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De escritura à écriture
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31 juillet 2023

Il y a quelques années, j'ai écris un livre de

DSCI0095

Il y a quelques années, j'ai écris un livre de vie et de mort, les deux points lié par du temps vécu... quand la mort devient un éléments de vie et vice-et-versa... on  peut obtenir cela... un Voyage d'amour sans toi... Bonne lecture!

 

Voyage d’amour sans toi

 

 

1.

 

Le téléphone sonne. Je décroche.

 

-         Allo?

-         Bonjour. Je suis bien chez Madame et Monsieur Moncoeur ?

-         Oui…

-          Je m’appelle Jasmine Lacoureur et je vous appelle de l’Agence de Voyages CruiseAirWorld pour la réservation faite par vous et votre mari pour notre croisière en Méditerranée.

 

Je n’entends plus rien. J’ai sans doute répondu vaguement quelque chose, car la jeune voix enthousiaste reprend de plus belle.

 

-         Nous vous téléphonons pour vous prévenir que l’Agence a facturé vos billets 100 euros de trop. Nous vous appelons pour vous signaler que cette erreur a été réparée et que le remboursement a été effectué via votre compte bancaire. Un courrier suivra mon appel.

 

J’acquiesce verbalement.

 

-         Nous espérons que ce dérangement ne vous aura pas affecté et nous vous souhaitons  un agréable voyage sur notre Transatlantique Ulysse. Merci de votre compréhension.

 

Je réponds quelques platitudes polies. La tonalité résonne à mon oreille. Un bip ténu. Je raccroche.

 

Ce voyage m’était sorti de la tête. Nous l’avions programmé voilà quatre mois pour notre dixième anniversaire de mariage. Je suis là. Lui n’est plus là. Il est parti pour un voyage où l’on ne revient jamais. Son passeur aurait pu s’appeler Charon.

 

J’ouvre le tiroir du secrétaire. Les documents et les billets sont là. Je les avais perdus de vue. Je les prends entre mes mains, étonnée de les revoir. Un flot d’images sans son se déverse dans ma tête.

Je nous revois dans le salon, assis sur le fauteuil perdu sous les plans, cartes et autres prospectus. Je l’entends. Nous avions pris tant de plaisir à l’organiser ce voyage. Tant d’heures à choisir, à discuter.

 

-         Où va-t-on aller ?

-         Rome, sûr !

-         Venise ?

-         Oh oui, mais gondole et gondolier compris et pas le Pont des Soupirs, c’est trop triste…

-         Crête?

-         Cnossos ?

-         Oui… Midas et son or…

-         Turquie ?

-         Non… pas cette fois-ci… pas en Croisière… On ira sur place pour un City-trip… A Constantinople… Son palais…

-         Oh, tu apprécies donc le genre harem…

L’occasion était trop belle pour une bataille de coussins. Pour une bataille d’amour.

 

-         Quoi encore ?

-         Et toi ?

-         Moi ? Mon voyage, c’est toi, toujours et partout. Tu es mon unique terre de visite… de prédilection.

 

Il aimait ce genre de phrase un peu bête, un peu nunuche, un peu hors contexte. Jamais très loin d’une douce ironie. Jamais très loin de rester hors propos.

 

-         Oh… Je sais !!!!  Malte. Tu aimeras Malte. Tu sais les Templiers… Comme cette église à Londres avec cette pièce octogonale, ces soldats de pierre… J’aimerais voir cette forteresse…

-         Cette forteresse sous une armée de visiteurs, tu ne verras pas grand-chose…

-         Peut-être mais c’est comme cela partout, non ?

-         Va pour Malte. Où, encore ?

 

Nous n’avions pas choisi d’autres endroits, pensant qu’il nous fallait quelques temps pour profiter de la Croisière et du Transatlantique.

C’était si bon de le préparer ce voyage. Nous avions lu tant de choses. Moi, par passion, lui, pour pouvoir converser avec moi sur ces lieux où nous allions déambuler notre curiosité touristique.

 

Les documents restent sur la table du salon près d’autres documents, d’autres affaires en cours qui n’iront plus nulle part. Je dois prendre une décision. Je dois prendre tant de décisions.

 

 

 

 

2.

 

J’ai rencontré Caroline. Caroline, c’est une amie commune. Après les effusions gênées de l’une et de l’autre, elle a lâché autour du verre que nous avions décidé de prendre.

 

-         Si tu avais un enfant de lui ou même plusieurs… il te resterait quelque chose de lui maintenant à quoi te raccrocher.

 

Je n’ai rien dit. Je ne peux pas donner un avis sur une opinion que je ne comprends pas. Après les effusions gênées du départ, je suis revenue à la maison. A notre maison. A ma maison. Peut-être que je ne veux plus revoir Caroline. Peut-être que je ne veux plus entendre ce genre d’inepties. Peut-être qu’il est parti, mais qu’il est toujours là avec moi. Peut-on comprendre cela ? Peut-on seulement me laisser croire cela, encore ?

 

Nous avions décidé de faire un souper entre amis, entre adultes.  Nous étions huit en tout. Quatre couples. Chacun y avait mis du sien. Les anecdotes mêlées de souvenirs communs, les réprimandes affectueuses, les interjections, les rires nous avaient réunis dans une ambiance chaleureuse et désinhibée. Puis, le sujet « pierre d’achoppement » a surgi. Je ne sais plus qui l’a lancé, mais chacun n’a pas manqué de le relancer une et une autre fois, encore et encore.

 

-         Un couple sans enfant n’est pas un couple…

 

-         Oui, c’est important d’avoir des enfants, sinon, qu’est-ce qui nous restera pour l’avenir ?

 

-         Je trouve égoïste de ne pas avoir d’enfant, surtout lorsqu’on peut en avoir, alors qu’il y a tant de parents qui ne peuvent pas en avoir et qui en désire tant…

 

-         Depuis que j’ai mes petits, je revis ! Je ne peux pas m’imaginer une vie sans enfants ! C’est trop stérile, trop mort…

 

Les sujets ont continué à abonder dans ce sens-là et dans d’autres du même acabit. Philippe a tapé du poing sur la table. Le silence est tombé comme un couperet.

 

-         J’en ai marre ! Cela fait des années que cela dure. Nous n’avons pas désiré d’enfants. C’est un choix. C’est notre choix. Vous ne respectez pas ce choix. Vous ne nous respectez pas. Je ne veux plus de cette discussion. Je n’en ai jamais voulu. Il y tant d’autres sujets de conversation. Alors, basta ! Bas-ta !

 

Personne n’avait rien dit. Nous avions continué à manger. Le café. Le pousse-café et les salutations avec les promesses de se revoir bientôt.

 

-         La prochaine fois, ce sera chez moi, hein…

 

Nous avions tous acquiescé par quelques paroles d’assentiment, sans réellement en penser un mot. Après leur départ, Phil n’était pas très fier. Il ne regrettait pas les mots dits, mais bien le ton et le moment. L’amitié a survécu à l’éclat. Je suppose qu’ils ne peuvent pas nous comprendre. Je suppose que je peux les comprendre et, en même temps, pas vraiment. Que Phil pouvait les comprendre ou pas. Je ne regrette rien, ni de ces discussions qui ont fini par se tarir, ni d’avoir pris cette décision. Je n’ai pas le désir d’avoir une grossesse, d’enfanter, d’être mère. Il ne désirait pas procréer, me voir enceinte, d’être père. Nous étions bien d’accord. Sa mort n’a rien changé. D’être toujours en vie sans lui, non plus. Alors ?

 

         Dès le départ, nous savions que nous étions faits l’un pour l’autre pour la vie, toute notre vie. Nous nous étions reconnus. Nous ne l’avons jamais dit. Ni à l’autre, ni aux autres. C’était là, avec nous, entre nous, en nous, tout simplement. Rien n’a changé depuis. Rien n’a changé maintenant.

 

-         Je ne veux pas d’enfant.

 

Cela faisait dix mois que nous nous connaissions et vivions ensemble. J’étais contre lui dans le fauteuil regardant un film loué pour une de nos occasions. Toutes les occasions étaient bonnes pour être ensemble.

 

-         Je ne désire pas d’enfant.

 

Tout avait été dit. Nous étions deux sur cette route et nous regardions dans la même direction. Les autres ne voyaient pas cette direction. Au début, nos amis et proches nous parlaient de mariage. Lorsqu’il se fit, ils parlèrent de bébé sans trop insister, dans un premier temps. C’était pourtant déjà trop, mais ils ne le comprenaient pas ou ne voulaient pas le comprendre.

Le temps passait, les insistances revenaient à intervalles irréguliers comme un leitmotiv. Ils ont fini par entrevoir quelque chose dans notre position face à « avoir un enfant ».

 

-         Ah… vous ne voulez pas d’enfant… C’est cela ?

 

Nous répondions sans fioritures. Ils n’insistaient plus trop, perplexes. Ils revenaient toujours à la charge à un moment ou à un autre comme s’ils voulaient s’assurer que nous étions bien sûr de notre fait et en même temps qu’ils avaient bien compris notre décision.

Un jour, un de nos meilleurs amis nous a demandé de devenir « marraine-parrain ». Nous n’avions rien contre. Cela nous fit même très plaisir jusqu’à ce que nous comprenions qu’ils avaient eu ce geste dans le but plus ou moins inavoué de nous donner «  l’inspiration » pour procréer nous-même un enfant. Une sorte de coatching bienveillant.

A la deuxième demande de « marrainage » et parrainage, nous avons décliné sous le prétexte tout trouvé de ne pouvoir être « marraine-parrain » d’un autre enfant sous peine de faillir à notre mission familiale.

Notre filleule est adorable.

 

Certains de notre entourage n’ont pas cru en nous. Notre bonheur leur paraît stérile, vain, vide, voire suspect. Nous sommes hors norme, hors critère, hors statistique. Nous sommes heureux. Comment leur en vouloir ? Sept couples sur dix divorcent ou se séparent. Ce n’était qu’une question de temps que nous finissions divorcer ou séparer. Nous ne pouvions pas tenir plus que ceux qui apparemment ont plus de chances ou d’atouts pour rester ensemble longtemps. De plus, la convivialité tue tout, c’est bien connu ! Ils ont eu raison. C’est bien une question de temps. Notre couple est entré dans les statistiques des 7/10 de la moyenne de couples fracassés. Nous sommes entrés dans cette banque de données sociales officielles. Je suis bien séparée, définitivement. Phil est mort. Notre bonheur aussi ?

 

 

 

3.

 

Le premier mois après ton accident mortel, la famille, les amis, les connaissances, les collègues, les voisins, une déferlante constante m’a entouré presque jour et nuit. J’étais reconnaissante. Enfin, je crois… Il fallait bien qu’ils fassent tous leur deuil. Chez moi, avec moi, c’était le lieu parfait. J’étais la personne parfaite. Mais moi, je ne voulais qu’être seule. Faire un deuil, mon deuil, seule.  J’en rêvais presque la nuit de cette solitude. De cet isolement. Chacun pensait bien faire et il faisait bien pour eux. Pour moi aussi, sans doute. Peut-être.

Puis, le temps a fait son chemin. Le cours des choses a repris pour chacun. Les habitudes. J’avais repris le travail. Au début, ce fut un peu difficile. Pas pour moi, pour les autres. Que pouvait-on dire à une veuve ? C’était en gros ce qui m’apparaissait. Les choses sont revenues à la normale. De temps en temps, le souvenir de ma « perte » revenait pour chacun sous forme de questions en demi-teintes.

 

-         Tu vas bien. Pas trop dur chez toi ?

 

Je répondais selon les personnes et ce que je pensais devoir leur répondre. Les attentes sont si diverses. Je suis novice dans cette fonction-ci. Finalement, la pudeur ou l’indifférence polie ou encore une gêne mal formulée permettait à tout le monde de ne pas «  ramener sur le tapis » ce sujet-là. Je crois que je préfère.

Voilà quatre mois et maintenant il semble que les autres attendent de moi que j’ai oublié «  ce terrible drame » ou que je commence à envisager une nouvelle vie.

 

-         Tu es jeune. Tu vas refaire ta vie. Tu vas bien rencontrer quelqu’un d’autre.

 

Tant de bonnes paroles. Tant de bonnes sollicitudes. Ils ne savent comment dire ou faire alors ils disent au mieux.

Je suis seule. Je ne suis pas mal. Je ne suis pas bien. Il paraît que je devrais plus pleurer, plus me désespérer. Me plaindre. Me lamenter. Que sais-je ? Je fais au jour le jour.

Tu n’es pas là, mais je te sens toujours présent. Tu n’es pas un fantôme, ni un esprit. Tu es simplement là et c’est bien pour moi. Je n’en parle pas. Les mots sont si vains. A chaque jour suffit sa peine. Je le prends tel quel.

 

 

 

4.

 

Lorsque c’est arrivé. Lorsque j’ai compris ce qui s’était passé. La voiture télescopée par une autre. L’accident. Ta mort. Je n’ai pensé à rien. J’ai fait ce qu’il fallait faire. Documents officiels, enterrement, réunions familiales, réunions amicales, arrangements divers, rangements divers, suivi de la vie courante.  Je n’ai pas été à la morgue. Certains me l’ont reproché à ton voilé, à mots esquissés. Seule ma mère m’a dit en face ce que d’aucun pensait tout bas.

