil serein. Il l’attire en partie sur son grand corps et lui a entouré celui-ci d’un châle en laine aussi douce et soyeuse qu’une fourrure. Les grandes mains de Jock s’y égarent de temps à autres, machinalement ou c’est ce qu’il préfère penser. Des cahotements et autres bruits et secousses préviennent les voyageurs qu’ils vont bientôt pouvoir descendre des véhicules. Des torches ainsi que des lanternes s’approchent des équipages, éclairant partiellement l’intérieur de ceux-ci. Aucun des passagers ne songent à allumer la lampe qui se trouve dans les véhicules. La prudence continue à être de mise. Les enfants continuent à dormir paisiblement, malgré les mouvements et autres bruits trépidants. Virgi s’est redressée et elle entrevoit le sourire de vieux loup de mer de Jock. Ce diable d’homme est un fieffé coquin ! N’est-ce pas ce qui la attiré chez lui ? Elle aurait mauvaise grâce de s’en offusquer maintenant. De plus, à son âge…

 

-          Bien dormi, ma gentille?

-          Du sommeil du juste, vieux forban !

 

Jock a un rire bas et rauque qui dit tout son plaisir à l’avoir près de lui.

 

-          Nous sommes arrivés… La maison semble bien illuminée…

-          Raphaël a fait le nécessaire pour qu’il en soit ainsi…

-          J’imagine bien… et ne devrait plus m’étonner de quoique ce soit venant de lui… Allons voir de plus près la masure qu’il nous a dégotés pour le séjour !

-          Pour ton voyage de noces, ma jolie !

-          Oui… enfin… Allons-y, pirate d’eaux douce avant que je ne me fâche !

-          Ouh là, j’en tremble d’avance !

 

Virgi lui lance un regard de reproche. Ne peut-il pas être sérieux une seconde ! A croire que tout ceci le réjouit grandement !

            Une heure plus tard, les enfants sont emmenés dans leur chambre, le chien entravant la porte comme un épais tapis avec pattes. Les berlines sont dans les écuries et les adultes peuvent se détendre et prendre une tardive collation. Chacun est muet, blême de fatigue et n’aspirant qu’à une bonne nuit de sommeil. Quelques domestiques sont à leur service et prêts à les servir avec gentillesse et sollicitude. Ce qui étonne grandement Virgi. Les deux valets – Sean, le plus jeune et Seamus, plus âgé - et la jeune servante – Moyra - semblent connaître Raphaël et ils ont envers ce dernier une attitude de dévotion qui passe outre totalement le côté servile que l’on peut retrouver facilement chez les domestiques. Ceux-ci travaillent avec dextérités et professionnalisme, mais il y a plus, beaucoup plus. Voilà un autre mystère qui le restera, pense Virgi. Raphaël aime tant garder la discrétion en toute chose que lui soutirer quelque chose revient à faire parler un arbre ! Et encore le susurrement du vent dans les feuilles pourrait tenir lieu de langage ! Asal !  Peu de temps après, ils se souhaitent la bonne nuit et partent rejoindre leur chambre.

 

 

 

 

17.

 

            Deux jours à s’installer dans la vaste demeure de trente-huit pièces est un véritable record. Chacun y a mis du sien, que cela soit dans ses propres bagages, que dans celles des autres comme c’est le cas du trio de garnements, ou dans les dépendances. Les écuries n’ont pas été en reste. Les chevaux ont pu enfin se reposer et se dégourdir les pattes dans les champs avoisinants. StarStreet n’a pas été en reste. La bonne humeur alliée à deux journées ensoleillées splendides et lumineuses a renforcé le désir de mettre la main à la pâte. Les garnements sont partis en reconnaissance dans les pièces et au dehors – quoiqu’ils aient toujours été sous surveillance discrète lorsqu’ils sont sortis- sous les sourires amusés et affectueux de toute la maisonnée. La cuisine a vu se battre Myrtille et Abdallah à coups de rugissements, de claquements de portes d’armoires et d’interjections bilingues passionnées et furibondes. Les matchs se sont avérés nuls et non avenus car, dans le fond, ils s’apprécient vraiment. Personne n’a eu l’inconscience de s’interposer. Les cessez-le-feu ont eu pour prénoms P’tit Rob, Louistic, Dani, Vige et le chaton à trois prénoms. Les autres occupants de la maisonnée n’ont pas eu d’autres privilèges que ceux normalement dévolus. Malgré ces dissonances, tout le monde semble heureux de son sort. La routine n’est pas encore instaurée, mais cela ne saurait tarder. Le personnel qui se trouvait dans la maison à leur arrivée se compte par sept. Sean et Seamus, les valets qui étaient là à leur arrivée, Moira qui est fiancée à Brett, le jardinier, Sinead, la soubrette et le couple âgé qui est là toute l’année en permanence, les gardiens en quelque sorte de la demeure, le majordome Malcom et Edme qui fait office de cuisinière à l’occasion. Ce ne sera pas le cas cette fois-ci. Myrtille ne le tolèrerait pas. La présentation officielle des serviteurs de la maison fut légèrement chaotique. Abdallah ne voyait pas l’intérêt et salua profondément à chacun comme s’ils étaient les maitres de la maison, les enfants se marchèrent sur les pieds en voulant leur tendre la main, Joffrey ne contenait que difficilement son fou rire – Abdallah a le don de le faire rire aux éclats- Jock n’aide nullement en restant droit comme un i, le visage hiératique, mais une lueur narquoise dans le regard qui ne trompe pas. Virginie a bien essayé de mettre bon ordre dans ce désastre domestique, alors que Raphaël reste prudemment en dehors de toute la situation, prêt à intervenir en dernier recours.

Un sourire ému étire ses lèvres charnues en se remémorant ce qui a eu lieu ce matin-même. Il regarde sa mo ruin qui a sa main sur son bras et le suit avec grâce et sérénité. Ils parcourent à pas lent une des principales galeries qui cernent le second étage et qui exposent bons nombres de portraits familiaux, sans doute et de peintures d’Alexander Nasmyth. Le foisonnement de détails des toiles et cette patine ne lui laissent aucun doute sur l’auteur de ces œuvres s’il n’y avait pas, par ailleurs sa signature au bas des toiles.  Elle passe un doigt sur l’un de ces paysages et sourit légèrement. Elle aime tant les peintres… Elle regarde cet étroit couloir, ces murs si bien agencés, la lumière qui met en valeur l’espace, tout est teinté d’élégance et de sobriété. Raphaël a réussi l’inconcevable.

-          La maison est en tous points identique à ce que tu m’en as dit…

-       

 

   Oui. Les émotions fortes bonnes ou mauvaises impriment en nous des images également fortes et puissantes.

-          Sans aucun doute. Tu sembles la connaître dans les moindres détails alors que tu  n’es revenu ici qu’une demi-douzaine de fois depuis… ton départ, enfant.

-          Oui. Elle a été longtemps un des lieux qui m’ont ancré dans la vie lorsque je me sentais mourir. 

Virgi lui serre le bras. Elle sait de quoi il parle. Elle a aussi de tels lieux dans sa mémoire, port d’attache lorsque rien ne semble plus nous rattache au quotidien. Etrange sensation, mais bénie soit-elle ! Du contraire, qui sait s’ils seraient aujourd’hui là pour le conter.

            Une semaine est passée et une routine pleine de complicité et de bonne humeur s’est instaurée. Myrtille a trouvé en Edme une vraie amie. D’après leurs âges respectifs, il semble qu’elles ont des souvenirs similaires, bien qu’elles ne soient pas de la même région. Edme est des Highlands et Myrtille est originaire des Lowlands où l’industrie est des plus florissantes avec son lot de soucis sociaux également. Myrtille y a de la famille éloignée qu’elle voit peut. Elle a trouvé son foyer auprès de Virginie et ne compte pas la laisser. Encore moins maintenant qu’il y a trois adorables garnements avec eux et qui sait… sa maîtresse peut encore être féconde. Sa propre mère le fut jusqu’à ses quarante-cinq ans et cela s’est très bien passé pour elle. Ce n’est pas toujours le cas, Myrtille en sait quelque chose, mais cela est une autre histoire. Abdallah a réussi le prodige de s’adjoindre la sympathie d’Edme et de son époux Malcolm, un couple assez réservé. Myrtille ne l’entend pas ainsi, bien qu’elle a une tendresse particulière pour ce géant bruyant. La manière qu’a ce dernier d’entourer les petits, de les protéger, de s’en occuper lui a ravi son cœur, mais cela elle ne l’admettra jamais. Nul n’est dupe, même pas Abdallah, mais celui-ci sait par expérience que dans les affaires des femmes, un homme se doit d’être vigilant et prudent, deux qualités qui le définissent bien. Depuis quelques jours, Abdallah s’occupe particulièrement de Louistic. L’ombre de P’tit Rob, le fidèle et loyal second, a attiré son attention. Avec patience et douceur, il amène le petit bonhomme a plus s’exprimer, à s’ouvrir, à être lui-même et chacun peut voir un petit garçon surprenant et merveilleux. Dani continue à ravir chacun. Ses dessins parsèment la maison et chacun reste ébaubi de tant de talent. Virginie, instruite par Alba, s’occupe de le faire s’exercer. Le travail est une part indispensable et incontournable dans le processus de création. Dani apprend vite et agilement. On le voit souvent en arrêt devant les toiles qui sont dans le demeure, observant chaque détail et s’en appropriant. Raphaël a installé une salle à son intention et à celles de ses acolytes à quatre pattes. Dani a l’occasion d’avoir pour lui seul l’une ou l’autre œuvre picturale afin de mieux l’étudier. Il a une concentration extraordinaire. C’est ainsi que Raphaël a décidé de sortir bien souvent avec Vige et le petit chaton. Lors de ces promenades, Joffrey les accompagnent ainsi que P’tit Rob. Joffrey a décidé de devenir une sorte de mentor, outre le titre d’oncle qu’il s’est arrogé dès le début. Ils forment un couple qui attire la sympathie de tous. P’tit Rob ne cesse de grandir et vu la taille de Joffrey, les étrangers les prennent facilement pour père et fils. Raphaël sait que dans le cœur de son géant d’ami, c’est ce sentiment-là qui prédomine. La venue d’un bébé pour ce dernier est la meilleure nouvelle que Raphaël a eu. Joffrey sera un père admirable et si attentionné. P’tit Rob est resté dans la demeure avec ses compagnons. Abdallah veut leur apprendre quelques mouvements de défense. L’excitation est à son comble et la maisonnée a bien l’intention d’y assister, ce qui ne déplaît jamais à Abdallah.

            Raphaël est parti se promener avec Joffrey et Jock. Ce dernier semble aller et venir continuellement et personne, sauf peut-être Raphaël n’est certain de ce qu’il fabrique, mais personne n’aurait dans l’idée de lui demander des explications, cela serait pour le moins malvenu. Il passe de grands moments avec Virginie pour ce projet inepte de biographie. Raphaël mord sur sa chique, mais il n’est nullement dupe. Les provocations discrètes de ce diable de forban lui mettent les nerfs en pelote, le but recherché d’ailleurs. Il en faut décidément plus à Raphaël pour le faire sortir de ses gonds, mais l’homme pourrait s’enorgueillir de l’y avoir amener au plus près.

 

-          Je vais devoir repartir… Les documents sont-ils prêts ?

-          Oui. Tu as reçu des nouvelles de Lady Gisèle ?

-          Toujours ! Elle me manque…

-          Je te suis d’autant plus redevable…

-          Allons, allons ! A quoi servent les amis ? De plus, tu ne penses pas sérieusement à nous laisser en dehors de tes affaires, Raphaël ?

-          Si cela était, accepteriez-vous de le faire ?

-          Oh que non, bigrement non, mon ami !

-          Aussi pourquoi me molester à le tenter ?

-          Sage décision. Je gage que les choses peuvent se gâter…

-          Pas si Lord Cumbries peut l’empêcher. Pour l’instant les Tories sont calmes et Pollock a bien préparé ses Bow Runner. Mais… une insurrection est toujours possible et tant que le climat est instable et les lois non votées…

-          Hum ! Les Tories ne vont pas vous faire de cadeau… L’écosse n’a jamais été considérée comme une priorité par Londres…

-          C’est un fait, pas une réalité, Jock ! D’une manière ou d’une autre, Londres va devoir compter avec l’Ecosse. Sir Walter Scott a certes initié le mouvement de façon plus efficace, si je puis dire, mais ce n’est pas suffisant !

-          C’est un combat qui est de longue haleine…

-          Tu en dis beaucoup ou pas assez, là ! Je suis toujours intéressé par tes sources…

-          Elles, pas, Le Globe !

 

Les trois hommes sont arrêtés et regardent courir Vige dans les larges et vertes prairies qui jouxtent non loin la demeure de Raphaël. Jock regarde calmement, mais avec une lueur de provocation dans les yeux alors que Raphaël se met à la défensive. Joffrey les regarde tout deux.