 

-         Tu n’as pas été le voir à la morgue.

-         Non.

-         Tu aurais dû aller le voir. Une dernière fois. La dernière fois.

-         Je n’aurais pas pu.

-         Tu le regretteras plus tard, ma chérie.

-         Peut-être. Mais, je n’ai pas pu.

 

Je ne regrette pas, mais cela je ne peux ni le dire, ni l’expliquer aux autres. A moi-même.

Je te connais si bien. Je savais que je ne te reconnaîtrais pas là-bas. Cela n’a plus d’importance, ton corps est six pieds sous terre. Au moment de ta mort, tu n’étais déjà plus là alors, qu’importait le reste ?

 

 

Ma collègue Célina n’a pas sa langue dans sa poche. Une des raisons qui font d’elle une amie précieuse et aussi une étrange alliée. Nous déjeunions ce matin-là dans notre cantine préférée. Une taverne pas très loin du turbin.

 

-         Tu lui en veux ?

-         A qui ?

-         A celui qui t’a fauché ton mari !

 

Je n’ai pas pu lui répondre tout de suite tant j’étais estomaquée. J’ai avalé ma bouchée doucement. J’ai déposé mon sandwich. Je n’avais pas très faim. Je n’ai plus faim du tout maintenant.

 

-         Désolée ! Je suis impardonnable. Pourquoi tu ne me dis pas plus souvent de la fermer, ma grande gueule ???

-         Cela servirait à quelque chose ?

 

Elle soupire et me serre l’épaule avec force.

 

-         Tu devrais changer d’amie…

-         Pourquoi faire ?

-         Parce que je ne suis pas à la hauteur…

 

Je n’ai pas enchaîné sur ce terrain. Je ne lui en veux pas. C’est mon amie.

 

-         Je ne lui en veux pas.

 

Elle hoche la tête. Je ne crois pas qu’elle comprenne.

 

-         J’ai vu sa famille après l’accident. Je devais récupérer les vêtements de Phil à l’hôpital et d’autres choses. Je n’ai pas fait attention. Qu’importait, d’ailleurs. Sa famille a su que j’étais là. Ils m’ont approché. Ils voulaient me dire des choses. Les choses que l’ont dit à ces moments-là. Ils voulaient aussi me dire que leur parent était dans le coma et qu’il allait en sortir bientôt. J’ai répondu sans doute des choses qu’il faut dire en ces cas-là. Je ne me souviens plus. Ce n’était pas mes affaires d’une certaine façon.

 

Je la sens un peu perplexe.

 

-         Je crois que moi dans ton cas, je leur en aurais voulu. Phil a été tué à cause de cet homme et lui va s’en sortir !!! Je ne crois pas que j’aurais pu leur pardonner.

-         Il n’y a rien à pardonner. C’était un accident comme il y en a tous les jours. Phil est mort. Pourquoi voudrais-je plus de mort et plus de souffrance qu’il y en a déjà en moi et autour de moi ?

 

Elle ne répond rien. Je sais qu’elle n’a pas compris alors et sans doute est-ce encore le cas aujourd’hui. Pourtant elle aurait bien aimé comprendre, me comprendre.  Le pouvait-elle réellement ? Le peut-elle vraiment ? J’ai en moi de la haine et de la rage impuissantes et aussi de la colère. Beaucoup. Cela vient et cela part. J’ai opté pour vivre. J’ai opté pour aller de l’avant. Les mots et les sentiments de haine et de ressentiment ne changeront rien à ce qui est, à ce qui a été et à ce qui sera. Ou si ?

 

 

 

 

5.

 

Un mois a encore passé près de moi, autour de moi, hors de moi. Un mois où j’ai vécu. Je crois. Les papiers encombrent la table du salon. Je vois la mère de Phil chaque semaine. Elle essaie de se remettre. Elle a enterré déjà tant d’êtres. Un enfant nouveau-né. Ses parents. Ses grands-parents. Son mari. Maintenant, Phil. Elle vit. Quelquefois elle survit. Elle survit à elle-même. Elle survit aux autres. Nous parlons de beaucoup de choses, puis de Phil. De ce qu’il faisait. De ce qu’il disait. On le revit, on le reconstruit à partir de nos souvenirs. C’est doux. C’est aigre. C’est doux-amer. C’est ainsi.

Ce soir, j’ai décidé de ranger. Les papiers s’amoncellent comme un vivant reproche autour de moi. Je ramasse en vrac, je range en détail, je jette excédée, je laisse choir certaines choses aux mêmes endroits,  pensant qu’elles seraient mieux ailleurs. Je trie un peu, juste pour faire bonne mesure, juste pour faire honneur à mon éducation. Cela me fait passer du temps. Cela m’indiffère. Je tombe en arrêt sur les billets. Les billets du voyage. De notre voyage. Je les avais encore perdus de vue. J’ouvre l’enveloppe. Ils sont là. Nos deux noms accolés et une date. Il reste un mois et douze jours pour y aller. Je dois prendre une décision. Je ne sais pas si j’ai envie de prendre une décision. Les jours s’enchaînent au jour, à ce jour-là. Je mettrais de l’ordre un autre soir. Le désordre est-il si encombrant ?

 

Quatre semaines sont derrière moi à se demander où j’étais passée. Le temps file. L’éphéméride décline les saisons, moi j’effeuille à peine un almanach interne. Je vois toujours ma belle-mère. Une routine qui s’enchaîne à la sienne. Elle m’a apporté des livres. Quelques revues aussi avec des témoignages de jeunes et de moins jeunes veuves.  Je la sais friande de ce genre de brochures. Je n’ai pas eu le cœur ou le courage ou l’envie de lui dire que j’en avais rien à faire de tous ces mots agencés dans des chapitres significatifs et probablement d’utilité publique. Privée ? J’en doute quand je constate mon enthousiasme.

Elle est inquiète pour moi. Elle y puise du réconfort. Je crois. Elle veut contribuer à me reconstruire après la destruction du départ de Phil. Ou se reconstruire, elle ? N’est-ce pas un pléonasme dans son cas ? J’ai tout pris, les trois volumes aux titres parlant, aux couvertures attirantes Pourquoi ne m’attirent-elles pas alors ? Je les lirai. En diagonale, puis j’irai voir sur Google des sites qui parleront des bouquins, des théories. Qui sait ? Il y aura même des sites avec des discussions pour étayer le contenu des livres. Tout est possible sur Google. Elle les a lus. C’est le moins ou le plus que je peux faire pour elle, pour moi. J’avoue… Le sujet ne m’intéresse pas. Je ne sais pas comment je dois vivre « mon deuil ». Je ne crois pas au mode d’emploi. Je ne crois pas au conseil bon, mauvais ou bien et mal intentionné, je ne crois pas, tout simplement. Je le vis comme je suis, comme je peux. Comme je veux ? J’enchaîne les jours et les nuits. J’ai des sentiments. Ils sont là. La douleur aussi. Je vis avec. Je vis avec toi aussi.  Je ne sais pas ce que cela veut dire veuve et même si je savais, à quoi ça m’avancerait ? Y avait-il un mode d’emploi pour être avec toi ? Pour vivre avec toi ? Peut-on apprendre la mort de l’autre à travers des livres et des témoignages ? Je ne pose pas encore de questions. A chaque jour suffit sa peine. Je le prends tel quel.

 

Il me reste dix jours pour prendre une décision par rapport au voyage. A notre voyage. Notre croisière d’amour. J’ai rangé tous les documents. J’ai fait place nette et vide dans les armoires, tes armoires, nos armoires. Il ne reste plus trace des choses, de tes choses, de nos choses. J’ai gardé les souvenirs. Quelques-uns, pas beaucoup. J’ai donné certaines choses qui faisaient plaisir à la famille, à des amis intimes. J’ai gardé des photos, des dias, des films vidéo. Ton compte Facebook est encore ouvert. Il paraît qu’il y a quelque chose à faire pour éliminer ton profil. Je devrais m’en informer, m’en préoccupé. Je devrais… Tu n’es plus là matériellement. On fait la part trop belle aux choses. Il ne reste presque rien lorsqu’on n’est plus là. Une trace indélébile dans l’univers d’Internet, peut-être ?

 

 

 

 

6.

 

J’ai rêvé. Tu étais là, près de moi et tes bras m’enveloppaient. J’étais bien. Si bien. Je savais que jamais je ne pourrais être loin de toi. Je savais que le temps n’était pas là. Je savais que l’espace n’était pas là, à ce moment-là. Je savais que tu n’étais plus là, pas là. Je savais que j’étais entre tes bras. Que j’avais été entre tes bras. Je savais que je ne serais plus jamais entre tes bras. Le rêve a quitté mon esprit lorsque le réveil a sonné. J’ai su que je partirais en voyage. Un voyage d’amour. Notre voyage d’amour sans toi. Je savais qu’à ce moment-là, j’étais seule. Complètement seule. La journée commençait. Il fallait tout arranger. Je ferai le nécessaire. Tout était déjà organisé en moi. Le reste suivrait.

 

J’ai fait un détour de plusieurs kilomètres pour acheter du pain. La boulangerie près de chez nous est un antre de souvenirs au quotidien, avec des extras certains samedi ou dimanche matin. Lui ou moi sortions du lit en catimini les week-ends et partions un peu brouillon cherché des couques encore chaudes, quelquefois en faisant la queue avec des personnes qui avaient l’air aussi réveillée que nous. La causette se faisait ou pas. Il y avait des habitués, mais les boulangers et les étudiants qu’ils engagent étaient nos plus familiers. Ils sont venus à l’enterrement… C’était nos petits flash de plaisir, de petites surprises jouissives qui continuaient en grasses matinées plus coquines ou pas, selon l’humeur ou la fatigue. Nos boulots sont assez prenants. Certains matins, nous allions ensemble. Un peu zombis, mais heureux d’être là.

Je ne peux pas y retourner. Je l’ai fait au début, mais je n’y arrive plus. Tout me rappelle lui, nous. Je ne supporte pas d’entendre cette charmante famille évoquer Phil. J’ai la sensation de crever avec chaque mot dit, chaque regard de commisération, de sympathie qui me renvoient à des images, des pensées, des scènes vécues avec lui. Mon cerveau devient le théâtre d’une pièce brumeuse ou je reconnais tout, mais où tout m’est étranger. Je vais faire des kilomètres pour trouver des lieux anonymes, vide de lui, de nous. Des endroits où je ne suis qu’une cliente de lui. Cela devrait être facile. Je vis dans une capitale, ce n’est pas comme si c’était une ville ou un village et même là, des fois…

J’aspire à l’invisibilité. Je n’ai pas la force de revenir en arrière pour réanimer, même sans le vouloir, ces petits riens, ces fragments, ces filaments d’amour qui ont fait ma vie, la sienne, la nôtre. C’était lui et moi sur des sentiers balisés. Il est temps de me créer d’autres routes anodines, parce qu’il paraît que je dois avancer, aller de l’avant. Dois-je vraiment ?

 

Tout s’est déroulé comme prévu. Je n’ai pas donné d’explications, du moins pas in extenso. D’autres s’en sont chargés pour moi comme d’habitude.

 

Ma belle-mère :

 

-         Quelle bonne idée ! Cela te fera du bien. Tu es si jeune et il faut continuer à vivre… Moi… évidemment… C’est autre chose…

 

Célina :

 

-         Tu vas y aller quand même !!!????

 

Un grand silence méditatif qui lui fait engloutir le quart de son sandwich.

-         Tu es sûre ? Ce ne sera pas trop triste sans lui ? Quoi que, ce sera une occasion pour toi de voir autre chose… Tu as raison. D’ailleurs, je trouve que c’est la meilleure idée que tu as eue. Vas-y, ma jolie et j’espère que tu prendras du plaisir genre XXXXL !

 

Célina engloutit la fin du sandwich avec un soupir de satisfaction. Elle se réjouit sincèrement pour moi. Je ne crois pas qu’elle comprenne.

 

Les amis :

 

-         Tu n’avais pas fait le nécessaire pour abandonner ce projet ? Maintenant que Phil n’est plus là…

 

Stupeur et incompréhension.

 

         Mon patron :

 

-         Vous êtes certaine que c’est une bonne idée ? Je veux dire que vous devriez prendre ces jours de congé dont vous avez droit, mais… faire cette croisière ?

 

La sympathie est réelle. Mon patron est quelqu’un de bien. Je suis aussi une bonne employée. Les années de travail au quotidien a forgé un respect et une cordialité. J’apprécie.

 

Ma mère :

 

-         Cela te changera les idées, tu fais bien ma chérie. Tu es sûre de ne pas vouloir une compagnie ? Si pas la mienne, une autre… tu pourrais te sentir seule à certains moments…

 

J’y compte bien. On n’est jamais aussi seul que parmi une foule. Au plus grande est la foule, au plus grand est l’isolement. Deux milles passagers plus l’équipage devraient être une foule suffisamment grande pour me perdre en elle.

 

 

 

7.

Chacun a donné ses justifications. Je suis là au creux de mon lit. Sur notre lit. Je caresse le drap près de moi. Il est froid et lisse. J’ai mal. Tu me manques. Tu n’es plus là. Je te sens encore si présent en moi, près de moi. Le sommeil tarde à venir. Demain, le réveil m’amènera au jour de mon départ. Je ne peux pas y penser. Le voyage semble encore irréel. J’aimerais tant que tout se passe bien.

La pointe du jour semble vouloir percer la nuit. Je sens que je m’assoupis.

 

L’aéroport. Le passage obligé des détecteurs qui ne détectent rien, même pas la lourdeur de ma souffrance. La foule qui m’entoure fluctue dans une nonchalance teintée de vaines irritations étouffées. Nous sommes des troupeaux qui allons fêter le temps des vacances. Cela devrait nous rendre heureux. Je ne vois rien de tel. L’attente blasée typique des files d’attentes. C’est cela. Nous attendons. C’est ce que nous faisons de mieux aujourd’hui. Grossir des files d’attentes. Le bruit n’est pas trop marqué. Nous sommes en Belgique. Le respect d’un certain décorum est requis partout, toujours et en toutes circonstances. Un savoir être partout ? Les ordinateurs portables, les mobiles, les Tablet, les autres appareils électroniques sont placés dans les casiers bleus mis à disposition. Des ceinturons, des chaussures, un soutien (?) et des vêtements d’appoint garnissent d’autres. Les casiers font la file d’attente pour passer sous le tunnel des détecteurs. Le personnel d’aéroport est là faisant leur travail de vigilance constante. Des petites sonneries attestent la présence de métaux sur l’un ou l’autre futur voyageur. Les fouilles corporelles par appareils de détection passent sur les corps de possibles délits. Des fouilles manuelles s’effectuent aussi. Voyage en avion est-il donc devenu un délit ? Je vois tout, je sens tout, j’observe tout, mais je ne suis pas là. Je file vers les escalators comme d’autres avec un pas légèrement défiant. Je finis par arriver à mon aire de futur embarquement pour pouvoir atterrir à ma destination. Barcelona. Le mot est dans ma tête. Je ne l’associe pas à des images ou d’autres paroles de définition de la ville. Cela viendra ou pas. L’avion est là de l’autre côté des larges baies vitrées. Le bruitage est polyglotte et effréné. La frénésie est partout comme un mince filet de courant alternatif. Je m’y laisse porter. Après tout, le voyage ne débute-t-il pas dans cette autre salle d’attente ouverte à tous venants ? J’ai donné mon passeport et ma carte d’embarquement à l’hôtesse. Le boyau vitré et amovible m’amène lentement vers l’entrée de l’avion. Les hôtesses, steward et personnel de navigation nous souhaitent la bienvenue. Qu’est-ce que je fous là ?

 

L’aéroport de Barcelone, El Prat, est le petit frère de celui de Zaventem. Il s’y respire le même air surexcité et oppressé que celui que je viens de quitter, avec le même multilinguisme effréné. Nous sortons de l’avion comme nous y sommes entrés, avec impatience et sur le mode « vite, je n’ai pas le temps, circulez ! ». Je suis le mouvement. Ça ou se faire piétiner par inadvertance par l’un ou l’autre stressé de l’horloge ! Le pas de course en forme de charge légère est-il vraiment le pas idéal pour commencer les vacances ?

Après l’épisode irrité de la reprise de nos bagages et la suite de la course poursuite vers une destination concertée chez soi, je débouche avec une petite multitude sur l’extérieur qui est aussi endiablé que l’intérieur, sauf qu’il y fait plus chaud. Les bagages sont des impédimentas supplémentaires que leurs propriétaires eux-mêmes. Je dois prendre un taxi. Passage obligé dans une file d’attente. Je l’aurais parié si j’en avais quelque chose à faire. Il y a du bon à être comme un élément de troupeau. On suit. Phil le disait souvent.

 

-         Si tu es un peu perdu dans ces genres d’endroits, tu observes le plus gros rassemblement de gens et la direction qu’ils prennent. A tout coup, ils vont au même endroit que toi !

 

J’ai un mince sourire. J’ai chaud. J’ai soif. Je suis poisseuse du chaud-froid intérieur/extérieure, je veux arriver là où j’ai choisi d’arriver. Un taxi s’arrête. Un couple me demande avec éducation si par hasard je ne vais pas au port. C’est le cas. Nous entrons dans le taxi. Ils comprennent notre français. J’imagine qu’ils parlent le catalan. Un paysage défile derrière la vitre. Le couple s’est recentré sur eux-mêmes. Ils me lancent un sourire de cordialité. Je fais de même. Les bonnes manières, il n’y a que ça de vrai ! J’ai le regard qui se perd et chevauche des images du passé. Une statue sur son socle élevé annonce l’entrée à une avenue ou un boulevard qui mène à des quais. Le taxi s’arrête. Nous nous partageons la course. L’air m’emmitoufle. J’essaie de sentir la salinité qui devrait sourdre de l’endroit. Je ne sens rien. Les capitales émoussent les sens ou alors… je suis devenue une agueusique. 

 

J’ai pris de l’avance. Je suis là à quai devant l’immensité immobile de la coque. Elle semble immuable, mais je sais qu’elle bouge imperceptiblement entre les courants souterrains du port. Une foule m’entoure. Bagages aux pieds. Bagages à mains. Impedimenta de tous genres. Enfants aussi. Famille déjà épuisée avant le départ. Cohue ébouriffée aspirant à l’aventure. Je n’ai pas pris grand-chose. Le grand sac est déjà parti pour son voyage dans les entrailles de mon nouveau foyer flottant de ces huit prochains jours. Je ne sais pas si je serai heureuse. Tout à l’heure dans notre cabine, j’ouvrirai le carnet de bord dans lequel je te raconterai mes impressions. J’écrirai un peu. Pas beaucoup. Ce sera mon récit d’amour pour toi. De mon voyage d’amour sans toi. J’ai un petit trou quelque part dans mon corps. J’ai un vide dans mon esprit. J’ai peur.

 

 

 

8.

 

Les coursives sont plaisantes. Le parcours fléché. Le personnel adorable. Le sourire à fleur de lèvres, à plissements d’yeux. La cabine est là. J’y entre. Lit double, petite salle de bain très bien équipée. Toilette. Télévision. Table en forme de bureau. Miroir mural. Déco minimaliste et conventionnelle. Deux fauteuils qui ont l’air accueillant. Petite table avec une petite coupe et quelques fruits, signe de bienvenue. Petit hublot donnant sur l’extérieur. Je suis au premier pont ou Deck comme ils disent. Le personnel semble polyglotte. Je crois que tout ira bien. J’ai assez d’espace dans les tiroirs et la petite armoire incorporée au… Comment dit-on dans un navire ? Panneau ? Mur ? Séparation ? Peu importe ! Je regarde vers mon petit œil extérieur. Je vois à peine un bout de ciel bleu. Nous aurions dû prendre une cabine avec une fenêtre. Mais… nous avions voté pour l’intimité. Maintenant, je crains un peu que cet espace en huis-clos devienne un peu trop privé à mon goût. Je regarde vers la glace. J’ai une mine épouvantable. Ce n’est même pas le reflet de comment je me sens. C’est juste une idée de cela .

 

Le départ a lieu. J’entends les bruits alentours. Les cris, les galopades. Je vois se mouvoir à travers mon hublot le paysage. On quitte Barcelone. J’ai dans l’idée de descendre à terre au retour. Il y a une ville à visiter. Nous ne nous étions pas mis d’accord.

 

-         Tu veux vraiment voir Barcelone ?

-         C’est une ville-musée… on ne peut pas y passer sans s’y attarder.

-         Pour 8 heures en tout ?

-         Oui, mais quelles huit heures !

 

Tu n’avais pas répondu. Lorsque tu ne savais pas, tu laissais le silence planer et donner une réponse informulée. Cela m’agaçait. Cela me stimulait. Le jour suivant, nous avions fini de faire le parcours des visites. Du moins dans l’ensemble sans plus de précisions que nos lectures et nos connaissances.

 

-         Pour le retour…

-         Barcelone on Tour ?

-         Si on disait… Qui vivra verra…

 

Tu m’avais répondu. Je vis et je vais voir. Ce sera le seul endroit, le seul voyage où tu ne seras pas là, en amour.

 

Nous voilà en haute mer. Je ne suis toujours pas sortie de la cabine. Je suis assise sur le lit matrimonial. Une femme s’est présentée à moi comme étant la chargée d’entretien de cette partie-ci du navire. Fabiana. J’ai tout fait selon l’usage de la bonne éducation.

Le petit carnet de bord est là sur le lit. J’ai décidé de t’écrire ce voyage. A toi ou à moi-même ?

 

 

 

9.

 

Carnet de bord

 

Lundi matin

 

Nous sommes à bord. 2000 personnes, je crois. Enfin, il y a du monde. Nous sommes en route. Le ciel n’est pas totalement bleu. Les gens sont totalement euphoriques. Il y a du bruit partout. Demain, ce ne sera pas encore notre première visite guidée. Après-demain, oui. Rome. La Belle Rome, la Grande Rome.

Je ne suis pas encore sortie de ma cabine. Je ne sais pas ce que j’attends. J’ai défait les bagages. Enfin, un bagage. Tout est bien rangé. En ordre. Pas moi. Je me sens en désordre. Je n’arrive pas à sortir. Je me sens comme dans une bulle. Tu me manques.

J’ai décidé de prendre une douche. Je ne sais pas ce que je pense laver ainsi.

 

-         Tu vas encore prendre une douche ? Tu veux laver quoi au juste, tes os ? Note pour les blanchir, tu peux attendre d’avoir passer l’arme à gauche.

 

J’en riais de tes stupides réflexions. Aujourd’hui, je suis sur le point de pleurer. J’ai déjà pris des douches avant. Pourquoi, maintenant ?

 

 

Lundi soirée

 

Je suis sortie, finalement. Tout le monde semble s’étendre partout. Comme une marée humaine. Une manière de prendre des marques. Une manière de prendre possession du lieu. Je suis montée au Sun Desk. Un buffet attendait la voracité des voyageurs. J’ai participé au festin. Peu. J’ai perdu un peu l’appétit.

 

-         Dis donc, tu ne vas pas me faire le coup des régimes à répétitions ! Moi, j’aime en avoir plein les mains !

 

Tes mains s’appropriaient de mon corps doucement, fortement, puissamment.

 

 

 

10.

 

Mardi aube.

 

J’ai peu dormi. J’ai mal dormi. J’ai pris appui sur le rebord de l’hublot. Il est froid, glacé. Moi, aussi. Le lit m’a paru si grand. Il aurait été juste pour toi et moi. Le ciel est clair. Il semble faire chaud. Nous devons être en France. Nice ? Oui, je crois que je reconnais le paysage. Nous avions douté.

 

-         Nice ou pas nice… ce serait nice de voir Nice, non… T’es sûr ? Note, c’est l’endroit too much à ne pas rater…

-         Bof… Si c’est pour voir des magasins hors de prix ou avoir l’impression qu’un          «  people » va croiser ton chemin à chaque coin de rue… note, ta belle-sœur aurait bien aimé y aller avec ses fringues « in » et ses prétentions «  over machin chose »

-         Hum… je sens une pointe de jalousie, non ? Je te verrais bien en fringues  »in » et même «  inside »…

 

L’occasion de se lancer l’un sur l’autre à rire, à se cajoler, à s’aimer. Tu n’as jamais su arrêter les bêtises. Nos folies.

Je n’irai pas à Nice. Je n’en aurais pas la force. Je vais profiter de cette journée. Je vais me perdre dans la masse. Je vais prendre du soleil, de l’air, du ciel bleu. Je vais passer du temps. Peut-être, du bon temps.

 

 

Mardi soir

 

J’ai fini par rejoindre la cohorte des affamés. Je me suis servie chichement de tout ce qui me plaisait au buffet vers midi. Il faisait chaud, bruyant, foule. Une foultitude de personnes et d’enfants.

J’ai vécu tout cela un demi-sourire aux lèvres. J’ai peine à croire que je suis là. Sans toi. Avec toi.

Personne ne m’a approché. J’ai pris un livre sous le bras, une revue sous le coude. Des lunettes de soleil pare-contact. Je me sens bien. Je crois.

Je pouvais manger dans la salle à manger. Une belle salle. Une immense salle. Une salle d’apparat pour gastronomes endimanchés. J’aurais apprécié. Avec toi. Sans toi ? Je n’ai pas la force. Devoir faire des civilités voire me raconter. Voire expliquer ou me justifier. Je ne peux pas. Tout simplement.

Entre ces deux moments de plaisirs culinaires, j’ai investi le pont Sun. Moi et quelques dizaines d’autres personnes.  Les 6 jacuzzis semblaient des auges. Je m’y suis affalée ayant soin de ne frôler aucune de ces chairs moites et mouillées. Je n’aurais pas pu le supporter. Le bruit des jets empêche une conversation fluide. La gêne nous guette. C’est tant mieux.

 

-         Alors, tu as toujours ces petites tensions extra-dermes ?

Je n’avais pas compris ta question. Tu n’étais pas toujours très clair. A dessein ? Sans doute. Je tombais si bien dans tes pièges et entre tes bras.

 

-         Oui. Du genre à pas aimer les « touche-touche » de peau, quoi !

Tu prenais tes mines exaspérées de professeur qui se trouve devant l’énigme d’un élève parfaitement idiot.

 

-         Ben, oui, quoi. Un peu frigide sur les bords, quoi !!!

J’en avais eu le souffle coupé. Que me chantait-il là ?