 

-          Qui a eu l’idée d’une lune de miel entre deux rivaux potentiels ? C’est la pire idée qui a pu un jour s’envisager, bougres d’ânes !

 

Les « deux rivaux potentiels » se tournent dans un bel ensemble vers Raphaël et le regardent avec un sourcil froncé. Joffrey lève une main conciliatrice avec un regard innocent, mais il ne rétrocède pas. Les deux hommes sont comme deux loups qui voudraient s’approprier un os. La comparaison n’est guère flatteuse pour Lady Virginie et il s’en excuse profusément auprès d’elle intérieurement.

 

-          Ah ! Vige est de retour ! Cette coupe de poils était-elle bien nécessaire, Raphaël !

 

Le chien s’est affalé aux pieds des deux pattes, la langue pendante et les yeux étrécis. Il est dans un bonheur sans nom, un rêve, même. Il est enfin dans son vrai élément. Les deux hommes regardent d’abord Joffrey, puis le chien et partent d’un même rire tonitruant. Joffrey sait alors ce qui a attiré leur belle amie chez ces deux forbans ! Les similitudes sont tellement supérieures à leurs différences… La situation ne sera guère plaisante à gérer. Personne n’explique ce qui est arrivé à ce pauvre chien.  Dani a eu soin lors d’une promenade avec ses compagnons de lui exposer longuement la décision qu’il a prise. P’tit Rob a essayé de s’en rendre responsable en sa qualité de « chef » de la bande, mais Dani ne l’a pas laissé faire. Il semble d’ailleurs considérer que sa déplorable initiative a été en tout point légitime. Joffrey s’est bien gardé d’intervenir. Dani est et sera toujours le maître de sa vie, quoiqu’il se passe, un don inné qu’il ne peut inculquer à son cher protégé qu’il considère comme son fils putatif. Mais cela n’est pas tant important que le fait de l’amener à être lui-même et à savoir tirer parti de ce qu’il est et de ce qu’il sera apte à apprendre. Joffrey se fait fort de lui enseigner tout cela. Le reste de la promenade se passe dans une amicale et chaude ambiance, entre quolibets, railleries et menus propos insignifiants. Joffrey les quittera le lendemain. Le soir, une petite fête est prévue pour honorer ce départ. Myrtille est sur le pied de guerre. La séance d’Abdallah permettra de diluer les tensions.

 

            Tout le personnel de la maison a mis la main à la pâte. La fête en l’honneur de Joffrey a été approuvée par tout le monde. Le géant débonnaire avec ses formidables éclats de rire, sa bonne humeur et sa sollicitude envers chaque personne ainsi qu’une considération qui ne se dément jamais a conquis ceux qui ne le connaissaient pas tout autant que ceux qui le connaissent. Raphaël a une tendresse particulière pour l’homme, même si ce dernier a toujours été plus proche de Lucas et de Russell. Joffrey est une des personnes en qui il a le plus confiance, d’une manière différente que celle qu’il a avec Lucas qu’il considère comme un frère, plus qu’un frère sans doute. Cela ne tient pas tant de ce qu’ils ont vécu ensemble à Arapile, en Espagne, alors que la mort rodait et qu’ils étaient forcés d’être dans la violence et une sauvagerie sans nom. Ce n’est pas tant par les missions qu’ils ont eu à faire ensemble et qui ont tourné quelquefois de manière totalement épouvantable, visant l’horreur nue. Ils ont l’un et l’autre perdu une part de leur âme dans ces circonstances, mais jamais l’espoir et le désir de vivre et de construire un jour, ailleurs, quelque chose qui serait ce qui devrait toujours être, un temps de bonheur ou, du moins, de sérénité. Joffrey a pour lui une nature rieuse et tirant à l’optimisme, mais lorsque le sort n’est pas propice, même ces admirables qualités peuvent se voir détrônées et vaincues. Elles reviennent sans aucun doute telle la nature des choses et des êtres, mais non sans avant laisser un large espace de désolation et de noirceur. Lorsque les cendres sont là, rien ne peut plus renaitre, quoiqu’en dise l’adage. Joffrey est heureux, c’est ce qu’il veut retenir et aussi cette tendresse pour lui. Cette confiance naît d’une source que Raphaël méconnaît en lui. Selon Virgi, cela serait de l’ordre de l’admiration et aussi d’une certaine fascination pour ce que Joffrey est et qu’il ne pourra jamais être. Il s’en est inquiété. Jalousie, envie ? Sa mo ruin l’a rassuré en lui expliquant qu’il s’agissait plutôt de quelque chose en Joffrey qui lui permet de se sentir plus entier. Comme si d’une pièce de puzzle il s’agissait. Il a souvent pensé à cela et il en est venu à comprendre que c’était exactement cela. Il en avait touché un mot un jour à son géant d’ami. Celui-ci avait longuement réfléchi, puis lui avait dit : « c’est admirablement bien défini et j’en conclus que cela ne saurait venir de toi, minus ! Mais je suis d’accord, étant donné que c’est la même chose que je ressens vis-à-vis de toi. Nous pouvons dire que nous faisons la paire, non, vieux compagnon de route ! » Joffrey lui avait alors tapé fortement sur l’épaule dans une de ces claques qu’il appelle « amicale », mais que personne dans son entourage ne perçoit ainsi. Raphaël sourit en repensant à ce moment. Le lien est toujours là et il sait maintenant qu’il y restera, advienne que pourra !

            La seule note discordante dans ces préparatifs fut lorsqu’Edme décida d’empêcher « Lady Virginie » d’aider ceux-ci. Virgi refusa tout net, elle n’a jamais usé de sa position pour faillir à une quelconque tâche. Edme ne le voyait pas comme cela et entreprit avec respect de lui expliquer que la place d’une Lady de son niveau ne devait pas être dans les dépendances, même pas pour une circonstance exceptionnelle comme celle-ci. L’altercation eut lieu dans la cuisine, le domaine que s’est adjoint Myrtille. Celle-ci a assisté aux premiers échanges, sans intervenir. Elle avait bien d’autres chats à fouetter, puis connaissant Virgi comme elle la connaît, elle sait combien ce genre de discussion est vain et voué à un échec certain. Durant trois-quarts d’heure, les deux femmes restèrent sur leur position. Myrtille décida qu’il était temps que cela cesse. Elle se tourna vers Edme et en quelques phrases en gaélique lui fit comprendre l’inutilité de ce débat. Edme lui rétorqua dans la même langue. Virgi essaya de suivre, mais ses connaissances en ce domaine sont assez préca      ires, à vrai dire. Finalement, Edme s’est tourné vers Virgi et l’a longuement regardée : « Vous voulez vraiment aider aux préparatifs de la fête, vous une Lady ? »  Virgi lui avait longuement sourit avec affection pour cette femme forte et droite. « Oui. Et de fait, j’ai l’intention dans la mesure du possible, d’aider aux fêtes qui se dérouleront prochainement » Edme la regardé fixement durant quelques secondes, puis a hoché la tête. Ces sassenachs (anglais) sont décidément étranges, pense-t-elle, mais la Lady du Laird Raphaël est une bizarrerie qui l’agrée pleinement.

            La pièce dans laquelle se dérouleront les festivités est vaste et admirablement meublée. Chacun des convives, ainsi que le personnel se retrouve en elle. Les rires et les conversations sont légers, amicales et festives. Le buffet est bien achalandé et chacun mange et boit à sa convenance. Raphaël n’est pas encore arrivé, il a dû s’occuper de l’une de ses affaires, en tant que laird ou en tant  que… Virginie ne sait trop comment le qualifier. Son appartenance officieuse à Bow Street ainsi que ses missions pour Lord Cumbries et pour bien d’autres sans doute le tiennent souvent occupé et éloigné d’elle. Elle ne s’en plaint guère, elle n’a pas besoin de l’avoir constamment près d’elle. Elle n’est que préoccupée, voire inquiète pour lui. Elle ne doute pas de son habileté à se protéger lui-même et à se sortir des situations, mais elle est ainsi faite qu’elle ne peut s’empêcher de se faire du mauvais sang pour ceux qu’elle aime. Jock qui est avec Abdallah en ce moment voit bien l’incommodité de sa belle amie et sait de quoi il retourne. Il ne peut guère lui apporter un appui, elle ne le permettrait pas et honnêtement il n’est pas le plus indiqué. Cela ne le détiendrait nullement si c’était une autre personne que sa belle.

Un son étrange vient d’un coin de la pièce. Un homme mince et musculeux, de taille moyenne est venu se joindre à la petite fête. Il semble être parent éloigné d’Edme. Il s’est présenté comme étant Séan, sans plus. Personne ne l’a questionné plus avant, cela aurait été de très mauvaise éducation. Joffrey qui se trouve avec les enfants, Vige et sa mascotte féline se tournent vers le son aigu. Séan a apporté une cornemuse. Une musique entraînante commence à courir dans la pièce. Bientôt Edme et Malcolm se mettent à danser lentement en suivant une chorégraphie précise. Bientôt les autres serviteurs se mettent à danser aussi et chacun présent se met à battre des mains rythmiquement. Séan enchaîne les musiques et les pas de danses changent un peu. L’une des musiques qui suit est plus lente et chacun l’écoute, le cœur étreint d’une étrange émotion. Le petit groupe se laisse envahir par la musique et tous y trouve une histoire personnelle pour la nourrir. Malcolm se met à chanter dans cette langue étrange et l’émotion est à son comble. Ne comprenant pas les paroles, tous comprend le sens et se sent investi par lui. Raphaël arrive dans le couloir et sourit en entendant les sons provenant de la pièce où se déroulent les festivités. Comme le son de la cornemuse lui a manqué ! Il a des souvenirs de son enfance, avec sa grand-mère dansant et toute la maisonnée entonnant des chants avec cette langue qu’il a appris et su garder en lui, malgré le départ, le déchirement de la séparation et malgré les efforts violents de son père pour qu’il oublie tout de cette « maudite culture païenne ». Il n’en  a rien fait, que du contraire ! Il a gardé celle-ci au creux de lui, la chérissant et essayant de la garder intacte ainsi que ce qu’il considère comme sa langue primordiale, le gaélique. Après, il a eu de la chance de rencontrer des écossais et de pouvoir continuer à la pratiquer. Une langue qui ne se parle pas régulièrement finit par devenir une langue morte. Et tant qu’il était en vie, il a fait en sorte qu’elle reste une langue vive en lui. Il entre dans la pièce et voit les couples, même Abdallah s’y est mis. Il remarque qu’il y a là plus que leur personnel, des familiers sans doute. Virginie rit en essayant de suivre les pas d’un Jock… surprenant ! Ce maudit pirate sait manifestement danser ces danses ! Où ? Comment ? Il reste une source de mystères pour Raphaël et cela l’irrite profondément, il se doit de l’avouer. Il sourit en voyant les joues rougies, les yeux brillants de trop rire de sa mo ruin. Chaque moment qui passe avec elle est un moment de bonheur, quoiqu’il advienne. Il jette un regard sur le trio des garnements et voit que Dani essaie de faire bouger Vige au son de la cornemuse, sans rien obtenir qu’une langueur plus prononcée. Les quelques miles qu’il a marché ce matin a laissé la bête hors-jeu. D’où Raphaël se trouve il peut voir les longs soupirs et le regard implorant du grand chien. Il ira le délivrer bientôt. Son regard d’un vert très clair se pose sur les autres convives et s’arrête sur le musicien. Celui-ci finit un accord et débouche l’instrument de ses lèvres bien formées. Des salves d’applaudissements et de rires s’échangent dans la pièce. L’homme fait une révérence en riant et c’est là que Raphaël le reconnaît.

 

-          Séan… “Bec d’or”? Séan?

 

Les mots sortent doucement de ses lèvres. Il se porte en avant et près de l’homme, il s’arrête. Celui-ci échange quelques mots avec Joffrey. Ils rient de concert. Certains vont jusqu’aux buffets se servir quelque chose en babillant gaiement.

 

-          Séan… Séan MacFadyen?

 

L’homme se tourne vers Raphaël et le regarde fixement avant de s’arrêter aux yeux.

 

-          Non! “Ombre silencieuse”? C’est bien toi ?

-          OUI, OUI ! Je pensais que tu étais mort ou…

 

Les deux hommes se jettent dans les bras avec impétuosité, alors que tous se détiennent un instant, effaré de voir Raphaël dans un état aussi effusif. Pour l’homme pratiquement toujours vêtu sobrement de noir et affichant une maîtrise quasi-totale, le spectacle est effarant ! Les deux hommes se congratulent et parlent vélocement en gaélique, s’informant mutuellement de ce qui s’est passé dans le temps après leur séparation. Edme explique succinctement à Virginie que Séan est parti avec Raphaël au moment où le père de ce dernier a décidé de l’enlever à sa grand-mère. Il a suivi Raphaël lorsque celui-ci s’est enfoui de chez lui. Séan n’a jamais raconté ce qui s’était passé, mais quelques mois plus tard, le père a décidé de retrouver son fils. Pour chance, la famille est très nombreuse et le hasard fit qu’un des cousins éloignés le reconnut et le ramena au bercail. Vraisemblablement, Raphaël n’a rien su de tout cela et les informations qu’il a eues alors ne l’ont pas incité à le rechercher. Raphaël protège les siens et s’il avait su avec certitude que son ami n’était pas mort, comme il le pensait, il aurait remué ciel et terre pour le découvrir. Les deux hommes continuent à parler, sans se rendre compte du silence ambiant et des regards scrutateurs. Dani regarde fixement son « protecteur » qu’il finit par considérer confusément comme son père. Il s’approche de Séan et le regarde. Il tire sur un pan de la veste.

 

-          M’sieur l’musicien, s’youplaît…

 

Séan regarde le petit bonhomme qui lui a déjà ravi le cœur, outre qu’il adore les enfants, étant père lui-même de cinq merveilleux enfants.

 

-          Oui…

-          Onc’ Raph vous a r’trouvé alors qu’il croyait q’vous étiez perdu ?

-          Oui, c’est un peu ça, petit…

-          Ça veut dire alors qu’on peut arriver à retrouver quelqu’un mêm’ s’il est perdu et que tout l’monde y pense que si c’est perdu, c’est perdu et que c’est mêm’ pas vrai, parce que si c’est perdu un jour, ben, ça veut pas dire que ce s’ra perdu pour toujours com’ c’est qui pense que…

-          Tais-toi, Dani !

 

Dani regarde fixement Séan. Celui-ci se penche et le soulève avec ses grands bras noueux et musclés.

 

-          Si tu penses que tu peux retrouver quelqu’un ou quelque chose, alors il faut toujours essayer quel que soit le résultat…

 

Dani regarde les yeux bleus de l’homme et il hoche la tête. Il la tourne vers le grand chien qui ressemble plus à un tapis afghan qu’à une imposante bête.

 

-          Tu vois, Vige… j’savais bien qui fallait pas penser qu’on pourrait pas trouver ton papa et ta maman, puisqu’ Onc Raph, il a trouvé quelqu’un et que mêm’ y croyait pas qu’y pourrait le r’trouver, parc’ qu’y était sûr qu’y était pas trouvable et que…

-          Tais-toi, Dani !

 

Le petit garçon pousse un énorme soupir suivi par un gémissement du chien. Tout le monde éclate de rire. Raphaël se promet de faire quelques recherches, même s’il sait que cela n’apportera rien au grand berger affalé sur le sol. Une fois sevré et écarté de ses parents, les chiots oublient leur créateur et mis en présence d’eux, il est fort probable qu’il ne les reconnaîtrait même pas, la réciproque étant vraie pour les géniteurs. Mais pour Dani, cela peut faire une grande distinction. Il prend Dani des bras de son ami et serre le petit garçon contre lui. Le petit visage se voit quelque peu somnolent et il ne tardera pas à s’endormir. Il se souvient d’avoir perdu conscience dans quelque recoin d’une salle pleine de fête et de rires. Ce sommeil-là avait le goût inégalé du paradis. Perdu ? Non. Dani et ses deux autres enfants sont les témoins que le paradis n’est jamais loin. Séan reprend la cornemuse après s’être sustenter et les danses s’enchaînent.

 

 

 

 

18.

 

            L’aube est levée depuis quelques minutes, mais l’air est si brumeux qu’on pourrait tout aussi bien penser que la nuit est toujours là. La visibilité est des moindres et l’humidité laisse une sensation visqueuse et désagréable. La chaude pelisse de Raphaël n’est pas un luxe. Il se tient debout près du cheval de son ami Joffrey. La plupart des habitants de la vaste demeure se trouvent encore entre les bras de Morphée, à l’exception d’Edme et de Malcolm, Jostein, un des deux palefreniers qui les ont accompagnés et Robert et Peter, les deux hommes de confiance de Raphaël qui semblent être tout le temps à l’affût. Dans certain cas, mieux vaut prévenir que guérir, ce qui est leur manière de faire. Il baille discrètement. La soirée d’hier fut une des meilleurs soirées qu’il a vécu en ce qui concerne les festivités – il se doit de reconnaître qu’il n’est guère friand des fêtes et autres réunions du cru-  et cela est dû à la surprise qu’il a eu en revoyant Séan, cet ami si cher, cette part de son passé qu’il a chéri et qu’il a si souvent déploré avoir perdu. Tout est éclairé maintenant et il sait que dans le futur, ils seront amenés à se revoir et à initier une nouvelle amitié. Ils sont tellement changé tous deux. Du moins formellement, car fondamentalement il reste en eux beaucoup de ce qu’ils ont été. L’enfance disparaît-elle jamais d’un être ?

            Joffrey vient de sortir, après être allé chercher quelque chose qu’il a supposément oublié de prendre. Raphaël le soupçonne d’être allé faire ses adieux à P’tit Rob en particulier et sans doute aux deux acolytes et leurs mascottes poilues.  Il ne peut l’en blâmer, le trio des garnements le touche profondément et il sait qu’il les considère déjà autant que des enfants issus de sa chair et de son sang. Il a certes la coutume de prendre maintes personnes sous son aile et faire en sorte de les protéger, mais ici, c’est autre chose, plus fort, plus puissant. Ils ont su touché son corps comme personne avant eux, d’une manière si particulière, qu’elle laisse les autres personnes qu’il aime dans un autre registre. Cela ne signifie nullement que ces dernières sont moins aimées, mais oui différemment, comme si le trio des galopins avait remis chaque être et chaque chose dans un ordre improbable. Le pire ou le meilleur pour quelqu’un qui prise la maîtrise en toute chose est qu’il est heureux au-delà de tous mots que cela soit ainsi. Il s’en réjouit chaque jour plus et… Peut-il croire au bonheur ? La question reste posée.

            Joffrey arrive jusqu’à Raphaël après avoir passé un peu de temps avec les deux hommes de confiance, sans doute pour donner des instructions. Raphaël sourit intérieurement. C’est bien de lui, ce géant d’ami, de vouloir mettre son grain de sel partout. Non que cela soit inutile, d’ailleurs, mais c’est plus fort que lui.

 

-          Alors… As-tu donné tes instructions à mon fier destrier, « Ombre silencieuse » ?

-          Je me doutais bien que tu n’hésiterais pas à me railler à ce sujet, minus !

-          Hé ! Ce n’est pas tous les jours que l’on peut te prendre en défaut, mon grand !

 

Un bruit de sabot au pas s’approche de la cour intérieure. Les deux hommes prennent un air circonspect en mettant une main à leur poche où est dissimulée une arme à feu. Une silhouette équestre déformée par les volutes imprégnant l’air matinal se dessine lentement à leurs yeux attentifs. L’espèce de grande cape et une sorte de grand chapeau à larges bords donne une étrange forme à ce visiteur. Raphaël et Joffrey se regardent.

 

-          Jeffrie!

 

Le majordome de Lucas arrive jusqu’à eux. Le visage emmitouflé dans une épaisse écharpe sous le grand chapeau et la grande cape lui donne l’apparence d’un mystérieux et potentiellement dangereux individu, ce qui est en fait le cas. Jeffrie a su se montrer plus que menaçant dans certaines occasions, dans le passé et aussi d’une aide inestimable. Feu le grand-père de Lucas, l’ancien Duc de Lambstombe, a été le mentor de Jeffrie ainsi que son employeur, bien que dans le fond, il fût surtout ami, presque frère. Leur complicité durant pratiquement toute une vie les a réunis fermement. Mais Jeffrie est plus que cela. Il a des accointances avec des catégories sociales que l’on ne soupçonnerait pas. Bow Street semble le connaître assez bien et Raphaël a la certitude qu’il œuvre quelquefois pour eux, de manière très confidentielle. Il a quelques surnoms qui ont fait de lui un être à part et aussi à craindre. «Furtif » est un de ses surnoms et «Bretteur » en est un autre. Chacun d’eux à une histoire, mais ce qu’il en reste chez ceux qui l’entendent est un sentiment de crainte et de respect. Joffrey donne une grande claque amicale dans le dos de son ami qui fait un bond en avant irrémédiable. Raphaël le fusille de son regard translucide avec une pointe d’avertissement.

 

-          Tu ne pensais pas que j’allais te laisser tout seul après mon départ ! Voilà du renfort et pas des moindres !

-          J’espère que cela ne veut pas dire que toute la « cavalerie » va  débarquer…

-          Oh non ! Tu penses bien que ce n’est pas par manque d’envie, mais on a pensé que la discrétion pouvait être une forme de défense persuasive.

-          Lucas, sans doute…

-          Quoi, Lucas ?

-          Et bien ce « on » qui a pensé…

-          Très drôle ! Tu vois que quand tu veux, tu peux devenir amusant, mon grand ! Je suis rassuré de la présence de Jeffrie… tes deux hommes de confiance sont très performants, mais je ne parierai pas totalement sur eux. Des hommes de Pollock ? Hum… tu sais ce qu’il en est, pas besoin de te faire un dessin… Quant à ce forban de Clouds, il est aussi fuyant qu’une loutre de mer ! Et son serviteur ou factotum ou… Ah, y-a-t-il bien une dénomination correcte pour définir ce bougre d’Abdallah ?

-          Exubérant et homme de confiance, peut-être…

-          Ah, tu es en forme, mon ami ! Quel humour ! Ta terre te fait du bien, dirait-on…

-          Ce n’est rien de le dire…

 

Jeffrie est descendu de sa monture et prend le temps d’amener l’animal à l’étable et s’assurer qu’il y sera soigné comme il se doit. Lentement, il rejette les pans de sa grande cape derrière lui et s’approche des deux amis qui continuent à s’asticoter cordialement. Jeffrie a un sourire en coin. Il apprécie énormément Joffrey et tout autant Raphaël quoique de manière différente.

 

-          Je vous salue bien bas, Laird Thomas et Monsieur Barton…

-          Jeffrie, l’homme de la situation ! Vous allez pouvoir donner un peu de décorum à cette pitoyable masure et ce triste sire ! Il me faut me mettre en route sans délai… Un message pour moi, Jeffrie ?

-          Oui. Lord Adamsville m’a remis un pli pour vous et je suis bien aise de pouvoir vous le remettre.

-          Parfait !

 

Joffrey en prend note avec attention, puis replie la missive et l’empoche prestement.

 

-          Les nouvelles sont bonnes, petit homme ?

-          Pour moi oui, mais pour toi non, si tu continues à m’affubler de tels surnoms idiots !

-          J’en tremble rétrospectivement.

 

Joffrey fait un bruit dépréciatif des lèvres et monte lestement sur le grand alezan gris.

 

-          Jeffrie, si j’ai un conseil à vous donner, ne le perdez pas de vue, c’est le plus grand benêt que le monde ait mis au monde.

-          J’en prends bonne note, Monsieur Barton !

-          Joffrey, Jeffrie… Vous avez la tête plus dure que moi, bon sang de bois !

-          Je ne me permettrais pas de remettre vos paroles en doute… Monsieur… Joffrey !

-          Ah ! Je m’en vais… vous êtes fait pour vous entendre…

 

Il fait trotter lentement sa monture en les saluant de la main. Il n’aime guère les départs. Raphaël sourit en voyant disparaître dans une courbe l’imposante silhouette équestre. Bouge d’asal !

 

-          Je me souviens très bien de cette demeure, Laird Thomas…

 

Raphaël tourne son regard vers Jeffrie qui considère la demeure, du moins ce qu’il peut en voir, même si le brouillard semble très vite s’évanouir dans l’air à mesure que la journée s’ouvre.

 

 

-          Vous êtes déjà venu ici…

-          Du temps de votre grand-mère… Une femme merveilleuse et à la personnalité bien trempée. Une belle âme aussi… Nous étions venus pour y passer quelques temps…

-          Je ne me souviens pas de vous y avoir vu…

-          C’était après votre départ…

-          Cela avait-il une quelconque relation avec Lucas et sa disparition ?

-          Votre perspicacité vous honore, Le Globe…

 

Raphaël rit doucement. Il aime cet homme plus qu’il ne le dira jamais. L’avoir auprès de lui est un atout indéniable. Il aurait dû s’en douter.

 

-          Rentrons… nous serons mieux pour bavarder.

 

Myrtille s’est empressée de préparer un breakfast reconstitutif dès qu’elle a eu vent de la venue de Jeffrie. Autant pour lui et son désir de passer un peu de temps dans son bureau avec Jeffrie ! Maintenant, le reste de la maisonnée aura soin d’accaparer Jeffrie sans coup férir ! Sa mo ruin doit le haïr. Leur voyage de noce est en passe de devenir une farce totale ! Quoique, connaissant sa boireannach, il gage qu’elle s’accommode assez bien de tous ces contretemps. Il leurs reste les nuits et il compte bien compenser chaque moment volé à leur intimité par des moments de plaisirs intenses. Il sourit discrètement. Jeffrie mange avec sérénité tout en écoutant le flot discontinu de leur brave cuisinière et âme de la maison. La patience de ce dernier semble inépuisable, mais pas la sienne.