 

-         Ben oui, fais pas ta mijaurée. Disons que tu es légèrement prude dans le genre. Faut jamais trop te coller sinon tout de suite c’est sur la défense quand tu fais pas l’offensée.

-         Mais non ! Pas du tout ! Comment peux-tu dire cela après ce que nous…

Puis, je le voyais ce petit plissement au coin de la lèvre. Imperceptible mouvement musculaire qui me disait tout. Combien cela t’amusait de parler un zarbi idiotisé et combien tu aimais me voir me défendre d’accusation grosse comme des maisons.

La soirée s’était terminée dans un ramassis de vêtements traînants nos soupirs extasiés et des fatigues indolentes qui nous firent sauter le repas.

 

 

 

 

         Je me suis assoupie dans le transat au bord du pont. Partout, d’autres transats. D’autres corps. D’autres mouvements. D’autres bruits.

Une chape de plomb m’est tombée dessus comme si une sournoise fatigue avait attendu ce moment pour m’abattre.  J’ai flotté dans un sommeil étrange et glauque. Je sentais tout comme à travers du coton. J’étais comme anesthésiée. Tu sais combien j’ai peu besoin de sommeil et combien il est rare que je me sente fatiguée.

 

-         Hum… Arrête de t’agiter comme cela…

 

Je ne faisais rien pourtant à ces moments-là.

 

-         Tu n’arrêtes jamais… c’est terrifiant ! Tu veux pas te mettre à la pratique de la sieste dormante ? Je te promets, ma reine de te réveiller avec pleins de bizous.

 

Tu te tenais couché dans le fauteuil dans une pose parfaitement indécente. Je n’avais qu’une envie… partir faire un jogging tant cela me paraissait du gâchis ces après-midi passés à somnoler.

Une fois sur trois, tu finissais par m’attraper et par me faire une «  sieste à la chauffe-moi toute entière ». Je n’ai jamais compris où tu allais chercher ces expressions.

        

 

La nuit est tombée. Je reviens vers ma cabine. Les escaliers semblent pris d’assaut à tout moment. Ma cabine s’ouvre doucement sur une lumière diffusée par une petite lampe. Cadeau de Fabiana, la dame qui s’occupe de l’entretien de la cabine. Une lueur obscure se divise par le hublot. Nous sommes partis depuis quelques heures vers Rome. Demain matin tôt, je serai avec toi.

 

 

 

11.

 

Mercredi aube :

 

Ce matin, face à l’horizon, je me suis rappelé cette nuit-là.

Nous étions dans les bras l’un de l’autre, petite enclave d’amour perdue entre les draps froissés. J’ai posé ma tête sur ton large torse. Ton cœur battait sereinement, au rythme de ton souffle. Tu étais doux et chaud et fort. Je sentais toute ta puissance tranquille.

 

-         Cela fait 10 ans et…

Tu as tourné ta tête vers le réveil. Mon corps a suivi le mouvement.

 

-         … et 37 minutes et des secondes fuyantes…

J’ai ri. Un peu. Pas trop. J’étais si bien.

 

-         Si nous prenions le large ?

-         Vers où ?

-         Vers Cythère…

-         C’est où, Cythère ?

-         Près d’Italie, non ?

-         Et ce serait sur quoi ?

-         Un radeau…Une planche de surf… un tapis volant…

J’ai ri. Un peu. Pas trop, je réfléchissais. L’idée était tentante. J’étais tentée.

 

-         Je sais. Une croisière !

Le silence m’a répondu. Ton silence. Je ne le voyais pas bien. J’attendais.

 

-         Tu aimerais ?

Je n’ai pas tout de suite répondu. Je doutais. Je désirais. J’étais de plus en plus tentée.

 

-         Pourquoi pas ? On voyagerait et on visiterait…

Tu n’avais rien répondu. Je t’ai senti sourire. Tu savais si bien sourire. Et rire. Et me faire rire.

Les secondes ont continué de fuir.

 

La ligne d’horizon reste immuable et énigmatique. Il faut que je me prépare. Bientôt, le départ pour la ville éternelle s’annoncera. Je ne veux pas le rater.

 

Le bateau se trouvait amarrer relativement loin de Rome. Quatre bus vides se sont garés près du quai. Le personnel de la Croisière attend. Les visiteurs que nous sommes se précipitent vers les bus, anxieux, énervés, enthousiastes, pressés comme des collégiens. Comme des capricieux impatients. Bientôt, nous sommes partis. Une guide est dans le bus dans lequel je suis et nous relate des histoires sur Rome. J’écoute un peu. D’une oreille, les yeux trop pris par l’extérieur. Bientôt, nous arrivons à Rome. Il me tarde d’y être. J’ai peur de la déception possible. On verra.

 

 

Mercredi nuit.

 

Je n’arrive pas à dormir. Les souvenirs de la journée tournent dans ma tête. Impressions, sons et odeurs s’agrippent à moi comme des tourbillons. J’en ai tant rêvé de Rome. Ma Rome.

 

Rome.

Urbi et Orbi. Et cette soirée à la connaître, la reconnaître, la repérer. Et toi, essayant de me détourner, de me débaucher.

Ton visage penché sur le mien cachant le livre touristique. Mon corps alangui dans le fauteuil, mes yeux assoiffés de merveilles.

 

-         Tu sais ces crêpes… Ces divines crêpes, moelleuses, dorées, sucrées, fondantes… Elles se languissent toutes chaudes dans leur assiette…

-         Hummmmmm

-         Elles sentent si bons… Sens ! Hum…

Je n’avais pas cédé.

 

-         Hum. Demain, au boulot. Froides, elles sont bonnes, aussi.

Tu n’avais pas abandonné.

 

-         Le DVD !!!!

-         MMMmmmmmm

-         Le DVD. George Clooney, de George Clooney, avec George Clooney, autour de George Clooney…

 

J’avais relevé les yeux. Tu l’avais fait. M’acheter « le » DVD tant désiré. J’ai failli céder. Je n’ai pas voulu. Trop déloyal, trop génial.

Tu t’es placé devant moi. Tu t’es déhanché faisant descendre centimètre par centimètre ton pantalon sur tes hanches.

Je n’ai pas résisté. Toi sur moi, moi sur toi, toi en moi, moi en toi.

La nuit avait laissé place au petit matin.

 

J’ai vu Rome. Elle était là. Autour de moi, en moi, dans mes yeux, dans mes souvenirs. C’était bon, c’était doux. C’était cruel. J’ai reconnu tant de places et de monuments lorsque le bus passait. Vue panoramique. On nous a laissé à quelques centaines de mètre de notre point de rencontre. Des instructions que j’ai suivies. Il a fait chaud. C’était bon. Rome a une odeur de ville. De capitale mais aussi de ville de Méditerranée. La foule des touristes, partout. La foule des Romains, partout. Les trottoirs. Les Trattorias. Les magasins. La langue chantante des romains. J’ai tout vu comme dans un rêve. Je ne me souviens plus des rues que j’ai traversées ni des monuments que j’ai vus.

Je suis entrée dans un Musée. Un Musée ancien, de la Rome antique. J’ai voulu entrer dans le Colisée. Tant de monde. Cela m’a fait fuir. Je l’avais vu dans le DVD sur Rome que tu m’avais offert, images de synthèse la reconstituant telle quelle à l’époque latine.

Rome. Je suis allée à la Fontaine de Trévie. Place faite aux mesures de la fontaine. Tant de monde. J’en avais le tournis. Je n’ai pas lancé la fameuse pièce de monnaie. Je ne veux plus retourner à Rome. J’ai tant rêvé de cette Fontaine. Elle était presque comme dans mon rêve. Sans la foule. Peut-on imaginer un rêve merveilleux étouffé sous une foule ?

Nous sommes revenus. J’ai placé mon livre contre ma tête. Le livre contre la vitre. J’ai fermé les yeux. J’ai revu Rome comme elle m’est apparue. Eclaboussée d’ocre et de jaune brillant. Eclaboussé de soleil, de chaleur, l’humaine et la solaire. J’ai entendu les mots lancés dans les rues. Les mots romains qui sentent si fort la Méditerranée. Je me suis assoupie. La place à côté de moi est restée vacante à l’allée. Vacante au retour.

            

Nous avons réembarqué dans la maison flottante. La fin de la journée s’est entremêlée de foule affamée, de cris, de rires, de paroles lancées, de bruits multiples. Tout est si vivant. Tout est si mort en moi.

J’ai senti toutes ces questions tournoyer en moi entre les larmes. Dans ma tête enfiévrée. Je me sens tout à coup, impuissante, démunie face à elles. L’une d’elle surtout. Elle est là, récurrente, suffocante, à revenir sans cesse, sans trêve.

Pourrais-je vivre sans toi ?

La question est idiote. Je vis sans toi depuis ce 14 janvier où tu m’as été arraché à la vie. A ma vie. A ta vie. J’ai peur de trouver des réponses, de poser des questions. J’ai peur de retrouver, de me retrouver… seule. Jusqu’ici, j’ai vécu. A mi-temps, au mieux. A quart temps, au pire. Sans vivre, en survivante de moi-même.

Demain, ce sera le 14 juillet. Malte sans toi. Malte, avec moi ? Tout ceci est… incroyable. Pour moi.

 

Il faut que je dorme. Demain, ce sera Malte. Je ne veux pas rater Malte.

 

 

 

 

12.

 

Jeudi aube

 

L’horizon est là. Le bateau est à quai. Il est arrivé. Je ne sais pas si je suis arrivée. Et si je suis arrivée, d’où ?    Je me suis réveillée en sursaut avec l’impression d’humidité sur ma joue. Dans la confusion de l’éveil, j’ai crû que nous commencions à sombrer. Ce n’étaient que mes larmes. Je sombrais. Je sentais mes larmes couler. Sur mon cou, dans le lit, sur le drap house, sur l’oreiller. Des larmes. Des ruisseaux de larmes. Je ne savais pas pourquoi je pleurais. Je ne pleure jamais.   Une digue s’est ouverte.    L’horizon est là. Immuable, insondable. Je n’ai pas pu dormir. Me rendormir. Les larmes étaient apparues à mon insu, une première fois. Je ne voulais pas me laisser prendre au dépourvu.    Je ne pleure jamais. Douleur aveugle.

 

J’ai pris soin de m’habiller légèrement. La chaleur semble infernale déjà. J’ai si hâte de voir Malte. J’ai si hâte de parcourir des chemins et de voir ces monts et merveilles.

 

-         Les Templiers…

-         Oui… C’est une époque géniale ! Ces hommes étaient incroyables, tu sais. Ils avaient une foi incroyable et aussi une science…

-         …incroyable. Et ils étaient aussi de très grands pourfendeurs… incroyables…

-         Oh toi, bien sûr… mais ils se sont battus pour leur idéal, ils ont essayé d’établir une société plus juste…

-         Pour qui ?

J’avais fait la moue, l’indicateur que je commençais à la trouver saumâtre. Je voyais ce petit muscle bouger au coin de sa lèvre. Le plissement imperceptible de la paupière. Je le sentais près à s’esclaffer et moi de lui taper dessus.

 

-         Mouais… Ca va être une visite incroyable, je le sens…

 

Je m’étais élancée contre toi. Tu n’attendais que cela. L’heure qui suivi mit du désordre dans ma documentation. Dans nos vêtements. Dans nos sens. J’avais fini par en rire. Un peu jaune.

Tu avais pris connaissance de tas d’infos sur Malte depuis Internet. Tu avais sélectionné les meilleures infos pour moi. Deux jours plus tard, tu m’offrais un DVD sur Malte. Nous l’avions regardé, affalés, emmêlés dans le fauteuil. Je ne me souviens plus de rien. Toutes les deux minutes, tu t’écriais : « Incroyable ! Tu as vu ? »

J’avais fini par bouder ferme ce soir-là. Le lendemain, tu faisais amende honorable. Tu avais réussi le prodige de me trouver un t-shirt avec une effigie : «  Tu es incroyable ! »

 

Je le porte. Il me va un peu large. J’ai perdu un peu de poids. Je ne l’ai pas fait express. Je n’ai pas très faim. Je n’aime pas cuisiner. Ma mère m’a nourrie, en partie, ces derniers mois. Ta mère aussi. J’ai dû me remettre à manger sous peine de voir défiler toute la famille et bonne part des amis. Je préfère manger. Je ne pourrais pas avaler trop longtemps leur sollicitude.

 

Jeudi début de soirée

 

Nous sommes revenus de Malte. Enfin, je ne suis pas encore vraiment revenue de cette visite. Lorsque nous avions choisi ce transatlantique, la photo qui le montrait nous avait décidés. Les excursions n’étaient pas celles que nous avions choisies. Que j’aurais voulu.

 

-         Ce n’est pas grave ! Nous aurons l’occasion de faire des city-trips à tire-larigot.

Je ne ferai plus ces voyages éclairs. Je ne pourrais pas. Je ne crois pas.

 

Chaque soir sur le navire, il semble y avoir des spectacles, une fête. Des réjouissances. J’ai la sensation de passer près de ces choses. Près des gens. Je les entends rire, vivre, se réjouir, faire du bruit, beaucoup de bruit mais sans réellement les écouter. C’est en arrière-fond, une toile de fond. Je me sens détachée de tout cela. 2000 personnes moins une, moi, c’est le nombre idéal pour être isolée de tout et de tous. Je n’en espérais pas tant. J’en attendais autant. Désir aveugle.