Ils viennent d’entamer leur déjeuner sous le flot coloré des paroles de leur brave cuisinière, lorsqu’une cavalcade annonce l’arrivée du trio de garnements. L’avant-garde est là et Raphaël attend le reste de la cavalerie. Celle-ci ne viendra pas le délivrer, assurément, mais il peut toujours rêver ! Dani déboule le premier accroché au dos d’un Vige plus que jamais penaud. Un bref couinement atteste du mal-être du chaton aux trois prénoms. P’tit Rob arrive ensuite, essayant d’adopter une attitude digne et compassée, mais y arrivant difficilement. Raphaël sourit de cette manière d’être et salue intérieurement aussi cet effort. Louistic le fidèle lieutenant débarque en se cognant ici et là, le visage rosi par un air de sommeil. La tenue des enfants est celle de la nuit et il gage que Moyra, leur servante assignée à ce poste, aura quelque difficulté à les habiller convenablement. Cela ne le dérange guère. Dani saute à bas du dos de Vige qui s’affale illico, la truffe entre les pattes et soupirant lamentablement. Un autre couinement lui répond. Dani se plante devant Jeffrie, le regard brillant et une sorte de petite pause s’installe. Le coquin a plus d’un tour dans son sac et si imprévisible…

 

-          M’sieur Jeffrie… Vous z’êtes v’nu pour apporter du miel pour quand la lune elle s’ra là pour Tant’Virgi et Onc’ Raph ?

 Les adultes froncent les sourcils alors que les compères essaient de se faire tous petits. Encore cette histoire de miel et de lune ! P’tit Rob a bien essayé de lui faire comprendre ce que cela signifiait, Dani reste convaincu qu’il détient la bonne explication. Jeffrie dépose sa tasse et regarde le petit bonhomme devant lui. Combien il lui a manqué avec ses étranges concepts et cette magnifique innocence. Il se penche en avant et prend le petit sur ses genoux. Dani se pelotonne frileusement contre le vieil homme. Il l’aime vraiment beaucoup et dès qu’il peut, il essaie de se rapprocher de lui.

 

-          Je n’ai pas eu l’occasion d’apporter du miel, mais Myrtille en a suffisamment en réserve …

-          P’t’êt’ bien M’sieur Jeffrie, mais j’crois qu’c’est pas un miel com’ les aut’ miels qu’y a dans les gâteaux, parc’qu’ c’est quand c’est qu’la lune elle est là, alors y faut pas que…

-          Tais-toi, Dani !

 

Dani hausse se maigres épaules et se calfeutre plus encore contre son ami. Abdallah fait une entrée remarquée. Myrtille pousse un long soupir agacé et retourne à ses fourneaux en maugréant. Les enfants viennent s’attabler devant un porridge savoureux. Abdallah salue cérémonieusement Jeffrie qui lui fait un profond signe de tête en réponse. Une sorte de reconnaissance implicite passe entre eux. Raphaël fronce les sourcils. D’où se connaissent-ils ? Durant quelques minutes un silence relatif règne dans l’ample cuisine. Les enfants dévorent comme de coutume et quelques morceaux de douceurs tombent comme par inadvertance sur le sol. Une discussion s’engage entre les trois hommes, ponctuée par les exclamations affectueuses de Myrtille vis-à-vis de ses trois protégés. Moyra est apparu peu avant et s’est mise à aider Myrtille. Jock apparaît aussi. Sa tenue perlée de rosée laisse deviner qu’il est allé galoper un moment. S’il s’est rendu à d’autres affaires, cela ne se saura que s’il le dévoile, mais pour un observateur averti, le bref regard échangé discrètement entre Jock et Raphaël est assez significatif. Jeffrie prend mentalement note de tout. Ce vieil instinct d’observer tout discrètement est toujours en éveil. Il profite d’avoir Dani dans son giron et de lui donner la becquée. Ce dernier se laisse faire, petit oisillon frêle et attendrissant. Jock prend place à la table. Il lance un regard chaleureux et charmeur à Myrtille, ainsi qu’une œillade à Sinead qui se tient un peu à l’écart, occupée à quelque tache nécessaire. Elle rougit furieusement et les taches de rousseur ressortent vivement dans son teint laiteux et opalescent.

 

-          Eh bien! Qui vois-je là ? Ne serait-ce pas ce bon Jeffrie…

-          Lui-même, Monsieur Clouds !

-          Le trajet n’a pas été trop pénible ?

-          Il aurait pu l’être bien davantage !

-          J’imagine sans peine. Je suppose que nous aurons le plaisir de vous avoir à demeure quelques temps…

-          Vous supposez excellemment, Monsieur Clouds !

-          N’est-ce pas…

 

Abdallah a fait une remarque à Myrtille et une brève, mais bruyante discussion s’ensuit. Myrtille retourne à ses fourneaux une nouvelle fois, pestant en gaélique. Raphaël a du mal à garder son sérieux. Les imprécations de la brave femme sont totalement explicites et savoureuses ! Abdallah se désintéresse de la femme et entretient les deux garnements qui se pourlèchent encore les lèvres de leur breakfast. Une lumière vive entre par la fenêtre, le ciel semble se dégagé fortement et le soleil ne tarde pas à inonder une partie de la pièce. Virginie entre et reste un instant sur le pas de la porte. La cacophonie a pris ses droits et c’est à celui qui fera le plus de bruit. L’ambiance est si pleine de vie et si joyeuse, qu’elle sourit pleinement. Elle ne regrette pas cette « lune de miel » agitée et peuplée. Avoir près de soi sa famille et ses amis est un prix bien léger pour le plaisir qu’ils lui proportionnent. Quant à jouir de la présence de Raphaël à ses côtés en toute intimité, elle ne peut guère se plaindre. Raphaël a vu Virginie, mais il reconnaît aussi ce regard empreint d’une chaude lueur de tendresse. Il lui laisse le temps de savourer ce que ses yeux admirent avec tendresse. Jock est aussi conscient de l’arrivée de sa belle amie. Il attend que Raphaël fasse le premier geste. Il se sent magnanime et civilisé aujourd’hui. Pourtant c’est Abdallah qui se relève d’un bond et se précipite vers Virginie. Il lui fait une révérence profonde et solennelle et Virginie a un léger recul, craignant que ce dernier ne se prosterne à ses pieds. Le géant mauresque a des manières qui la désarçonnent toujours. Il lui tend un poing épais et massif. Le bourdonnement des conversations est un peu atténué, chacun attend de voir ce qui va se passer. Raphaël, Jock et Jeffrie ainsi que les deux garnements se relèvent aussi, imitant la pose pleine de respect des hommes. Dani dort entre les bras de Jeffrie. Le petit bonhomme a eu trop d’excitation dernièrement.

            Virginie regarde le poing, déconcertée durant quelques secondes, jusqu’à ce qu’elle comprend de quoi il retourne. Elle rougit furieusement et pose sa paume sur le poing. Abdallah sourit amplement.

 

-          Vous escortez à la table, Ma’ame Virgi est comme un lever de soleil sur l’océan !

 

Virginie ne sait que répondre et garde un silence prudent. Elle était pourtant certaine que cette veine de poète s’était tarie ? Elle s’est manifestement trompée. Jock a un petit rire, alors que Raphaël essaie de garder une contenance digne. Abdallah l’amène à un siège près de celui de Raphaël et chacun reprend place et le cours du repas matinal. Myrtille dépose quelques muffins devant Virginie et une tasse de thé parfumé.  Abdallah reprend son récit et les deux galopins l’écoutent avec dévotion.

 

-          Je suis heureuse de vous voir, Jeffrie, mais j’espère que ce n’est pas pour nous annoncer quelques tragédies.

-          Ce n’est guère l’apanage qui me convient…

-          Alors, j’imagine que vous serez des nôtres…

-          Si cela vous agrée, Votre Grâce…

-          Vous êtes toujours le bienvenu, mais pouvez-vous laisser de côté ces titres de…

-          Je ne vous promets rien, Madame la Duchesse…

-          Vous ne changez guère, Jeffrie ! Aussi n’insisterais-je plus !  Comment se porte ma nièce et Lucas ?

-          Ils filent le parfait amour et plus encore à mesure que l’état de Lady Johanna s’accentue. Lady Johanna m’a chargé de vous remettre un présent. Elle pense que cela vous plaira.

 

Raphaël fronce les sourcils. Johanna, la nièce de Virginie a démontré par le passé une nette tendance à l’originalité. Il ne peut que réprimer un léger sourire en repensant à cette idée surprenante de vouloir courir dès l’aube dans les rues de Londres habillée en tenue d’homme. Lucas, son mari, n’a que peu d’influence pour stopper son épouse lorsque celle-ci se met en devoir de faire quelque chose. Il l’aime tant qu’il finit par se rendre à elle. Il le comprend, maintenant. Ne ferait-il pas de même avec sa mo chridle ? Ne le fait-il pas déjà ?

 

-          Je l’ai laissé dans l’auberge à quelques lieux d’ici avec mes effets. Si Laird Thomas pourrait se charger de me proportionner…

-          Jeffrie, mon ami, je ne peux que me joindre à mon épouse pour vous prier de cesser ces…

-          Pourquoi ? Cela vous va si bien « Laird » et « Votre Grâce », si noble aussi !

 

Virginie et Raphaël se bornent à hausser les sourcils. Jock leur sourit amplement et insolemment. Il reporte son attention vers le majordome impassible.

 

-          Jeffrie, vieux forban, vous êtes un vrai manuel de savoir-vivre ambulant et il me plaît assez d’apprendre de vous quelques-unes de ces délicates manières sociales que vous affectionner tant…

-          Monsieur Clouds me flatte !

-          Nullement, vieux grigou !

 

Durant les minutes suivantes, les conversations deviennent générales alors que le breakfast se termine dans le brouhaha et la jovialité. Myrtille croise ses mains sur le ventre d’un air satisfait. Tout son petit monde est repu et cela l’agrée pleinement. Vige pousse un soupir. Les deux pattes ne cessent jamais de parler et c’est d’un ennui. Quelqu’un aurait-il la bonne idée de le faire sortir afin qu’il puisse faire quelque chose d’utile ? Il soupire plus fortement, se rendant à plus fort que lui. Jeffrie voit la mine désolée du grand chien berger. La bête a eu l’inestimable plaisir d’être soigner par le petit Dani. Il sourit intérieurement en regardant le petit galopin s’assoupir doucement contre lui. Il prend un pan de la cape qui est posée sur le dossier de la chaise en noyer, solide et ample. Il le passe autour du petit corps toujours vêtu de la chemise de nuit. Dani pousse un petit soupir d’aise et creuse sa place dans le giron du vieil homme. Vige pousse un petit gémissement. Un pique-nique serait assez souhaitable et permettra à chacun d’être ensemble et aussi à Raphaël et lui d’avoir le temps de parler de leurs affaires. La clarté qui s’introduit dans la vaste cuisine est de bon augure.

            Quelques minutes plus tard, Raphaël demande à Myrtille de leur préparer le nécessaire pour leur sortie, avec un large sourire approbateur de sa part. Raphaël, Jock et Jeffrie ont décidé de partir chercher les effets de ce dernier. Ils ne parleront de rien jusqu’à leur retour, d’autant que Jeffrie doit lui remettre des documents. La maisonnée ne tarde pas à bruire d’une activité exacerbée. Ce palpitant et vif bouillonnement fait sourire Virginie. Elle n’aurait pas voulu une autre lune de miel !

 

 

 

 

 

 

 

19.

 

            La promenade s’initie sous la bannière du chahut et du chaos le plus complet. Si Raphaël devait affronter une bataille avec une pareille troupe, il serait réellement le plus malheureux des hommes tant il est évident qu’ils pourraient qu’être déroutés, à tout le moins, vaincus, sans aucun doute possible. Quoique l’élément de surprise peut être d’une efficacité redoutable, mais temporairement et en voyant sa petite famille et amis, il sait que la victoire ne pourrait jamais les atteindre. D’ailleurs, pourrait-elle seulement les reconnaître ? Mais qu’importe ! Pour ce qui est de sa vie en générale et de son existence en particulier, il se sent le plus vainqueur de tous les vainqueurs ! Il espère garder cette attitude positive longtemps, il gage que les soucis, les imbroglios et les perturbations seront l’apanage de son quotidien. Quelque chose a-t-il donc changé depuis son enfance ? Oui, assurément. Il en est à aimer cette gabegie comme jamais il aurait pensé pouvoir le faire. Il pose un regard plus vert et plus que clair que jamais sur chacune des personnes qui l’entourent ou le précède. Il sourit en les voyant si dépareillé et en même temps si proche d’une vraie union de liens. Tout le long du sentier herbeux et terreux qui délimitent des champs tantôt vides, tantôt habités de troupeaux de mouton, la voix aigüe de Dani retentit, ponctuant à sa manière les pas qu’ils déambulent.

 

-          VIIIIIIGGGGGGGEEEEEEE! NE PARS PAS TROP LOIN ! Qu’est-c’qu’j’vais leur dir’ à ta maman et à ton papa quand on les aura trouvé et qu’toi tu s’rais perdu, hein !

 

Malgré le ton plus soutenu, chacun comprend parfaitement les mots. Il les a déjà prononcé une demi-douzaine de fois sur plusieurs tons. Abdallah le transporte sur ses larges épaules, afin qu’il ait une meilleure vue. Vige s’éloigne hors vue, heureux comme personne et revient en regardant, la langue pendante son petit maître.

 

-          Tu vois, M’sieur Lalala, Vige y est content et c’est pour ça que j’le laisse, sinon, y est encore p’tit et les p’tits faut pas qu’y soit seul dehors, ça peut êt’ périticleux !

 

Les adultes se regardent perplexes ? Abdallah hoche la tête.

 

-          Le petit Afrouk a raison. Dehors ça peut être très malicieux, même pour des grands !

 

Un éclat de rire secoue les adultes présents. Dani a trouvé un compagnon de paroles inusitées. Les dialogues promettent d’être délicieux. Dani hurle le nom de Vige et Abdallah part d’une petite foulée qui ravit le petit bonhomme. Les deux compères font la course près du grand berbère en riant à gorge déployée. Jeffrie regarde le quatuor se perdre à sa vue encore excellent, malgré son âge. Il sourit en secouant la tête. Abdallah est décidément un curieux personnage et plus encore en sachant qu’il a une connaissance beaucoup plus grande dans la langue anglaise que ce qu’il laisse supposer. Il manie d’ailleurs bien d’autres langues, ce qui a toujours été un as dans la manche de ce pirate de Clouds. Il ne peut désapprouver. Lui, plus que quiconque, sait les services inestimables que ce même forban et son équipage a rendu tant au pays qu’à la population. Raphaël le sait-il ? Ou jusqu’à où a-t-il des informations à ce sujet ? Dans ce domaine, il s’agit de rester discret et attentif. Doit-il l’en aviser ? Il regarde l’homme qui a entrouvert légèrement le haut de sa fine chemise en lin, la veste noire ouverte. Ce n’est pas si souvent qu’il a l’occasion de voir son jeune ami en tenue décontractée. Pour un homme si austère, c’est assez troublant de le voir si heureux et peu soucieux de son apparence. L’Ecosse ou Lady Virgi ? Un peu des deux, sans doute ou des trois, s’il ajoute le trio des garnements ? Et cela lui fait chaud au cœur.

 

-          Dani semble heureux ainsi que ses compères…

-          En doutais-tu, «Anonymus » ?

-          Oh ! Tu ne me déçois jamais, Jeffrie. Tes informations sont excellentes. Voilà bien longtemps que je n’ai plus été appelé ainsi.

-          Depuis que l’équipe fut dissoute.

-          Oui. Cela nous a servi amplement durant les guerres napoléoniennes, je l’avoue.

-          Jock ? Abdallah ?

-          Aurais-tu besoin des habiletés de cette bande ?

-          Peut-être. Nous en reparlerons plus tard…

-          J’y compte bien !

 

Ils rejoignent lentement le quatuor auquel s’est adjoint Jock. Ce dernier régale les galopins avec des anecdotes qui font hurler de rire et de feinte peur ceux-ci. Abdallah en rajoute d’une voix de stentor. Virginie arrive sur ses entrefaites. Elle se trouvait un peu en arrière avec Myrtille et Edme ainsi que trois hommes de la maisonnée qui portent le nécessaire pour leur pique-nique. Elle glisse un bras sous celui de Raphaël, le caressant de toute l’étoffe soyeuse de sa robe. Raphaël l’a senti s’approcher d’eux. Il tourne son regard caché par le large bord d’un chapeau et sourit amplement à sa mo ruin. Il porte la main à ses lèvres, puis l’accommode sur son avant-bras.

 

-          Nous y sommes presque. L’endroit est identique à ce qu’il était lorsque ma grand-mère vivait.

-          Je m’en réjouis, mo ruin. Ce sera un peu avoir l’âme de cette femme qui t’a tant aimé et que tu aimes toujours avec nous.

 

Raphaël presse les doigts de sa mo chridle avec tendresse. Il l’aime.

 

            Le pique-nique est aussi mouvementé qu’il l’espérait, ponctué par les injonctions de Dani à son chien et les fréquents « tais-toi, Dani » des acolytes. Chacun y a été de ses anecdotes sous les rires et chahuts correspondants. Des jeux de charades et de devinettes ont égayés la petite troupe. Le temps est au beau fixe et le ciel est d’un bleu éclatant, d’une luminosité qui est propre à Edimbourg. C’est cela qui a el plus manqué à Raphaël, cette couleur si vive et si flamboyante, cet air fort et tonique, ce petit grain qui fait qu’Edimbourg ne peut ressembler à aucune autre cité. Il aspire avec délice ce qui l’entoure. Si le bonheur devait avoir une image, ce serait celle qu’il a sous les yeux. Sa terre et les siens. Pas tous les siens. C’est là, à ce moment précis, qu’il se rend compte qu’il a reconstitué une famille, un bonheur et il en est étourdi. Comment ne s’en est-il pas rendu compte, lui l’observateur qu’on appelle Le Globe pour sa perception de toutes choses et de tous êtres ? Quelle ironie ! Quelle formidable claque à sa perspicacité. Virginie lui presse la main. Elle semble percevoir son état et il ne s’en étonne guère. Elle est si proche de lui. Un cadeau de la vie ? Assurément.

 

 

            Le jour vient de passer la main à la nuit, course de relai improbable. Ils ont dîné dans le même esprit chahuteur et joyeux.  Raphaël est allé border avec Virgi les draps sous les mentons de leurs trois petites terreurs. Bien que P’tit Rob se considère déjà un « petit homme », exempt donc de ces « infantilismes » qu’il associe volontiers au mot faiblesse, il se laisse faire. Il a même expliqué, très dignement, qu’il consentait à cette coutume pour « le bien de ses deux frères associés plus petits que lui et plus nécessiteux de celle-ci ». Raphaël ainsi que Virgi avaient acquiescé tout aussi digne et sérieux, chacun très conscient d’être les dupes des uns et des autres. Raphaël s’est éclipsé de la grande chambre – les trois garnements ne veulent sous aucun prétexte qu’on les sépare, ne fut-ce que pour dormir- et se trouve dans son bureau, dégustant un Bowmore dix-sept ans d’âge de sa propre distillerie. Il a très vite investi dans des entreprises écossaises, bien qu’il ait tout de suite délégué ses pouvoirs à des hommes de confiance. Il n’est en somme qu’un actionnaire aussi majoritaire que les propriétaires de ces entreprises. Il ne l’avouera jamais, mais il a aidé plus d’une à se maintenir à flot. S’il peut se prévaloir d’une fortune, c’est surtout à son sens de la gestion et à son flair qui l’a conduit à savoir placer argent et confiance tant en des hommes et des femmes de valeur qu’en des affaires d’importance. Peu de gens, sinon ceux avec qui il traite directement le sait et il entend bien que cela reste ainsi. Il sourit au liquide ambré, petit feu qui émoustille sa bouche et sa gorge, réchauffant tout son être.

 

-          Te voilà bien pensif et la garde bien basse, le Globe !

-          Qui te dit que je ne t’ai pas senti arriver, Redblood !

-          Redblood ! Voilà longtemps que plus personne ne m’appelle ainsi.

-          Préfères-tu Protecteur ?

-          Mm !  Tu ne me déçois jamais, Thomas ! Je ne sais quelles sont tes sources, mais elles sont bigrement efficaces !

-          Pas plus que les tiennes, Clouds ! Un verre de…

-          Bowmore, dix-sept ans d’âge… Je serais fou de refuser pareil nectar. Je vois que tes affaires vont vent en poupe…

-          Autant que les tiennes…

-          Nous devrions nous associer… je vois que tu as la baraka, l’ami !

-          Ce serait pour le moins… hasardeux…

-          Oh ! Je vois ! Monsieur en qualité d’agent très spécial de Bow Street ne peut se commettre avec un gibier de potence tel que moi…

-          Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit… et tu sais aussi bien que moi que ce n’est nullement la question…

-          Quand ce n’est pas une question d’apparence, cela peut être une question d’honneur, comme celle d’une femme…

-          Ne me pousse pas à bout, Clouds ! Je vois clair dans ton jeu ! Je n’aimerais pas te rencontrer dans un champ, à l’aube…

 

Clouds s’est servi un verre et est venu s’assoir nonchalamment, une jambe sur le dossier et tournant le divin nectar dans le verre concave, le réchauffant ensuite entre ses grandes mains très soignées. Il relève les yeux sur l’homme qu’il a en vis-à-vis. Le flirt outré qu’il maintient avec Virginie lui plaît infiniment, d’autant que cela moleste considérablement ce vieil ami, devenu rival par le plus grand des hasards. Il ne mésestime, ni ne sous-estime la menace calme et maîtrisée de Raphaël, l’homme ne parle jamais pour ne rien dire et il est plus que probable qu’il n’ait guère gain de cause dans un duel, même s’il avait le choix des armes. Il hausse les épaules.

 

-          Tu ne peux décemment m’interdire de jouer, Raphaël. Tu as eu ma promesse que je ne tenterai rien contre toi et Virgi. D’ailleurs le pourrais-je qu’elle cesserait tout de suite de continuer à me voir et cela je ne peux l’envisager…

 

Jock a dit les derniers mots dans un susurrement, regardant fixement son verre. Raphaël a légèrement tressailli. Il observe plus précisément cet homme puissant et raffiné, dangereux et extraordinairement intelligent et il voit en lui se refléter quelque chose qu’il reconnaît, l’amour illimité pour cette femme, sa femme maintenant. Gentleman jusqu’au bout, Jock n’a effectivement rien fait pour détourner Virginie de sa décision. Il a au contraire fait tout ce qu’il pouvait pour faciliter les choses aux deux amants. Raphaël n’a pas alors compris ce qui en coûtait à cet homme fier et complexe. Bien qu’il n’apprécie pas de le reconnaître, il comprend Jock et son attitude. Plus encore, il sait  qu’il ferait de même à sa place. Raphaël hoche la tête en regardant droit dans les yeux cet homme qui est aussi un ami et un allié et se rend à cette loi tacite appelé amour. Il essaiera de détourner les yeux, même si cela lui coûte, confiant que ce forban n’en profitera pas pour dépasser certaines limites.

 

-          Virginie est loin d’être sotte, ni dupe. Elle se chargera de me remettre à ma place si je dépasse les bornes. Si tu te défies de moi, l’ami, aies toute confiance en elle.

 

Raphaël a un rire bref. Maudit boucanier ! Il lève son verre en un muet toast, Jock fait de même, scellant un accord non verbal, ni écrit. Un bref coup sur le vantail et la porte s’ouvre sur un Jeffrie plus énigmatique que jamais. Les vêtements d’une coupe simple, mais d’un goût certain donne un cachet indéniable de dignité et de bon goût.

 

-          Gentlemen, je vous prie d’excuser mon retard…

-          Tu peux baisser ta garde, mon ami et te servir un verre de cet élixir…

-          Je te remercie, Raphaël et permets-moi de te féliciter. Tu as rendu l’âme à cette maison.

-          Je l’espère… elle était en piètre état lorsque j’ai pu la racheter à mon cousin Donald…

-          Des dettes de jeu, si mes souvenirs sont bons…

-          Ils le sont toujours, Jeffrie et oui, il s’agissait de cela…

 

Les trois hommes sirotent leur verre dans un silence plaisant.

 

-          J’ai eu l’occasion de lire les documents que tu m’as apporté, Jeffrie et cela change la donne… j’avais prévu de donner un bal d’ici deux semaines, mais il faut le faire séance tenante…

-          J’ai cru le comprendre et c’est une des raisons de ma présence ici. Lucas s’est rendu à la chambre des Lords pour occuper son siège. Tu te doutes qu’il l’a fait dans un dessein précis. Il n’a pas le désir de suivre cette voie politique, tout comme son grand-oncle Savary. Mais lorsque celui qui occupe son poste, Lord Thompson, en le représentant fidèlement selon l’accord qu’ils ont passé, lui a expliqué la situation, Lucas a décidé de te prévenir au plus vite. Il savait que Joffrey devait rentrer.

-          Lady Gisela va-t-t-elle bien ainsi que ses affaires ?

-          Elle va on ne peut mieux contenu de sa situation intéressante. Quant à ses affaires, elle a pu récupérer l’intégralité de ses biens. Jusqu’à nouvel ordre l’organisation d’escroquerie et de faits délictueux des Kersingtons est totalement détruite.

-          A part ce Noah Kersington qui court toujours dans la nature…

-          Plus pour longtemps. Crispin Barton est un homme patient et de ressources inédites. Je ne donnerais pas cher de la peau de ce malfrat lorsque Crispin mettra la main dessus et il le fera tôt ou tard.

 

Jock et Raphaël hochent la tête. Chacun connaît bien Crispin pour diverses raisons et dans diverses situations et circonstances. Jeffrie prend une gorgée et sourit intérieurement.