Samedi soir, c’est soirée de Gala. J’entends des murmures partout, impatients, complices, volubiles et fébriles. Des bribes de conversations anodines, féminines. Tout m’importe peu. Si peu.

Si tu avais été là, tu aurais su intégrer tant de diversités. Je ne sais que m’exclure d’elles. Je ne me crois pas capable d’y faire partie. D’y faire face. Je deviens une exception qui confirme la règle des vacances : la réjouissance. Je ne peux prendre place dans l’entrain des réjouissances.

 

 

13.

 

Malte.

 

Le départ a sonné l'hallali des chasseurs d’images touristiques. Le même désordre nerveux et empressé. La même anxiété de monter dans les bus. Nous ferons alors… voyons… La Valette. Oui, nous devons faire la Valette. Rien que la Valette. C’est fascinant ce grand Maître de l’Ordre de Saint-Jean. Un vrai héros. Jean Parisot de la Valette… Tu as vu ? Les remparts… On ira là ? Tu veux ?

Tu avais fait une moue dégoûtée. Soupiré à fendre l’âme. Haussé les épaules

 

-         Là ou ailleurs… Qu’importe ! Mon chemin de croix est de suivre tes pas où ils m’emporteront.

 

Je ne savais si j’allais te battre ou me jeter dans tes bras. Ton air sérieux et désabusé et ce petit muscle imperceptible qui bougeait au coin de ton œil, au coin de ta lèvre comme autant de signe de ton désir de me taquiner.

 

Nous avions finis par une bataille de coussins, en règle. Toi sur moi me chatouillant la taille en me menaçant des derniers outrages. Mes cris de jubilation et de plaisir mêlés de fou rire.

Nous avions fini sur la moquette. Le désir en moi, en toi, en nous deux entremêlés.

Je me sens si vide. Si démunie.

 

 

 

Je n’ai pas choisi La Valette sur la plus grande des îles de Malte. Une très belle capitale. J’ai choisi l’autre excursion. Nous avions survolé ces lieux de visites lors de nos recherches. Tu n’avais pas émis de désir particulier. Tu pensais vraiment que me suivre là où je le désirais suffisait à ton bonheur. J’étais heureuse. J’étais flattée. Je suis amoureuse.

 

 

Nous sommes arrivés à Victoria sur l’île de Gozo. La première impression : chaleur, soleil, lumière, bleu. Du ciel. De l’océan au loin. Brun, aussi. Brun sable, brun effrité, brun soleil des peaux exposées. Une ville qui respire la vie, le plaisir, la cohue, la vivacité et aussi la langueur. Langueur de chaleur, langueur d’été, langueur de joie de vivre, peut-être. La guide avait son parcours fléché. Nous avons suivi, ensemble, en groupe, en masse. Les yeux sur l’œilleton de l’appareil photo pour les moins modernes de la technologie, les yeux fixés sur le petit écran lumineux qui essaie de cadrer l’image impérissable. Les yeux sur l’écran de la caméra digitale qui doit fixer en mouvement ce que l’œil voit au présent pour la future vision at home. Je n’ai pas pris notre appareil à souvenirs. Tu l’avais acheté pour l’occasion.

 

-         Tu as vu ? Une petite merveille de la technologie. Des millions de p…

 

Encore aujourd’hui, je n’ai aucune idée de ce dont tu me parlais sur ces giga ou méga et ces pixels ou autres barbarismes. Tu étais excité comme une puce, m’expliquant en un débit accéléré tous les avantages d’un tel appareil. J’ai pensé alors que je n’arriverai jamais à manier un tel artéfact et ses si grandes subtilités.

 

-         Mais non !!! Ne sois pas bête. Ces appareils sont conçus y compris pour des gens qui n’y entravent que dalle, voyons !!!

J’étais sensée être rassurée. Je ne l’étais pas.

 

-         Bon, t’inquiète, ma grande, je m’occuperai des images comme cela tu auras l’espace et le temps de mieux voir et admirer.

 

L’appareil gît au fond d’un tiroir. Il a la taille idéale pour se perdre au fond d’un tiroir. Au fond de ma mémoire.

 

 

 

-         Oh, pardon… Je ne vous avais pas vue !!

 

Un homme vient de me bousculer. Je ne prête pas trop d’attention. Il me regarde et rit spontanément. Il n’est pas le seul. Depuis mon entrée dans le bus, ce matin, la majorité des visiteurs ont ri en me voyant. Au début, je n’avais pas compris. Mais, au troisième rire, j’ai saisi. Le t-shirt. Ton t-shirt. Tu aurais aimé voir ces faces rigolardes, sympathiques. Je souris aussi. Je crois que j’ai failli rire.

La visite s’est poursuivie sur les remparts de cette magnifique capitale de l’Ile de Gozo qui se situe au-dessus de l’Ile de Comino où nous irons l’après-midi. Je n’aurais pas pu faire les remparts de la Valette. J’ai tant lu à ce sujet. J’ai tant commenté cette excursion avec toi. Avec d’autres, aussi. J’aurais eu quelque chose de briser en moi. Je ne pouvais tout simplement pas.

Nous avons eu une heure et demie pour parcourir les rues ou aller prendre une collation.

L’après-midi nous sommes partis pour l’île de Comino pour aller au Lagon Bleu.

Tant de bleu. Bleu du ciel qui se marie avec le bleu du lagon enchâssé dans l’ocre bruni des parois découpées des rochers. Paysage accidenté d’une beauté radieuse. Le bruit alentour s’est assourdi à mes oreilles. Je me suis retrouvée seule face à ce lagon, gigantesque œil naturel creusé dans la pierraille. Je ne pensais à rien. J’étais juste là. A voir. A sentir. A ne rien ressentir. L’on m’a bousculé. Je suis revenue à moi c’est-à-dire au groupe, à l’après-midi, à la chaleur et au bruit. Dans le bus, les commentaires fusaient partout. On sentait un plaisir diffus entre les visiteurs. Je le voyais. Je l’ai apprécié. Je ne sais pas si tu aurais aimé cette excursion. Je ne sais pas si je l’ai aimé.

 

 

Jeudi nuit.

 

Je ne dors pas. Autour de moi, je sens le bateau vibrer. La coque métallique grince, soupire, gémit et semble vivante. J’entends des clapotements quelquefois. Des portes qui s’ouvrent, qui se ferment, qui restent ouvertes, le temps d’entendre quelques bruits, quelques bribes d’intimités.

Des voix d’hommes, de femmes, d’enfants aussi. Le bateau vit de jour. Vit la nuit, de nuit. Je ne dors pas.

Les draps m’enserrent un peu. J’ai augmenté l’air conditionné. Je me sens si vide. Des larmes semblent vouloir sortir de moi. Je n’ai jamais autant pleuré. Si je pouvais comprendre pourquoi ? Pourquoi, maintenant ?

 

 

Juste, au retour de Malte, j’ai décidé de me plonger dans l’auge. Le jacuzzi. Celui-ci était presque désert. J’ai placé mes jambes de façon à ne rien frôler. Rien de chair et d’os. J’ai penché la tête en arrière. Je voyais un peu le ciel s’assombrir.

Quatre adolescents se cherchaient. Se trouvaient. Chamaillerie juvénile. Ils se trouvaient bien. Propos anodins. Propos gouailleurs. Propos outranciers faits pour titiller.

Cela me gênait. J’ai pensé que j’allais sortir. Que je n’avais plus l’âge. Que ces jeunes…

Quand avais-je quitté l’âge de la jeunesse ? Je me suis surprise avec des pensées de femme acariâtre.  Si tu avais été là, tu aurais su placer un mot, une remarque, une plaisanterie. Tu aurais été au diapason. Tu aurais eu leur âge. J’aurais suivi, enchaîné, surenchéri, peut-être.

Ils ont quitté le jacuzzi. Je suis restée, pétrifiée. Un petit vent frais a commencé à souffler. Il fallait sortir.

Je suis ici et nulle part. J’ai peur de sombrer. Tu me manques tant.

 

 

14.

 

Vendredi aube

 

Je devrais commencer à m’habituer à ces nuits blanches. Ces douleurs blanches dans l’obscurité de la nuit. Je me sens si mal. Je ne sais où en moi. Quelque part dans ma tête,

quelque part dans mon corps. Douleurs aveugles.

 

-         Je vais appeler le médecin !

-         Attends demain matin…

-         Jamais ! Je ne te laisse pas comme cela.

-         Il ne viendra pas…

-         Il viendra. Je l’obligerais à venir.

 

Tu étais comme fou. On avait parlé de certaines grippes très graves déjà à ce moment-là. Je savais que ce n’était qu’une grippe banale et normale dans mon cas. J’en avais déjà eu une similaire quelques années auparavant. J’étais si mal que je n’avais la force de rien. Mal à la tête, mal partout, à la gorge. Je tremblais aussi. De tous mes membres. Je perdais la notion du temps, des choses. Quand je me réveillais, c’était pour te voir aller et venir comme un dément. Un fou. Un fou de douleur pour moi. Tu en tremblais presque de rage impuissante. D’inquiétude et d’hébétude.

J’ai vu un homme penché au-dessus de moi à un moment donné. Dans la nuit, sans doute. Ou au matin. Je ne sais plus. Tu avais une tête à faire peur. J’ai voulu demander au docteur qu’il te soigne. Tu avais l’air si malade. Je n’y suis pas arrivée. Les mots me fuyaient, ma santé aussi.

Je te vois t’affairer autour de moi. Cela n’a duré que 48 heures. J’avais la sensation que c’était plus long. La tête dans le brouillard, le corps dans un linceul de douleurs. Des flashs de souffrance éclataient dans ma tête lors de réveils en sursaut. Tu sursautais aussi, prêt à appeler du monde à la rescousse. A retourner, à secouer le Monde pour que j’aille mieux. J’avais du mal à enchaîner deux mots l’un à la suite de l’autre. J’aurais aimé te rassurer. Je sentais bien que j’allais me remettre. Je n’en avais pas la force. Tu n’aurais pas entendu de toute façon.

Au petit matin du 3ième jour, je t’ai vu près de ma hanche. Ta tête reposait là, tout contre, ton buste enfoncé dans le matelas, le reste du corps en équerre coincé dans la chaise à bascule. Cela devait être pénible cette position géométrique si étrange et improbable.

Dans le coin le plus reculé de la chambre, près de la porte d’entrée, tu avais placé une petite lampe à même le sol pour chasser l’obscurité sans toutefois apporter de la lumière.

Ta tignasse emmêlée. J’ai passé une main tremblante et hésitante dans tes cheveux drus. Tu avais en dormant le visage d’un bébé. Si doux, si serein. Tu as eu un sursaut. De tout le corps, de toute l’attention quelques instants volés à ton effroi. Tes yeux ont parcouru mon visage, se sont fixés dans mon regard pour s’y attarder en une muette question. En une muette angoisse.

 

-         Viens te coucher. Je ne dois plus être contagieuse, maintenant…

-         Tu veux boire, manger… tu veux quelque chose…Je vais t’apporter…

-         Juste toi. Je veux juste toi. Viens.

 

Tu as hésité. Inquiet, angoissé. Lentement, tu as ouvert le drap pour glisser ton grand corps. Tu m’as frôlé. Tu m’as enserré doucement contre ton corps. Un long soupir tremblé a parcouru ton visage, chaque parcelle de ton corps. Il s’est transmis au mien lentement. La vague a reflué dans les méandres de l’oubli.

Cette mâtinée-là, tu m’as serrée contre toi comme si ta vie en dépendait. Je ne voulais pas te lâcher. Ta peur avait enclenché la mienne.

 

L’aube est passée. Un autre port cache la ligne de l’horizon. Je la sais là. Elle est toujours là. Si semblable. Que peut-elle pour moi ? Suis-je vraiment une navigatrice qui veut atteindre un horizon ?

Cet après-midi, j’ai prévu de faire l’excursion en Sicile. Je n’en ai aucun désir.

 

 

15.

 

Les gens heureux n’ont pas d’histoire. Quelqu’un a écrit cela, un jour. Ou, peut-être, une nuit comme dit la chanson. C’est vrai. Nous ne faisions pas d’histoire. Nous avions juste envie de vivre, le désir d’être en harmonie. D’être ensemble. Un jour, toujours. N’était-ce pas suffisant ?

L’excursion n’a lieu qu’à 14 heures, le voyage se poursuit vers la Sicile, la Petite Grèce. Je n’ai rien lu à son propos. Très peu. Juste ce qui seraient les jaquettes des romans si la Sicile était un roman à visiter.

Fabiana est entré dans la cabine, s’est excusé en disant qu’elle reviendra plus tard. Je devais avoir une mine de papier mâché. Elle m’a regardé.

 

-         Vous allez bien ?

-         Oui, oui…

-         Si vous voulez, je reviens plus tard…

-         Non, non… Merci, Fabiana. C’est moi qui devrais être sortie. Cela me fera du bien… Voilà, j’y vais. Je prends mon essuie, mon sac… à tout à l’heure…

 

Fabiana me sourit. Je la crois perspicace. Je la crois discrète. Elle ne me dira rien. Son sourire me fait du bien. On ne peut pas sombrer facilement sous un public attentif. J’y compte bien. J’y comptais bien.  Deux mille personnes, c’est parfait pour ne pas sombrer. Pour être seul, aussi.