 

-          Quand penses-tu organiser ce bal, précisément ?

-          Une semaine au plus tard.

-          Ce sera juste et je gage que les dames de cette demeure ne vont pas apprécier ce court délai…

 

Raphaël ne dit rien. Il ne le sait que trop et s’apprête à faire tout son possible pour résister aux assauts féminins, ayant déjà la certitude qu’il n’aura pas gain de cause.

 

-          Je pense que c’est possible et s’il t’agrée, je prends bien volontiers la direction des opérations…

-          Te voilà bien complaisant, Jeffrie…

-          Nullement. Mais j’aime que les choses se fassent bien et en temps et heures. De plus, il me semble que tu as quelques réunions d’importance avec les personnes influentes qui se trouvent actuellement en Ecosse, ce me semble.

-          Tu es bien informé…

-          Tu devrais le savoir, La Globe ! Monsieur Clouds…

-          Allons Jeffrie, nous sommes entre nous…

-          Oui, c’est exact. Jock… Puis-je t’emprunter Abdallah ? Il me sera très utile, je pense…

-          Ta délicatesse t’honore, mais tu sais aussi bien que moi, le peu d’ascendant que j’ai sur Abdallah. L’hommes est têtu et tenace et n’en fera qu’a sa tête. Demande-lui toi-même, je peux te garantir qu’il ne s’opposera nullement à t’aider, que du contraire ! Abdallah est très versé dans l’art d’aplanir les drames, tragédies et autres difficultés et plus encore lorsqu’il s’agit d’affaires incluant des dames !

-          Un atout, j’imagine…

-          Oh, combien ! Malgré ces airs de grand escogriffe ignare, il a une intelligence très aigue et une connaissance de l’âme humaine extraordinaire. Et l’amour sous toutes ses formes des situations dramatiques. Je te souhaite bonne chance, Jeffrie. Je ne t’envie nullement…

 

Jeffrie sourit malicieusement. Il ne dédaigne pas se retrouver dans une de ces situations, cela donne un certain piquant à la vie, tant que cela ne déborde pas trop. Trop point n’en faut ! Durant le reste de la soirée, il révise point par point les futures réunions avec les hommes influents qu’ils doivent voir, afin de donner les informations au mieux. Lord Cumbries veille à Londres, mais les trois hommes savent qu’en ces matières, nul n’est jamais trop prudent et les vents tournent quelquefois trop vite dans un sens ou un autre, sans prévenir. Toutes préventions comportent une égale proportion d’inattendu et d’imprévu et ils savent ne pouvoir pallier à cela, mais bien à un terreau fertile où ils pourront faire face à ces derniers. Les stratégies passives sont celles qui peuvent donner les meilleurs résultats, jusqu’à permettre aux actes de se mettre en marche. La viellée se passe amicalement, dans une ambiance complice.

 

            Durant une journée, à part les protestations véhémentes en gaélique et en anglais de la brave Myrtille, lorsqu’on lui fit part des projets à venir et du cours délai, la maisonnée s’est mis mains à la pâte. Toute la demeure bruisse des mille activités qui s’y déroulent et Raphaël retrouve avec nostalgie la même effervescence qu’il connût du temps de sa grand-mère. Ce matin, après une deuxième journée sans rien de particulier, Edme vient le trouver dans son bureau quelque peu affolée. L’heure est matinale et il est surpris de voir cette femme si maîtresse d’elle avec une mine aussi atterrée. Il la suit diligemment vers la vaste cuisine qui est déjà au labeur depuis plusieurs heures. Un jeune adolescent dépenaillé, le visage meurtri et le corps en piteux état se tient tremblant sur une chaise, le dos courbé, recroquevillé dans une attitude prostrée et consternée. Il a vu cela avant, après une bataille, bien après lorsque la paix est signée, mais jamais en ceux qui ont été chair à canon. Un frisson lui parcourt l’échine. Ce regard noyé, cette terreur sans nom… Il reconnaît le visage de la souffrance, de l’être que l’on a brisé. Myrtille se tient à genoux devant lui et essaie de lui passer un drap mouillé sur le visage afin d’ôter le sang séché et d’apaiser les bleus qui violacent déjà. Elle lui parle en anglais, puis en gaélique.

 

-          A bheil thugu math ? (vas-tu bien?) A bheil thug a mo thuigism? (est-ce que tu me comprends ?)

 

Raphaël s’approche doucement, à pas compté. Le garçon est sur la défensive et il est important d’arriver jusqu’à lui. Myrtille lève son visage vers lui avec un regard d’infinie tristesse et inquiétude. Il lui sourit et lui fait signe de le laisser faire. Il l’aide à se relever. Il glisse un coin de la large banquette vers lui et s’y assoit. Il reste les mains ballantes, attendant que l’adolescent prenne conscience de sa présence à ses côtés. Durant de longues minutes, il ne se passe rien. Le garçon a les yeux baissés et tremble toujours incoerciblement. Furtivement il lève les yeux et pose un regard très clair et tourmenté sur Raphaël. La pose relâchée, presqu’absente de cet homme habillé de façon si austère semble le calmer. Il baisse et relève les paupières en lui glissant quelques regards. Raphaël prend le tissu mouillé laissé par Myrtille, puis le présente au jeune homme. Celui-ci regarde la main de Raphaël, puis le visage de ce dernier, répétitivement. Lentement, il se déplie et présente son visage malmené à Raphaël. Durant quelques minutes, seuls les gestes de l’homme et cette fragile confiance a l’honneur dans la vaste cuisine. L’adolescent se détend manifestement jusqu’à glisser inanimé sur le côté. En une fraction de seconde, Raphaël le rattrape et ordonne d’une voix calme et précise de préparer un bain tiède ainsi que des onguents et autres nécessaires pour soigner l’enfant. L’activité est bourdonnante, chacun désirant faire diligence pour venir en aide à cet être manifestement torturé. Après une demi-heure, le garçon se retrouve baigné, pansé et couché dans un lit de la maisonnée avec Sinead à son chevet et l’ordre de faire appel à lui quand il se réveillera. Il a aussi recommandé à cette dernière de ne pas le laisser filer, chose assez probable vu l’état de panique dans lequel se trouve le garçon. Raphaël se trouve dans le large couloir avec Myrtille. Bientôt le reste de la demeure à l’exception de Jock parti chevaucher et de Jeffrie occupé à il ne sait quelle tâche, les autres dorment encore.

 

-          Que s’est-il passé, Myrtille ?

-          Sinead est sortie avec Vige afin qu’il puisse étirer son grand corps et c’est lui qu’i l’a trouvé. Il était blotti dans un coin contre la maisonnette de Brette, le jardinier. Il voulait sans doute s’y cacher, mais il a manqué de force. Sinead est revenue en courant et Malcolm l’a conduit dans la cuisine, à peine conscient.  A quelle misère ! Nous avons essayé de l’approcher pour le soigner, nous lui avons présenté de la nourriture, mais il est resté prostré, c’est pour cela qu’on vous a appelé, M’sieur Raphaël… Si jamais je trouve le…

 

Myrtille lance une série de mots en gaélique qui ferait rougir un matelot, mais Raphaël en a autant au service de cette vermine, quoiqu’il se contienne, présence d’une dame oblige.

 

 

-          Vous avez bien fait, Myrtille. Il a besoin de sommeil. Il a l’air d’avoir parcouru un sacré chemin et il a surtout besoin de se remettre. Essayer de le faire manger. Je retourne au bureau. Lorsque le breakfast sera prêt, nous verrons ce qu’il convient de faire…

-          Bien. J’vous fais confiance… C’est Virgi qui va s’attendrir quand elle le verra… et si vous voulez un conseil… quand vous ferez le nécessaire pour r’trouver cette crapulerie, ne la laisser pas v’nir avec vous, elle pourrait ben l’tuer… comme moi et nous tous, tiens ! C’est-y pas croyable de faire des choses comme ça... et puis, ce n’est pas d’hier, on a fait ça souvent dans l’passé… M’sieur Raphaël, ce n’est pas tenable ces manières-là, pas tenable…

 

Myrtille se dirige vers la cuisine en hochant la tête vigoureusement et mâchouillant des mots inaudibles. Raphaël sourit. Il va devoir expliquer d’abord la situation à sa mo ruin. Tel qu’il l’a connaît, elle serait bien capable d’en découdre elle-même et les choses sont déjà assez compliquées comme cela. Il devra d’ailleurs charger un de ses hommes de confiance pour cette tâche. Il verra alors ce qu’il y a lieu de faire.

 

            Virginie tourne dans sa chambre à la recherche d’un vêtement. Raphaël n’en est pas sûr. C’est ce qu’il craignait. Dès qu’il lui a dit avec ménagement ce qui se passait avec l’adolescent, elle a sauté à bas du lit et depuis lors va et vient fébrilement dans la pièce. Il se laisse aller sur la méridienne qui se trouve près de la fenêtre. Un rayon de soleil danse entre les rideaux partiellement ouverts. Il glisse un regard au dehors, puis pose son regard translucide sur sa mo chridle. Elle est si belle, toute ébouriffée par le sommeil, le visage rougi par la force de ses émotions.

 

-          Raphaël… tu aurais dû m’appeler… j’aurais pu… Sacrebleu de baleine rousse ! Où est donc ce fichu… Tu es sûr que ce garçon va bien ? Doit-on faire appel à un praticien ? Ces blessures sont-elles graves ? Où a-t-elle bien pu mettre cette… Myrtille a-t-elle appliqué le baume ? Tu sais celui… AH ! Voilà donc ce… Mais, que fais-tu, mo ruin ?

-          Je te sers de soubrette…

-          Tu aurais du mal, mon ami, je ne te connais que l’habilité de me dévêtir…

-          Il n’est jamais trop tard pour apprendre… si tu me permets ?

 

Raphaël, une lueur réjouie dans l’œil, aide avec une dextérité pour le moins suspecte Virgi à se vêtir. Celle-ci aurait eu bien des choses à dire à ce sujet, mais ses pensées vont toutes vers cette âme en péril.  Elle imagine un plan d’action et ne laissera pas le responsable de cette forfaiture impuni, foi de Virginie ! Ses recours sont bien moindres que ceux de son homme, mais cela ne l’arrêtera pas. Si ce que son amour lui a dit est exact, il semble que l’adolescent ait eu à subir des sévices à intervalles réguliers. Elle est enfin vêtue. Ses cheveux sont un désastre, mais l’habitude peut palier à bien des choses et l’illusion peut créer l’illusion. Elle se mire quelques instants dans le miroir en pied, puis dans les verts et cristallins yeux de son aimé.

 

-          Un rien te va, ma boireannach… Si tu es prête, allons –y. Le breakfast est sur le point d’être servi.

-          Allons-y !

 

Lorsqu’ils arrivent dans la chambre en pénombre, Sinead se relève précipitamment, mais Virgi lui fait singe de ne pas se déranger. Elle se glisse silencieusement au chevet et regarde le visage maltraité du garçon, si jeune et déjà si âgé. Elle passe une main précautionneuse sur le drap, puis doucement le borde. Le jeune garçon ouvre un regard si clair et reste parfaitement immobile.

 

-          Désolée… Dors… nous parlerons plus tard, tu dois prendre des forces maintenant…

Il ne dit rien et continue à la fixer de ces prunelles si translucides. Elle lève la main et un tressaillement secoue le corps allongé. Elle pose sa main sur le front. Il n’est pas trop chaud, puis doucement sur les cheveux encore légèrement humide. Elle laisse les doigts s’insinuer dans les épaisses mèches d’un brun clair. Lentement, il se détend et bientôt il sombre dans un sommeil pesant. Virgi reste là à lui caresser le front et les cheveux d’un geste doux et apaisant.

            Autour de la table du breakfast, les conversations sont languissantes. Chacun connaît l’existence de l’invité et les pensées sont sombres. Jock, Jeffrie et Raphaël sont prêts à mettre tout en œuvre pour châtier le coupable d’une telle avanie. Ils ne se détiendront pas jusqu’à ce que justice soit faîte. Jusqu’à présent, nul ne sait qui pourrait l’interroger sans l’effaroucher plus encore. Chacun sait combien il est difficile de gagner la confiance lorsqu’on a si gravement atteint un être dans sa dignité et dans ce qu’il est. D’une manière ou d’une autre, ils auront le fin mot de l’histoire et gare à l’immonde crapule !

 

-          Je ne sais pas vous, gentlemen, mais il est inconcevable que ce crime reste impuni. Je vais faire l’impossible pour trouver ce misérable et le châtier comme il se doit. Entre temps, je me propose de le soigner. Il a besoin de temps pour récupérer un semblant de calme. Aussi, il convient de le veiller jour et nuit.

-          Nous sommes d’accord avec toi, mo ruin… et chacun va faire le nécessaire… puis-je te demander, ma chère, de ne point interférer ?

-          Pourquoi ? dans la partie « châtiment », les femmes nous n’avons pas notre mot à dire.

-          Oh, bien au contraire et je ne suis rien, ni personne pour empêcher les mots de se dire, mais Clouds, Jeffrie et moi-même avons des recours assez efficaces et qui feront diligence, je puis te l’assurer.

 

Il regarde fixement sa femme, d’un regard plus clair que jamais. La question implicite est là à portée d’entendement. Lui fera-t-elle confiance en cette matière ? Virginie soupire profondément. Elle se rend à l’évidence, au bon sens, mais cela lui semble bien amer. Elle ne verrait aucun inconvénient à participer à cette battue.

 

-          Comme il te plaira, mo chridle ! Mais sache que si tu ne mets pas bon ordre très rapidement dans toute cette situation, je m’en occuperai personnellement.

 

Elle relève fièrement le menton en lui décochant un regard sombre et direct. Ses yeux se posent alternativement sur les visages savamment neutres des autres convives autour de la table. Elle hoche la tête. Ils feront le nécessaire. En doutait-elle ? Non. Ces hommes ont démontré à maintes reprises combien ils étaient dignes de confiance et disposés à faire le nécessaire au moment ad hoc. Quelques minutes plus tard, la journée s’organise au gré d’une routine qui commence à s’installer. Les garnements n’ont pas dit grand-chose, sentant avec force qu’il se passe quelque chose et bien déterminé à savoir quoi.

 

            Dani est parti seul dans les couloirs. Il a fini ses devoirs d’étude et il est prêt à savoir ce qu’il en est. Vige est parti avec son grand maitre, Onc’ Ralph. Dani espère que c’est pour trouver les parents de son compagnon poilu et fidèle. P’tit Rob et Louistic sont avec M’sieur Lalala qui leurs donne des leçons de défense, rejoint par M’sieur Jock, quelquefois. Dani a fait mine de ne pas se sentir bien et personne ne l’a forcé à rester. Durant la matinée, il a noté certaines choses, des allées et venues, des murmures, des portes qui s’ouvrent et se ferment, des brocs d’eau qui passent de mains en mains et des tas d’autres choses. Il est perplexe. Il s’est mis dans un coin qui permet de voir ce qui se déroule. Enfin, il sait où se passe le gros de l’action, dans une chambre qui se trouve à leur étage, mais plus loin que leur chambre à tous les trois. Il attend qu’une accalmie survienne et quand c’est le cas, il court aussi vite qu’il peut pour atteindre la porte. Il attend devant la porte massive en bois blond, hésitant, mais la curiosité est bien trop puissante. Il pousse la poignée vers le bas le plus silencieusement qu’il peut et celle-ci se laisse fermer sans bruit. Il entrouvre le vantail et les gonds se font complice de lui. Lorsque l’ouverture est assez grande, il se glisse par là et entre dans la pièce en semi-pénombre. Une forme se lève d’un siège. Edme. Elle pose un doigt sur les lèvres. Elle sourit intérieurement, nullement surprise par la présence du petit bonhomme. Elle lui fait signe d’approcher. Dani le fait avec infiniment de précaution. Il se place près de la femme à son chevet. Le lit est juste assez haut pour qu’il puisse voir le visage de celui qui est couché. Il passe en revue la face blessée et pousse un soupir. Il a déjà vu cela.

 

-          C’est un com’ nous, M’dam’ Edme…

Celle-ci ne répond pas tout de suite à cette question en partie évidence pour le garçonnet.

 

-          Je crois que tu as raison.

-          Je peux rester pour l’voir quand y va ouvrir les yeux ?

-          Oui. Je pense que ce serait bien…

 

Elle ne résiste plus et le prend dans son giron où il se love. L’attente est longue, mais plaisante. Dani ne quitte pas le visage du garçon endormi. A un moment il s’agite très fort, se débattant et gémissant entre des mots indistincts. Son facies se déforme sous l’effet d’une douleur invisible, résiduelle. Dani se laisse glisser jusqu’au sol et se penche sur le lit. Il quémande du regard l’appui d’Edme qui le soulève et le pose sur le lit, près du garçon. Dani pose sa main sur le front, puis se penche sur l’oreille. Le garçon reste immobile.

 

-          Faut pas avoir peur, t’es en sûreté ici… Onc’ Raph et Tant’ Vir vont t’soigner et aussi Edme qu’est là et les autres…et moi, aussi… Dani… chui Dani et après tu v’ras les aut’… tu vas êt’ bien ici, on va pas t’laisser, j’le jur’… et Vige non plus !

 

L’ado pousse un soupir profond et semble sombrer dans un sommeil plus lourd. Une heure se passe, lorsque les yeux aux surprenantes prunelles bleues si claires de ce dernier se fixent sur Dani qui vient de se redresser dans le lit dans lequel il s’est assoupi, sous le regard attendri et attentif d’Edme. Le garçon ne bouge pas, observant attentivement ce visage inconnu.

 

-          Chui Dani… et la dame, c’est M’dame Edme… on t’soigne en restant à côté d’toi… tu peux êt’ tranquil’, personne peut t’fair’ du mal, on va d’éfend’, tous !

 

L’adolescent ne fait rien, trop abasourdi par la déclaration du mioche. Edme lui présente un verre d’eau et l’aide à boire.

 

 

            Une heure plus tard, l’adolescent ouvre les yeux. Il s’est assoupi et Dani aussi. Lorsqu’il voit le petit garnement près de lui, il a un sourire imperceptible. Il sort une main bandée du lit et la passe sur la tignasse ébouriffée et rebelle du petit. Dani ouvre les yeux et sourit à ce nouvel ami. L’autre essaie de lui répondre, mais son visage maltraité ne laisse apercevoir qu’un léger aspect d’un vrai sourire.

 

-          T’as les yeux comme le ciel, mais pas çui d’aujourd’hui, mais çui d’y a deux jours… Tu veux qu’j’t’montre ?

 

Le garçon cligne des paupières, Dani prend cela pour un assentiment. Il sort son calepin dessous sa chemise de coton épais et l’ouvre à une page avec assurance. Un ciel tourmenté apparaît et l’adolescent peut voir le bleu de ce ciel, même si le dessin est fait au crayon noir. Il y a une telle force d’évocation dans le croquis, que l’adolescent en reste fasciné.

 

-          Mais normalement tes yeux doivent êt’ autr’ment… comme ça…

 

Il lui montre une autre page d’un ciel limpide et si clair que la même sensation que celle évoquée dans l’autre dessin apparaît. Alors que le ciel apparaissait plombé, d’un bleu obscur, désagréable, vaguement menaçant et terriblement glacial, ici on a tout de suite la sensation d’avoir un ciel propre, plein de clarté et chaleureux. Les yeux si clairs du garçon deviennent translucides et émerveillés.

 

-          Main’nant faut just’ que t’as d’nouveau les yeux com’ c’dessin-ci et ça, Onc Raph et  Tant’ Virgi et mêm’ qu’tous ceux d’la maison y peuvent te l’rend’. Faut just’ que t’ai pas peur et que tu les laisses te donner c’qui faut.

 

L’adolescent écarquille les yeux. Son regard passe du visage candide de Dani au dessin avec consternation, expectation, doutes, espoirs et émerveillement.

 

-          Solas…

 

Dani regarde le garçon et ne comprends pas…

 

-          Mon nom… Solas…

-          Oh ! Ben, j’ai jamais entendu…

 

Edme s’est penché un peu en avant.

 

-          Tu t’appelles Solas, petit…

-          Oui, M’dam…

-          Lumière… Qui t’as donné ce nom ?

-          Ma mère. Elle est morte.

-          Oh…

 

Dani se couche près de Solas et lui passe un bras autour du torse bandé. Solas pousse un petit gémissement. Il a deux côtes froissées que Jeffrie a minutieusement bandées.

 

-          Oh ! Je voulais pas t’fair’ du mal, Solas…

-          C’est rien… juste un peu… c’est fini…

 

La voix est essoufflée et le ton ténu. On entend une raucité qui est celle d’un jeune homme sous la fragilité de sa tonalité vocale.

 

-          J’comprends… ma maman, elle est aussi morte, j’l’ai vu… Toi aussi ?

-          Oui.

 

Les deux garçons se regardent fixement et une même compréhension s’installe. Solas étend le bras avec douceur et ramène le petit garçon contre lui. Dani se laisse aller et se blotti contre son nouvel ami. Solas est devenu un frère comme P’tit Rob et Loustic. Il tourne son petit visage chiffonné vers Solas et lui sourit amplement.

 

-          J’peux t’montrer les aut’, com’ ça tu peux les connaît’ déjà… J’peux, M’dam’ Edme ?

-          Si cela ne fatigue pas notre invité…

-          T’es pas bien ? J’peux…

-          Non… ça ira… montre-moi, Dani…

 

Il tousse un peu arrivé au dernier mot et Dani essaie de le calmer en posant sa petite main sur la poitrine de Solas. La toux se calme et Solas sourit légèrement. L’effet est toujours aussi saisissant, comme si le sourire lui-même avait été maltraité. Dani pose le précieux calepin sur leur deux corps et tourne les pages. Au fur et à mesure qu’il tourne les pages, il explique qui est qui et qui fait quoi.

 

-          Tant’ Myrtille… elle donne à manger, c’est com’ qui dirait celle qu’est l’principal pour la maison… Tant’ Virgi, c’est ma nouvelle maman et elle va êt’ aussi pour toi, chui sûr… Onc’ Raph, l’est com’ mon papa, mais j’ai encore mon papa, mêm’ qu’il est pas souvent, y travaille dans les docks et sur la mer… Ça c’est Vige… Vige c’est com’ nous l’a plus de parents, mais Onc’ Raph l’a dit qu’y va les r’chercher et les r ‘trouver… Là, c’est M’sieur Clouds…

 

Dani baisse la voix, dramatiquement et regarde furtivement vers Edme qui fait mine de ne rien entendre.

 

-          Faut pas l’dir’, mais c’est com’ un pirate, sauf qu’y est plus un pirate main’nant, mais il fait des affaires avec Onc’ Raph et j’crois qu’y aime encore beaucoup Tant’ Virgi, mais com’ elle est marié avec Onc’ Raph, peut plus l’aimer d’la mêm’ manière, mais c’est pas grave, parce qu’ M’sieur Clouds l’est aussi un grand brettereur avec les épées… j’ai vu l’aut’jour et il a dit qu’il allait nous enseignerer aussi et main’nant à toi aussi, après quand tu s’rais plus com’ ça tout casser… Ah… là, c’est Sinead, elle va t’soigner et elle t’a trouvé… elle a mêm’ pleuré quand elle a vu comment t’étais, mais Sinead elle pleure beaucoup et puis des fois elle fait des drôles de sons surtout quand y’a Seamus qui est avec elle… j’ai pas bien vu c’qui s’passait et P’tit Rob, c’est çui qui est com’ not’ chef a dit que c’était pas des choses pour nous… ch’ai pas… Là, c’est Sean… et Seamus… c’est com’ deux frères, mais pas pour d’vrai, com’ nous trois avec P’tit Rob et Louistic et main’nant toi aussi… Là, c’est M’sieur Malcolm… j’peux rien dir’, c’est le mari de M’dam’ Edme… c’est un peu le chef de la maison com’ Jeffrie qui est aussi le chef de la maison d’Onc. Lucas et de Tant’ Johanna à Lambstombe… enfin, tu l’verras, Jeffrie, c’est quelqu’un d’spécial… c’est com’ un dieu, mais qu’est humain… ah, ça c’est Onc’ Joffrey qui a un frère Onc’ Crispin et c’est des géants… mais gentils, sauf qui sont très grands et très forts… y nous apprennent plein de chos, aussi… l’a dû partir parce que Tant’ Gisela est dans un état interesseux et qu’elle peut pas trop faire, ni bouger et que c’est encore pour qu’qu’ temps, mais j’peux pas t’dir’ mieux, c’est des choses de grands… là, c’est M’sieur Lalala, c’est un grand bretereur avec les couteau, l’a même un qui est tout courbé et il fait très mal, c’est lui qu’a dit… y sait beaucoup, beaucoup d’histoire et mêm’ des qui font très peur, mais c’est com’ un grand ours, mais pas méchant, sauf si on l’embête et alors il peut…

 

La porte s’ouvre et depuis le seuil deux mêmes voix s’exclament.

 

-          Tais-toi Dani !

 

Dani pousse un gros soupir. Pourquoi personne ne le laisse jamais parler. Solas lui l’comprends, il est sûr ! Vige entre en trombe en gémissant et s’assied près du lit avec un regard éperdu d’inquiétude. Son petit Maître finira par le mettre à mal, à force !

 

-          Ah, vous êtes là mes chéris, entrez que je vous présente à notre nouvel hôte, Solas.

 

Les deux garçons entrent, P’tit Rob la taille bien prise et très droit suivi par un Louistic mort de curiosité, mais essayant de calquer son attitude à celle de son chef. Dani tourne quelques pages et montrent les dessins à Solas.