 

Je me retrouve sur le Sun Deck. Je vois le bateau entrer dans le port. Je ne suis pas seule accoudée à la rambarde.

 Une vieille dame a ri en me voyant arriver près d’elle.

J’ai dormi avec ton t-shirt. Celui d’ »incroyable ». Cela lui a suffit. Elle a commencé par se raconter. Un peu. Puis, elle a parlé du vrai sujet. Celui qui lui tient à cœur, en vie, peut-être. Ses petits-enfants. Je la laisse parler, heureuse de ne pas avoir à me raconter. Je me vois mal répondre à des questions. Lui parler de toi. De nous, Il n’y a rien à dire. Ou, si peu. Tu as été avec moi. En moi. Tu n’es plus là. Tu ne seras jamais plus là. Puis-je seulement lui dire cela ? Dire cela à quelqu’un ? A moi-même ? Tu me manques. J’avais besoin de toi. Toujours. J’ai besoin de toi, encore.

 

         Le bateau est à quai. J’arrive à voir certaines choses. Comment tout le monde s’amuse. La vieille dame est partie. Elle doit prendre une médication à heure fixe aux heures de repas fixes. Un autre s’est presque collé à mon flanc sur la rambarde. Je n’apprécie pas trop. Je ne sens plus mon corps. Je ne veux pas qu’on le touche. J’ai encore le souvenir de ton corps contre le mien. De tes mains sur moi.

 

-         Oh, excusez-moi…

 

Je souris, absente à ces excuses conventionnelles. Il voit le t-shirt, rit un peu et lève un pouce en l’air. Je souris encore. Finalement, ce pourrait être drôle. Le sourire est trop léger. L’homme n’insiste pas pour me faire la conversation. Je lui en sais gré. Au-delà des mots.

Le temps s’écoule. La foule se presse vers le pont d’en bas. Il y a les buffets et aussi l’appel d’une faim conventionnelle. Je n’ai pas d’appétit mais il faut me nourrir. Tu ne m’aurais jamais permis de sauter un repas. Je m’efforce de ne pas dépérir. Pourquoi ?

 

-         Tu te souviens de Paul ?

 

Tu es rentré plus tôt à la maison, ce soir-là.

 

-         Paul ? Paul, qui ?

-         Mais oui… mon copain de fac…Celui qui a toujours privilégié l’ »excellence » en tout, comme il disait…

 

Je réfléchis. Pas certaine du tout de me souvenir de tous les détails. Je crois que je me rappelle mais c’est très vague.

 

-         Ah oui… Ce Paul-là…

-         Il est mort.

-         Mort ?

 

Je regarde son visage. Il m’apparaît plus marquer, plus livide aussi. Je n’avais pas remarqué. Je le remarque alors.

 

-         Oui. Il avait le même âge que moi. J’ai vu Claude. C’est lui qui m’a dit. Ils se voyaient encore. Plus autant qu’avant. Les inséparables. Le sobre et le bon vivant. L’un qui ne jurait que par une hygiène de vie nickel et l’autre qui en est passé par tous les plaisirs sans se réprimer. Le revers et sa médaille. On adorait les voir ensemble.

 

Il ne dit plus rien. Il s’est avachi sur le fauteuil, hagard, hébété, incrédule. Je l’ai rejoint et lui passe mon bras autour du corps. Il m’attire contre lui, pose son visage sur ma nuque. Je sens son souffle s’alourdir contre mes cheveux épars.

 

-         Claude a pris une cuite le soir de l’enterrement. Il va arrêter de boire, de fumer.

Je fronce les sourcils ne comprenant pas la cause à effets.

 

-         Il a toujours été extrême. Je crois qu’il se sent coupable. Un peu. Normalement, avec la vie qu’il a toujours mené, c’est lui qui aurait dû partir et là…

-         De quoi est-il mort ?

-         Arrêt cardiaque.

 

Nous nous taisons. Je ne sais que dire. Je sens que ce n’est pas la perte de cette personne qui lui fait mal. C’est autre chose.

 

-         Il avait le même âge que moi. Je n’ai jamais pensé que cela pouvait arriver. Pas quand on a 37 ans. Le même âge que moi.

 

Cette nuit-là, tu m’as enserré contre toi. Je sentais des choses circuler dans ton corps, dans ta tête et je ne savais pas quoi te dire.

         Durant toute la semaine, tu as été comme absent, absorbé. Puis, le temps a coulé. Les faits ont perdus consistances. La vie reprenait ses droits.

Tu n’y avais pas pensé. Moi, non plus. Pour moi, succinctement, quelquefois. Jamais pour toi. Je te vivais immortel. Tu restes immortel en moi. Je n’ai pas encore vraiment pensé à cela.

Est-il temps, à présent, maintenant ?

 

 

15.

 

Vendredi fin après-midi

 

Je n’avais pas vraiment envie d’y aller. Je l’ai déjà écrit cela. Je me répète. Peut-être un signe que je ne sais plus où j’en suis.

 

-         Oh, toi, tu ne perds jamais le nord ! C’est simple… Si je te demande où se trouve un objet que tu as gardé dans un tiroir n’importe quand… Tu sauras me l’indiquer précisément. Une vraie tête d’archives organique.

-         Avec toi, vaut mieux ! J’ai beau comprendre comment tu fais mais tu n’arrives jamais à savoir où tu ranges tes affaires…

-         Hum, c’est vrai…

 

Tu prenais tes airs éplorés de pauvre mâle fragile et déconcerté devant la complexité de cette vie alors qu’intérieurement, tu jubilais. Nous finissions invariablement par éclater de rire. Puis sourire. Puis, nous aimer. Nous aimions tant être l’un contre l’autre, l’un avec l’autre. Nos petites joutes oratoires. Préparatoires. Préliminaires de notre entente.

 

Je suis partie avec ton t-shirt sur le dos. Je ne sais plus où j’ai mis mes autres t-shirts. Mes autres vêtements. Mon archive mentale organique semble en anarchie. Tu aurais sans doute apprécié. Peut-être, m’aurais-tu aidé à y mettre de l’ordre ? Qui sait ? Tu n’as jamais réagi comme je le pensais. Toujours comme je l’espérais. Le souhaitais. Souvent. Peut-être. J’ai mal à la tête Je n’ai jamais aimé les changements. Toi, oui. Nous étions faits pour nous entendre. Je ne sais plus me comprendre.

 

Nous sommes arrivés dans un port. Je devrais me rappeler lequel. Je me moque de savoir lequel.

Je me suis pointée au lieu du rendez-vous sur le transatlantique. La foule était présente. Comme à chaque excursion. Je crois reconnaître quelques visages d’hommes. De femmes. D’enfants, aussi. J’avoue que cela ne m’inspire que de l’indifférence comme presque tout.

Je regarde le groupe se mettre en marche vers la sortie du bateau. Les cartes magnétiques passent entre les mains des préposés placés de part et d’autre de la large entrée du navire. La descente sur la rampe se fait gaiement. Bruyamment. Je suis comme un mouton. Là ou ailleurs ?

Les bus attendent. Pas très longtemps, sans doute.

 J’ai choisi d’aller à Syracuse. J’ai vaguement quelques airs de musique qui traînent dans mes oreilles à propos de cette ville. Elle paraît susciter de l’engouement.

Tant mieux. Tant pis. Je suis déjà épuisée avant d’y être.

Nous sommes arrivés aux ruines. Un amphithéâtre baignant dans une clarté aveuglante sous une chaleur torride face à une multitude avide. Qu’est-ce que je suis venue faire ici ? Et, pourquoi ?

Je crois que tu n’aurais pas aimé. Ou peut-être que oui. Je ne sais plus. Le guide nous explique des choses. Je n’ai qu’une envie. Partir d’ici. Les ruines, je me sens comme elles. Brisées. Un morceau estropié du passé.

Les heures passent vite. Pas assez vite. Il n’y a pas beaucoup à voir. Je crois. Des vitrines d’exposition dans un Musée dont je n’ai pas entendu le nom. Des morceaux de vies passées. Des fragments d’un quotidien érodés par le temps. Tous les temps. Par tous les temps. Enfouis d’abord. Enterrés par le temps, les gens, l’oubli du temps qui passe puis déterrés pour être jeté en pâture aux regards curieux, au pire et intéressés, au mieux ,d’une foule anonyme, en voie d’extinction prochaine. Comme toi, tu l’es déjà. Comme je le serai, un jour. Que m’importe, du reste !

Le retour se fait avec excitation. Exaltation, aussi.  Ce soir, c’est Soirée de Gala. La Fête qui va mettre tout un chacun sur son trente et un.

 Je me sens moche. Tu n’aurais pas aimé me voir comme cela. Tu avais l’art, subtil, de me faire me sentir belle même lorsque je me savais moche. Tu ne me voyais pas autrement que belle. Ton regard sur moi me manque. J’ai l’impression mortelle de n’être plus visible. Un organisme ambulant inaperçu et inexistant.

 

 

16.

Des soirées. Nous en avons connus quelques-unes. De belles soirées entre amis. Des soirées officielles. Des soirées obligées. Ce sont celles qui te plaisaient le plus. Pour une raison que je n’ai jamais compris, tu t’y préparais dans une jubilation extrême. Moi, pas. J’y allais en soupirant intérieurement, en baillant ostensiblement dans les toilettes où je me réfugiais dès que je sentais l’ennui me faire vaciller vers un sommeil soporifique insurmontable. Au fur et à mesure que la soirée avançait, tu t’épanouissais littéralement comme un tournesol en plein soleil. Tu déployais alors tout ce qui faisait ton enchantement. Ton charme. Tes remarques ironiques devenaient pour les attaqués des remarques désopilantes et sympathiques. Un talent rare que tu ne mettais jamais aussi bien en avant que pour mettre à bas la bêtise, la pédanterie, le snobisme ou encore toutes les formes d’imbécillité. Tout cela sous le boisseau subtil et fin de la moquerie. Le plus étrange est que tu ne jugeais jamais la personne ni même ce que tu raillais. Non. Tu n’avais pas cette méchanceté-là ni cette bassesse. D’aucun le sentait intuitivement et tacitement, l’acceptait, sans plus. Simplement. Tu devenais populaire, recherché, souhaité, désiré. Eminemment désiré et choyé, aussi. J’aimais te voir à l’œuvre. Je n’aurais jamais pu faire de même. Je n’aurais pas su comment le faire. Les autres sont un mystère insondable pour moi. Une énigme indéchiffrable. Incontournable, inatteignable. Cela me manque. Tant.

 

Je me souviens de la tête que fit mon cousin Serge « Sait Tout » lors d’une soirée mémorable après vos échanges.

 

-         Oh, mais, Serge, comment pourrais-je réfuter ce que tu dis alors que tout le monde sait que tu es une vraie encyclopédie vivante et ambulante ! C’est si agréable de pouvoir dialoguer avec toi entre tes grands monologues éclairés et intarissables !

 

Le petit groupe – pour grande part des membres de la famille – avait explosé littéralement de rire. Chacun savait combien Serge est pédant au-delà de toute expression. Pourtant, Serge depuis cette soirée-là, ne manqua jamais de te citer en exemple et d’expliquer que «  tu savais si bien le comprendre et le cerner ». Un comble !

 

 

 

16.

Nous rentrons dans le bateau. Le retour a été pénible. Retrouver deux milles personnes, encore plus. Cela devient une Odyssée de vivre dans ce bateau. Je me réfugie dans ma cabine. J’ai peur de devenir désagréable. Ou pire. De pleurer à gros sanglots derrière mes hublots pare-vision discrète. Le manque vient me nouer les tripes. Vais-je finir par trouver un moment de sérénité.

 

 

Nous n’étions pas toujours d’accord sur tout. Je me souviens de quelques anicroches sans importance. Quelques discussions un peu vives très vite effacées sous les assauts de notre complicité. De notre amour.

Nous n’avons eu que très peu de disputes. De fait, je peux les compter sur les doigts d’une main. Quatre, en tout. Pourtant, je serais incapable de me souvenir du motif ou des motifs. Ni quand ni comment cela commença. Toujours, comment cela se termina. Et où.

Une seule fois a vraiment été terrible. J’en ai encore des tremblements rétrospectivement.

Cette fois-là, après cette épouvantable altercation, j’ai dormi ailleurs. Dans le fauteuil du salon. Je ne pouvais pas être dans le même lit que toi, toute la nuit, après ce qui nous avait opposé si violement. Après, nous n’avons pas échangé un mot jusqu’à la seconde nuit sans toi. Hors de toi. A bout de tout, je me suis effondrée de sommeil dans le fauteuil. Exténuée de douleur, de fatigue. Déconcertée.

Au milieu de la nuit, quelque chose m’a éveillé. J’ai sursauté, ouvert grand les yeux sur l’obscurité, les sens en éveil, la peur en éveil. Tu te tenais par terre, assis en tailleur, ton visage à quelques centimètres du mien. Ton regard était fixe, je crois. Ton attitude de scribe immobile comme statufiée. Dense, compacte, ramassée sur elle-même. Je me suis pétrifiée en t’apercevant, là.