 

-          Et là, ben, c’est com’ j’t’ai déjà parlé, P’tit Rob et Louistic, com’ des frères, mais pas tout à fait… C’est Solas !

 

Dani présente simplement l’adolescent à ses acolytes. P’tit Rob jauge le garçon et reconnaît un des siens. Un de la misère, de la rue, de la malchance, mais plus maintenant. Il l’adopte tout de suite, sachant tout de suite à l’égale de Dani qu’il sera un de plus dans leur famille. Il hoche la tête, Louistic fait de même. Il apprécie déjà le garçon, même s’il ne pense rien. Si P’tit Rob est d’accord et Dani aussi, alors lui aussi. Deux autres personnes entrent dans la pièce. Vige pousse un soupir. Il va encore y avoir matière à une réunion. Les deux pattes n’arrêtent jamais de palabrer. Du moment que son petit Maître est sain et sauf, il ne demande pas plus. N’est-il pas en ses terres si désirées et adorées ? Il se laisse aller à un certain assoupissement. Sa sortie matinale a été des plus merveilleuses.

 

 

 

 

20.

            Raphaël se tient devant la fenêtre. Il regarde sans voir le magnifique jardin, légat de sa grand-mère. Comme toujours celui-ci a le pouvoir de l’apaiser, de mettre les choses en harmonie dans son corps et son âme. Solas… Le prénom est inusité. De mémoire, il n’a jamais connu quelqu’un qui se nommasse ainsi. Lumière… Il suppose que ce n’est guère fortuit. Dans quelle misère se trouvait la mère pour nommer ainsi son fils. Cette originalité peut être un atour dans ses recherches. Il gage qu’il aura plus de facilité à trouver quelqu’un qui aie connaissance d’un tel prénom. Jostein, l’un de ses hommes de confiance, est parti effectuer quelques recherches. Il aura un aide en la présence de Seamus qui connaît bien la présence. Son serviteur a l’étoffe d’un futur enquêteur. Il songe à lui donner la possibilité d’entrer dans les rangs des Bow Runner, du moins la section qu’il met sur pied à Edimbourg. Les choses ne se passent pas facilement. La méfiance est de rigueur par rapport aux Sassenachs (l’anglais) et il ne peut les en blâmer. Malgré ses origines anglaises, il a aussi quelque mal à faire totalement confiance à ces derniers. L’atavisme est aussi une valeur culturelle, même si elle n’est pas considérée comme telle. Jostein saura trouver des indices et sans doute pourra remonter jusqu’au lieu où Solas a fui.

            Il sourit. La petite réunion impromptue dans la chambre de Solas avec le trio des garnements, Virgi, Abdallah, Clouds, Edme et lui-même a été aussi mouvementé qu’il aurait pu le penser. Dani a su mettre à l’aise leur invité surprise, ce qui est en soi un exploit. A voir la manière dont le trio s’est tenu près de Solas, Raphaël a tout de suite compris qu’il aurait un nouveau « fils putatif » dans sa famille et cela ne le gêne nullement. Ce n’est pas comme si cela était la première fois. Quant à sa mo ruin, un regard a suffi pour qu’elle le prenne sous son aile et décide séance tenante de le garder auprès d’elle. Abdallah a réussi un autre prodige en faisant rire légèrement l’adolescent. Dani était dans son élément, faisant les présentations et donnant des détails qui font les délices de la maisonnée. Clouds est resté en retrait observant minutieusement sans en avoir l’air ce qui se passait avec Solas. Il pourra déduire des choses très utiles, il n’en doute pas. Jeffrie est en pleine organisation du bal et se tient à l’écart pour l’instant. Il attend. Quoi ? Jeffrie est un mystère et une énigme en soi. Sa manière de faire est toujours très secrète et sa manière d’être est un décalque de celle-là. Il ne pose pas de questions, Jeffrie est passé maître dans l’art de l’esquive. Edme a fini par s’impatienter et a poliment mis tout ce petit monde dehors, arguant, à juste titre, que Solas devait reprendre des forces pour guérir. Les cernes bleuâtres ourlées de mauve sombre dit assez combien le garçon est en manque de sommeil et du reste. Ce n’est qu’une question de temps, mais sitôt il saura qui est l’instigateur de cette ignominie, sitôt il pourra châtier comme il se doit. Un remue-ménage se fait entendre dans le couloir. Raphaël sourit. Il y a peu de chance que le séjour soit calme, serein et excessivement bucolique. Cela lui plait et l’atterre, mais pour rien au monde, il voudrait que cela soit différent.

 

            Crispin est assis confortablement dans le profond siège Chesterfield du bureau de Raphaël. L’accueil fait à sa venue a été joyeuse et bruyante. Dani, qui a momentanément laissé seul son nouveau « frère, mais pas com’ un vrai, mais presqu’a expliqué à Crispin entre accolades et paroles de bienvenues les derniers évènements surgis dans la maison. Il s’était d’emblée perché sur le bras musculeux de Crispin comme une sorte de petit lutin angélique. Entre les « Tais-toi, Dani » des autres garnements et les autres exclamations alentour, Crispin, impérial et d’un calme toujours aussi souverain a réussi à se défaire de la cohue et du chahut, remettant à plus tard une nouvelle rencontre, de fait lors du goûter. Crispin fait tourner le liquide ambré tout en étirant ses longues jambes devant lui. Les chevauchées aussi longues ne sont plus de son âge.

 

-          Tu as une idée de ce que Dani entendait par « malentraturer » ?

-          Maltraiter, sans doute…

-          Ce petit a un don certain pour reformuler la langue de Shakespeare.

-          Et tu n’as encore rien entendu ! Il a fait de Joffrey, de moi-même et de Clouds, ainsi que d’Abdallah des « brettereur »…

-          Brettereur ?

-          Des bretteurs…

-          Ah ! Bien sûr… Et cet enfant ?

-          Un adolescent… Il se trouvait près de la remise de Brett, notre jardinier, dans un sale état ! J’aimerais que tu le voies. Il n’a pas voulu qu’on appelle un praticien… Tu comprendras quand tu le verras…

-          Je suppose que tu fais le nécessaire pour…

 

Raphaël sourit doucement, le regard plus clair que jamais, signe chez lui d’une grande détermination et d’une rage sans nom Crispin reconnaît le regard et ne donne pas cher de la peau de celui qui a commis un acte aussi barbare. Dani a été très explicite et Crispin n’a aucun mal à comprendre de quoi il retourne.

 

-          Je le verrai quand tu voudras…

-          Merci…

 

Un silence fluctue dans la pièce au gré des pensées effilochées des deux hommes.

 

-          Que me vaut le plaisir de ton inestimable présence en ces lieux ?

-          Oh ! Juste le plaisir de te voir toi et ta délicieuse épouse, ainsi que ta nouvelle et très… originale famille… qui ne cesse de croître d’après les dires de Dani. Comment l’a-t-il formulé ? « Frère, mais pas com’ un vrai, mais presqu’ ? »

-          Dani a le sens de l’expression  imagée…

-          Pas seulement en paroles, me suis-je laissé dire…

-          Alba ?

-          Elle-même.

-          Comment va-t-elle ?

-          En état intéressant… selon Dani…

-          Oui. Il aime apparemment ce terme et je gage qu’il ne le comprend guère.

-          Ce qui en fait tout son charme… Elle serait heureuse de le revoir, d’ailleurs…

-          J’imagine… Mi casa es su casa…

-          Il semble que “tu casa” soit devenue celle de tous…

-          Ne me le rappelle pas !

-          … et que cela te rend heureux… ne le nie pas, frère, tu as toujours eu l’âme d’un patriarche…

-          Il me manque une barbe blanche.

-          Mon père en a eu une très rapidement et il n’était pas un patriarche, ni même un père…

-          Désolé…

-          Je ne faisais qu’énoncer un fait, Raphaël. J’ai eu l’occasion de me guérir de cette vieille haine et rancœur. Je ne vois plus cela que comme un part de mon passé qui ne reviendra plus et qui ne peut plus rien me faire.

-          Je m’en réjouis. Joffrey…

-          … n’est pas encore défait de ce sentiment, mais je pense que cela viendra en temps et heure…

-          Je le souhaite. Il sera un père admirable.

 

Ils ne disent rien pendant quelque temps. La question de Raphaël flotte entre eux, intacte.

 

-          Lucas m’a demandé d’être présent pour le bal. Il ne pourra venir. Jeffrie a dû te mettre au courant de la situation.

-          Oui.

-          Actuellement les choses sont tendues dans la Chambre des Lords.

-          N’est-ce pas l’apanage du lieu ?

-          Oui et non. Les réformes prévues sont toujours difficiles à accepter et à mettre sur pied et les oppositions ne viennent pas toujours d’où on le craint. Whigs et Tories sont à couteaux tirés plus qu’avant. Actuellement les choses restent stables, mais Lord Cumbries ainsi que Lucas sont inquiets. Ils restent vigilants. Je ne dois pas te rappeler que l’idée d’une identité nationale écossaise n’est pas pour plaire à tout le monde et beaucoup donnerait cher pour noyer violemment ce projet dans un des lochs de l’Ecosse.

-          Cela ne donnerait que plus de force à notre désir !

-          Oui, ce serait le cas. La croissance économique que subissent l’Ecosse et les changements dans les villes à cause de celle-ci inquiète Londres.

-          On n’arrête pas le progrès…

-          Non, mais on peut mettre de sérieux bâtons dans les roues! Personne n’a envie de voir se reproduire un soulèvement populaire comme celui de La Révolution de Pentrich dans le Derbyshire, cette tentative de renverser le gouvernement anglais à cause du chômage et des problèmes sociaux qui n’ont pas été pris en compte.

-          Je ne le sais que trop, Crispin et c’est une de mes principales préoccupations ! Que fais-tu ici exactement ?

-          Voir et observer et prendre note.

-          Pour qui ?

-          Lord Cumbries

 

Le temps semble se détenir.

 

-          Aurais-je démérité ?

-          Oh non, vieux frère ! Je me suis mal exprimer. Lord Cumbries désirait ma présence dans le sens où un autre observateur pourrait donner plus d’informations.

-          Je vois. Et quand est-il de ta propre recherche ?

 

Crispin dépose le verre sur la petite table en laque ambrée à ses côtés. Sa formidable impassibilité est atterrante.

 

-          Je suis sur le point d’aboutir. Le dernier fils Kersington ne va pas tarder à tomber dans mes filets ! Je suis impatient. La libération inopinée des autres frères lors de leur transfert en Nouvelle-Angleterre est désolante et je ne désespère pas de les amener à la potence tôt ou tard.

-          Le même sentiment m’anime. Nous avons été joués de belle façon !

 

Crispin a un rire bref et cruel. Raphaël n’a aucun mal à savoir ce qui anime son grand ami. Il a pu voir ce que donne sa furie maîtrisée et totalement à la merci de ses émotions. Il plaint le fils Kersington. Crispin sera implacable.

 

 

            Dans la chambre de Solas, Crispin est resté seul avec lui. Au départ, il a été plus que réticent, pas en parole, mais dans un geste qui en disait plus long qu’un discours. Crispin n’a rien tenté ni dans un sens, ni dans un autre, il a seulement attendu que le jeune garçon prenne la mesure que ce que Crispin demandait et fasse sa propre conclusion. D’un coup d’œil, le géant placide a compris par où était passé Solas. Torture mentale et physique, terreur et peur mêlées, isolement, un enfer qui a pour nom un maître sadique et malveillant. Certains lieux de travail traitent de cette façon ceux que les propriétaires considèrent comme insignifiants, corvéables à merci et à la merci de tous les traitements ignominieux possibles et concevables pour de tels esprits malfaisants. Il se joindra à l’équipée punitive lorsqu’on saura qui est l’instigateur de pareil traitement. Au bout d’interminables minutes, Solas a hoché la tête précautionneusement et Raphaël a enjoint les occupants de la pièce à sortir avec lui. Edme est revenue au chevet et a posé un bref baiser sur le front de l’adolescent avec une brève caresse sur les cheveux ébouriffés. Après un dernier sourire tendre et rassurant, elle s’est dirigée à la porte en lui soufflant que tout ira bien. Dani s’est laissé glisser du lit pour enfourcher Vige qui sommeillait placidement près du lit.

 

-          Tu vois c’que j’ai montré dans l’dessin… C’est un géant comme Joffrey et Vige aussi, mais comme un chien lui et tu v’ras, Sol, Crispin, c’est comme un genre de doctereur qui sait comment on fait pour qu’ça fait du bien quand ça f

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Commentaires
F
J'ai été très surpris quand le prêtre Kubala m'a rendu mon mari que j'avais perdu à une autre femme. J'ai contacté le temple de Kubala par le biais de son adresse électronique [priestkubala@gmail.com] afin de rétablir mon mariage, car j'ai entendu de nombreux témoignages sur son travail. problèmes de mariage et de maladie, j’ai donc décidé de tenter ma chance avec lui et c’est maintenant que je partage ce témoignage, car il a également aidé ma situation, grâce à lui pour le rétablissement de la paix dans mon foyer.
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