 

-         Je n’arrive pas à dormir. Hier, je n’ai pas dormi. Tu n’étais pas dans le lit. Je ne peux pas dormir. Je n’arrive pas à dormir sans toi. J’ai besoin de dormir avec toi. J’ai besoin de toi avec moi. Pour dormir. Pour toujours. Tous les jours. Maintenant.

 

Ta voix était atone. Je te sentais épuisé, à bout de tout. J’ai senti ma gorge se nouer. Je n’ai rien dit. Je n’aurais pas pu. Je ne savais plus le pourquoi de cette situation. On en reparlerait. Mais, pas encore. Plus tard, après.

J’ai rejeté ma couverture. Je me suis assise puis levée. Tu ne bougeais pas. J’ai pris un temps d’arrêt en forme d’interrogation muette.

 

-         J’attends ton réveil depuis 3 heures. Il va falloir m’aider à me relever. Je ne sens plus mes jambes.

 

Je crois que j’ai ri alors. Ou alors, c’étaient des sanglots d’énervements. Nous avons mis quinze minutes à te remettre debout.

Deux jours plus tard, la situation était clarifiée. J’ai pris alors la décision tacite de ne plus déserter notre lit. Tu as sans doute pris la même décision. J’avais trop besoin de toi. Aussi.

 

 

 

17.            

 

L’effervescence plonge le bateau dans l’euphorie des préparatifs alors que le bateau plonge dans les grandes eaux, l’intérieur des eaux vers notre point de départ. Barcelone. Je n’arrive pas à me mêler à de telles réjouissances, à de telles joyeusetés. Je n’arrive qu’à me sentir un peu plus isolée. Un peu plus exclue. Un peu plus étrangère à tout. A moi-même.

 Je me souviens des temps où toi et moi. Moi et toi. Nous adorions les festivités. Toutes, sans, presque, d’exceptions. Nous n’avions jamais fini de nous amuser. Moi, je suivais. Toi, tu n’en perdais jamais une. Tu disais que «  les prétextes sont faits pour s’en servir » et tu entendais cet adage dans le sens de prendre du plaisir dès que l’on pouvait. Dès qu’on le voulait.

Tu aurais adoré ces préparatifs, cette ambiance survoltée. Ces petits riens qui semblent saturés l’air comme des bulles d’effervescence invisibles. Une «  aspirine effervescente tue ennui ».

Encore un de tes termes incongrus.

         Les enfants sont partout. Ils courent partout. S’insinuent partout. Font du bruit partout. C’est vivant, c’est merveilleux. C’est insupportable. Je les ai croisés en légères tenues style, short, t-shirt ou encore maillot avec peignoir à demi vêtu. Je les croise maintenant partout en tenue endimanchée, pâle copie conforme de ce que leurs parents vont être ce soir au gala. Je crois que la fête va battre son plein et ce ne sont pas les petits qui seront en reste. Je les trouve adorables. Je les trouve envahissants. Je les trouve merveilleux. Monstrueusement magnifiques d’énergie et de vie. Je suis heureuse de ne pas t’en avoir donné un. De ne pas en avoir donné un à la vie. Je ne saurais que faire de tant de vie. Peut-être pas. Peut-être bien. Peut-être.

Je suis partie vers le Sun Deck, au bout du bateau, déserté maintenant. Tout le monde ou presque se prépare pour aller à la fête. Tout le monde sauf moi. Je crois.

Devant l’immensité bleue, je me suis agenouillée sur ce bout de coursive désert. Je m’installe distraitement. Mon regard fixe les flots qui défilent identiques, immuables devant la ligne immobile de l’horizon. Une boule de larmes circule le long de ma gorge. Mes yeux sont secs. Nous sommes au 6ième jour du voyage. Au 6ième jour du retour vers le point de départ. Perdu au milieu de la Méditerranée dans la ligne d’un réseau maritime codé et connu des navigateurs. Je laisse mes yeux se perdrent dans un futur improbable. J’interroge sans poser de questions. J’attends des réponses informulées. Je sais que je ne suis nulle part. Pour la première fois que tu es parti, j’ai peur, vraiment peur. Je ne sais pas où je vais. Je ne sais même plus qui je suis. Je regarde passer le temps. J’ai décidé de ne plus pleurer.

Ne suis-je donc plus rien sans toi ? Ta mort annule-t-elle ma propre vie, ma propre existence ? Va-t-elle aller jusqu’à m’effacer comme une pâle doublure, un négatif ? J’ai aimé. Je t’ai aimé. J’aime. Cela compte-t-il si peu maintenant que tu n’es plus là ? Nous sommes le 14 juillet. Tu es mort un 14.

 

Le bateau file droit. Je crois. Qu’importe. Ici ou là. Droit ou de travers. J’aimerais ne rien ressentir. J’ai sans doute tort. Comment savoir ?

 

         Je referme le carnet de bord. Mon voyage d’amour sans toi ou un retour vers un passé que je n’arrive pas à dépasser, parce que le présent me semble sans futur ? Est-ce vraiment une question que je veuille me poser avec sa réponse implicite ? J’ai si peur de voir vraiment, d’entendre vraiment, de savoir vraiment, d’être réellement que… tout ou presque est bon à prendre pour échapper. A quoi ? A qui, surtout. Moi… L’idée que je puisse aimer la vie même sans lui avec moi en elle ? Suis-je cette femme qui était tout pour lui et qui semble n’être rien après lui ? Je n’ai jamais cru à cette idée d’amour lointain, d’amour à longue distance. Alors pourquoi fais-je comme si je pouvais encore l’aimer alors qu’il est si loin que je ne pourrais jamais plus l’atteindre ?

         Je jette un regard par mon hublot noirci par la nuit calme et sereine. Je ne vois que mes traits flous reflétés dans l’épaisse vitre de protection à tout ce qui pourrait la rompre ou la blesser. Dois-je devenir comme elle ? Une surface où tout se mire, mais rien ne semble vraiment réel, ni évident ? Dois-je me blinder ? Des questions que je m’autorise à faire, parce qu’ici sur ce navire, dans ce voyage qui ne devait plus avoir lieu, je peux le faire. Le dois-je ? Sans doute. J’ai peur si peur. La solitude ? Ne plus pouvoir un jour aimer à nouveau ? Et si oui, qui vais-je trahir ? Où sont les modes d’emplois pour ceux qui ont tant aimé et qui voit leur amour qu’échapper avec l’âme d’un mort ?

         Il est temps de me reposer ; Ou pas. Je suis surtout fatiguée de moi-même, de ces marches forcées que j’entreprends et qui semble ne me mener nulle part ou à moi-même, ce qui est un peu du pareil au même.

 

 

18.

 

Le temps a passé. Je le vois à la couleur plus sombre du ciel. De la mer. Je ne l’ai pas vu passer. Je devrais pour cela être plus attentive. Ou, devrais-je dire plus vive ?

 

-         Bonsoir…

 

Un homme s’est approché de l’endroit où je me tiens. Je me croyais à l’abri. A l’abri de quoi, au juste ? Deux milles personnes n’aident pas à pourvoir des abris à quelqu’un comme moi.

 

-          Bonsoir…

 

Il vient s’accouder sur le bastingage sur lequel je me tiens depuis un certain temps. Je ne me rappelle même pas m’être levée puis accoudée, là.

 

-         Vous avez toujours votre t-shirt… Je vous ai vu le porter tout à l’heure à l’excursion, en Sicile…Et aussi à Malte. Il fait sensation.

-         Oui. Je l’aime bien… C’est mon mari qui me l’avait offert.

 

Je m’arrête de parler. Que m’arrive-t-il ?

 

-         Il n’est pas venu avec vous à l’excursion, aujourd’hui, je crois ?

-         Non. Il n’est pas là…

 

Les mots se bousculent contre mes lèvres.

 

-         Il est mort. Un accident de voiture, sept mois avant le voyage.

 

Je sens que l’homme ne sait que dire et je m’en veux de le mettre dans cette situation. Les mots veulent sortir de moi. Peut-on mourir vivante d’isolement ?

 

-         On devait faire cette croisière à deux. On l’a préparé à deux. On a choisi à deux les excursions. Les billets étaient pour deux personnes. C’était une sorte de deuxième voyage de noce. Un voyage de noce pour deux.

-         On dirait que vous lui en voulez ?

 

Le soir est descendu sur les flots. La pénombre nous enveloppe. Les mots peuvent sortir à l’extérieur sans êtres déguisés. Sa voix est douce et neutre.

 

-         Oui. Je crois que je lui en veux. Il est parti. Je suis ici. Seule. Maintenant. Mais aussi… Tout le temps. Il n’aurait pas dû partir.

 

Je me tais, effrayée par ces mots que je ne pensais pas avoir en moi. J’aperçois sa tête qui hoche doucement comme s’il comprenait. Il regarde l’horizon obscur. Moi, aussi. Il n’a pas de sollicitude dans son attitude. Je lui en sais gré.

 

-         Ce jour-là… Je devais l’accompagner en voiture. J’avais mal au ventre. Pas trop mais pas trop peu non plus. Pas suffisamment peu pour l’accompagner. Je ne l’ai plus revu. Il avait été en partie… enfin, son corps, lui… entre les tôles… Ils ont dit que ce n’était pas beau à voir. Alors, j’ai préféré ne pas le voir comme cela. Je n’ai revu qu’une partie de ses affaires, celles qu’ils ont pu récupérer dans la carcasse. Avec lui. Ce qui restait… Je ne voulais me souvenir que de lui… avant… avant l’accident. Il est parti. Je suis restée.

 

L’homme se tait. Je le sens à peine près de moi. Je le sais attentif pourtant. Il m’écoute. Il est présent.

 

-         On nous appelait : le couple parfait. Je n’ai jamais aimé cette expression. Lui en riait : «  Ca, c’est parce qu’ils ne vivent pas avec moi ! On devrait l’envisager. Tu vois le topo : «  Venez tester la cohabitation avec moi, Mesdames et Messieurs !  Vous ne regretterez jamais plus de vivre avec n’importe qui plutôt qu’avec moi « « Cela le faisait hurler de rire. Moi, pas. J’ai toujours eu peur de cette phrase. Le parfait ne fait pas partie de ce monde. Maintenant, il ne peut plus faire partie du mien.

 

Le silence est entrecoupé des milles sons et voix humaines qui parcourent le bateau. Je l’entends à peine. Je suis si éloignée de tout. La nuit s’est installée totalement. L’obscurité nous baigne complètement. Il ne dit rien. Je ne sais plus que dire. J’en ai trop dit. Sans doute.

 

-         Je m’appelle Clément.

 

Je sursaute en l’entendant parler. Je lui réponds. Par politesse. Par habitude.

 

-         Martine.

 

Nous nous serrons la main malgré l’obscurité qui ne nous laisse qu’entrevoir les choses et les autres. Sa main est grande. Impersonnelle. Amicale mais pas trop. Je ne l’aurais pas accepté. J’accepte pourtant.

 

-         Vous devriez vous habiller pour la soirée.

 

J’essaie de comprendre ce qu’il me demande. Pourquoi faire ?

 

-         Je ne sais pas si j’en aurais la force. Je suis fatiguée.

-         Vous avez eu la force de venir et de faire cette croisière…

 

Je reste bouche bée. J’essaie de voir les traits flous de ce visage inconnu. De cette voix amicale et plus si anonyme.

 

-         Cela vous changera de votre tenue habituelle…

 

Je ris bêtement. Lui, aussi. Pourquoi pas ?

 

-         D’accord. Je vais me changer.

 

Je devine qu’il sourit.

 

-         Je serai sur le pont inférieur presque tout le temps. Cela pourrait vous plaire. La soirée.

Je sens ses yeux me suivre du regard. Il s’éloigne doucement vers une des portes qui mènent à l’intérieur du bâtiment flottant. L’isolement s’est effrité. Un peu. Pas beaucoup. Assez ? Peut-être est-ce le moment de me mêler à la foule.

 

 

Samedi fin d’après-midi

 

19.

 

Un silence en sursis enveloppe le bâtiment. Chacun semble se préparer à l’évènement. Le clou du voyage. Je suis retournée par les coursives vers ma cabine. Je croise peu de monde. Certains, déjà prêts passent en me frôlant. Fins prêts aux réjouissances à venir. Le suis-je ?

Lorsque j’entre dans la pièce bien tenue par les bons soins de Fabiana, je pense être prête.

Plus maintenant. Je me suis assise sur le bord du lit, j’ai froissé quelques vêtements entre mes mains avant de les rejeter sur le lit. Il y a autour de moi un couvre-lit étrange constitué de différentes pièces. Jupes, pantalons, t-shirts, soutiens gorges, culottes. Maillots.

Je ne sais plus. Pourquoi ? Pourquoi devrais-je me changer et pourquoi faire ?

Je tiens ton t-shirt entre mes mains. Je commence à avoir froid. Il faudrait baisser l’air conditionné. Je pleure. Encore. Toujours. Cela va-t-il s’arrêter ? Quand ?

 

-         Tu m’accompagnes ?

-         Non… Vas-y sans moi… je suis épuisée et ce mal de ventre… tu m’en veux pas ?

-         Bien sûr que non, ma jolie ! Notes, si j’y vais seul, j’irai plus vite pour faire les courses et revenir. Tu as tellement tendance à traîner indéfiniment dans les magasins… A croire que tu vas y passer la nuit entière, en plus du jour…

 

Je ne ris même pas. Il n’a pas raison quoique pas tout à fait tort. Je me sens tellement groggy.

 

-         Tu veux que je reste ?

 

Il est agenouillé contre le fauteuil où je gis plus morte que vive. Je vois son regard s’adoucir, me livrer tant de tendresse, de douce inquiétude. Je passe ma main dans ses cheveux emmêlés. Les peignes et autres brosses n’arrivent jamais à les discipliner totalement.

 

-         Non… Vas-y. Ce sera déjà cela de fait. Les cachets vont finir par agir. Quand tu reviendras, j’irai mieux.

 

Tu m’as pris dans tes grands bras, m’as enserré étroitement, doucement. Tes lèvres ont parcouru avec suavité mon front, mes joues, mes lèvres. Tu m’as redéposée contre le fauteuil, remis en place le plaid, arrangé le coussin. Tes yeux souriaient. Tes lèvres aussi. Ton visage rayonnait. Tu as toujours été si solaire, si brillant. J’ai senti mes paupières s’abaisser sur mes yeux. J’ai à peine entendu la porte d’entrée se fermer. Doucement. Délicatement.

Tu es parti sans faire de bruit. Tu n’es jamais revenu.

 

 

20.

 

Samedi début de soirée

 

Je me suis habillée. Une jupe pas trop courte. Un débardeur un peu seyant. Un peu habillé. Je crois. Je n’ai pas goût à la mode, ces temps-ci. Moins qu’avant, encore.

Les ponts, les coursives bruissent de bruits, de conversations, de rires, de verres entrechoqués. Des garçons, des jeunes filles endimanchées haut de gamme portent des plateaux avec des coupes. Champagnes, jus de fruit. D’autres plateaux de mets. D’entremets, aussi. Je croise des bouts de conversations, de commentaires. Des bouts de vies. De quotidien. D’habitudes. De platitudes, aussi. Qui sait ?

 

-         C’est très réussi…

 

-         C’est vraiment bon, goutte…

-         Jean-François ! Pas d’alcool pour le petit…   

-         Ce n’est pas de l’alcool, c’est du champagne, Sophie !

 

-         J’ai déjà fait une Croisière sur un autre Transatlantique beaucoup moins luxueux que celui-ci et la Soirée du Gala était vraiment…

 

-         Où vas-tu ? Reste ici et ne te salis pas ! N’est-ce pas qu’il est beau comme cela notre petit amour, Jean ?

 

-         Ils ont prévu un service dans la salle à manger ? Je crève la dalle, moi !

 

-         Tu me rejoins sur le pont à minuit, Pierre ? On pourrait voir la lune sur le pont…

 

-         Je me demande où j’ai mis la cravate ! C’est insensé… Je l’avais mis dans le tas pour la valise et…

 

-         Tu avais pas dit que tu ne venais pas ? Note, je le savais… Pas pu t’en empêcher...

-         Mais, maman ! TOUTES mes copines m’attendent en bas…

-     Non, Chantal, tu restes ici… Nous n’avons pas encore fait la photo avec le Capitaine et…

 

Des conversations. Des bribes de conversations qui s’entrecroisent, parlant des mêmes sujets, des mêmes impressions. Des mêmes inquiétudes. Ou pas.

Sur le pont, une piste a été placée l’après-midi même. Des danseurs y évoluent. Je suis montée tout en haut. La pénombre mets en évidence cette piste de danse impromptue. Ils sont beaux. Ils font les beaux. Je souris un peu. On dirait des Ginger et des Fred. Tu aurais adoré dansé au son d’un orchestre parmi des gens aussi bien vêtus. Sauf que tu aurais dit «sapés comme des grenouilles baisées». La dernière fois que tu avais émis cette remarque, tu avais réussi à faire sursauter, totalement choquée, une brave dame, un parangon de vertus au langage châtié. Tu l’avais fait exprès. Tu n’as jamais été en reste d’une provocation gratuite. Même si tu le regrettais quelquefois, après. Longtemps, après. Ce soir-là, tu avais su t’amender, par la suite, auprès de cette même dame. L’art de distiller le chaud et le froid pour rendre le tiède à ceux qui en ont besoin pour vivre. Tout un art. Ton art de vivre.

         Je me suis accoudée sur la balustrade. La vue plongeante me plonge dans la rêverie. Des personnes vont et viennent. Des enfants, aussi qui courent partout avec une énergie décuplée. Tant d’excitation. Tant d’expectatives. Tant de désirs de profiter de tout, pleinement, sincèrement. Toujours. Partout.

J’ai aperçu Clément. Il ne fait pas mine de me chercher. J’apprécie. Vraiment. Je ne me sens pas la force d’aller lui parler. De le laisser m’écouter. M’entendre. Me comprendre ?

Le soir est couché sur la mer autour du bateau. L’air salin emplit tout d’une fraîcheur cristalline. Mes épaules se courbent autour de mon cou qui ploie sous l’obscurité bruissante. Un peu de sérénité entre en moi par vagues lourdes.

L’eau est si sombre. Si froide aussi, sans doute. La soirée suit son cours. Une séance de photo prévue par la Direction du transatlantique proposait, à qui voulait, d’immortaliser la participation de chacun mis sur son trente et un de cette soirée. Avec le Capitaine, cela allait de soi. J’ai fait l’impasse. Le bruit est partout. Les réjouissances aussi. La fête bat son plein. La pleine Lune semble au rendez-vous. Du moins, je crois. Qu’importe.

Je suis allée vers le fond du bateau, là où il n’y a personne. Là, où il ne se passe rien. Je me penche sur le bastingage. Je regarde la large traînée d’écume bouillonnante qui vrombit derrière le bateau. Traîne fluide et évanescente. Je ne pense à rien. Je ne vois plus la traîne. Je ne vois que moi.

Mon corps tombe lentement vers l’obscurité bouillonnante. Je sens le choc, l’impact cogner mes membres puis les eaux s’ouvrir sous moi. Mon corps s’enfonce doucement entre les flots comme lorsqu’on sombre dans un sommeil irrépressible. Je me sens couler vers le fond,  inexorablement. Le fond marin.  Le froid me glace, je ne sens rien. Cela va lentement et vite. Avec un peu de chance, le choc m’aura fait perdre conscience. Je passerai alors de la vie à la mort. De la mort à toi.

 

-         On a peine à y croire. Le sillage rend le bateau plus large encore. Même, de nuit.

 

La voix m’a transpercée, imprévisible dans mon hallucination. Je ne réponds rien. Je ne pourrais pas. Une digue s’est déchirée violemment en moi. Un océan de larmes vient se briser dans l’obscurité humide et saline. Je ne sens que ces bras autour de moi qui me soutiennent. Une bouée de sauvetage inespérée qui me ramène sur une berge.

Le temps file. Je ne sais plus rien. Mon naufrage intérieur semble infini. Je ne sais si j’arriverai à reprendre pied. Douleur blanche. Sanglots sans larmes, douleurs intérieures. Les larmes se sont taries. La gêne casse l’étreinte réconfortante. Les mots me fuient. Je ne sais que faire.

Lentement, doucement, Clément dessert son étreinte, s’éloigne sans me quitter vraiment de son corps, de sa chaleur, de son attention pour moi. Son intérêt ? Non !

 Il s’accoude sur la balustrade. Au bout d’une éternité, je fais de même. Nous ne disons rien. Nous semblons voir du même côté, pas les mêmes choses. J’aimerais trouver quelque chose à dire. Je ne sais que dire. Les mots se perdent avant d’arriver à mes lèvres.

 

-         Il commence à faire froid. Nous n’allons pas tarder à arriver au port.

-         Oui…

 

J’ai répondu. Vieux réflexe de politesse usité.

 

-         Je ne vais plus tarder pour me reposer. Demain, j’ai prévu de visiter, en libre, Barcelone.

-         Ah oui…

 

Il ne pose pas la question implicite. Il connaît la réponse ou la devine. Je lui sais gré de sa discrétion. De sa patience. De sa présence. Je ne la voulais pas. Pas vraiment. Peut-être.

 

-         Je suis heureux d’avoir été là. D’être là maintenant.  J’étais très seul, si seul lorsque mes parents sont décédés à mes 15 ans même si j’étais très entourés, si entourés. J’avais envie de mourir. Je n’ai pas pu.

 

Ma main est partie vers son avant bras sans que j’y prenne garde. Un réflexe de gratitude ? Sa main vient me cueillir au vol et enlacer la mienne. Le temps va passer puis défaire cette étreinte. Les mots savent si mal dire les choses.

 

 

21.

 

Samedi nuit

 

         Je suis rentrée dans ma cabine. Il est tard. Très tard ou très tôt. Qu’importe ! A chaque jour suffit sa peine. La mienne semble n’avoir aucun arrêt. Jour, nuit. Elle est là, soudée à moi, amant indestructible.

         J’ai retiré mes beaux atours. Un petit papier est tombé sur le tapis. Dessus, un prénom, un n° de mobile, un numéro de cabine précédé du nom d’un pont et un numéro de téléphone de cette même cabine. Rien d’autre. Mais, tant.

 Je me suis assise sur le lit à demi nue. J’ai enlevé la clim. J’ai bien assez froid comme cela. Mes larmes ont commencé à couler. Je me suis mise à trembler. Un tremblement de tous mes membres, de tout mon corps, incoercible, insupportable. Je me balance d’avant en arrière. Il ne me manque plus que chantonner pour sombrer dans la folie. Je me sens ivre de douleurs. J’aimerais que cela cesse mais cela ne cesse pas. Mon corps se penche vers le côté comme un arbre frappé par la foudre ploie vers le sol. Mes bras m’enlacent et me bercent. Je n’ai plus la force de lutter.

 

         Je viens de me réveiller. J’ai mal partout. Entre ma douleur, le sommeil a eu pitié de moi. Je me découvre faible. Je ne me savais pas si peu de chose.

J’ai retiré les vêtements qui ne conviennent pas au lit. Je m’immisce entre les draps tièdes. Je sombre à nouveau dans un sommeil profond.

 

         Je cours. Partout. Je ne sais pas exactement où je suis. Il me semble reconnaître la maison de mon enfance. Nous y avions été un jour. Je lui explique quelque chose mais lorsque je me tourne vers lui, il n’est plus là. Une foule dense s’est réunie avec nous. Elle regarde ce que je montrais à Phil sauf que Phil n’est plus là.  Je m’excuse auprès des personnes qui commentent entre eux ce qu’ils voient, ce que je montrais à Phil. Je quitte le lieu et pars le chercher me demandant pourquoi il m’a laissée en plan comme cela. J’aperçois son cardigan, celui qui est si usé aux coudes qu’il fait peine à voir. Je ne suis jamais parvenue à le lui faire jeter. Il y tenait comme un môme tient à son vieil ours en peluche tout décati. Il me tourne le dos. Son large dos qu’il sait si bien tenir droit et si bien voûté dans certaines circonstances. Je l’approche, lui mets la main au bras, son visage se tourne vers moi mais à sa place, je ne vois qu’un grand cercle vide sans traits, sans rien. Une sorte de miroir poli. Je fais un pas en arrière, horrifiée et je me réveille en hurlant, trempée de sueur, effrayée mortellement.

 

Je me tiens accroupie sur les draps comme si dans mon horreur, mon corps avait pris le parti de fuir. Mon souffle gémit dans mes poumons. De longs sanglots secs me déchirent la poitrine. Larmes inversées. Un tremblement me gagne alors que mes yeux restent fixés sur les images de ce cauchemar. Le visage aux traits effacés.

L’aube déverse une lueur dorée et pâle dans la chambre.

D’un bond, je me lève et commence à fouiller frénétiquement mon sac à main. Jusqu’à me souvenir. J’avais décidé de ne pas prendre de photo de lui. Aucune. J’avais pensé que son visage serait gravé dans ma mémoire indélébilement. Tout à coup, je me rends compte que je ne sais plus très bien comme ses traits étaient. De vertigineuses secondes s’écoulent. Je tombe lentement dans un gouffre sans fond. J’ai peur de l’oubli. De son oubli. N’avais-je pas pensé qu’il serait avec moi pour toujours ?

J’émerge de mon évanouissement, le corps pâteux, l’esprit embrumé, l’âme en berne.

Les souvenirs, impérissables ? Ils s’écoulent de moi lentement comme une hémorragie. Des souffles de notre vie s’exhalent lentement pour mieux se perdre dans l’oubli. Des lambeaux de souvenirs s’éparpillent. Il reste donc si peu de notre temps vécu ensemble ?

En bougeant, j’ai retrouvé le petit papier. Mon désespoir et mon angoisse ont laissé place à un immense désarroi. J’ai scrupule à l’utiliser. Clément.

 

 

22.

 

Dimanche matin

 

Nous sommes arrivés au port. Des bruits parcourent le bâtiment de long en large. Bruits mécaniques, bruits humains. Le ciel est plus gris, la chaleur moindre. L’excursion sans toi se fera cet après-midi. Il me reste quelques heures pour me préparer à affronter l’extérieur. Le monde extérieur. Un monde extérieur sans toi. Je ne veux pas te perdre. Je t’ai déjà perdu une fois. Une fois de trop. J’aimerais que ce voyage d’amour sans toi ne se transforme pas en un voyage d’oubli de toi. Pire. En un voyage de haine sans toi.

 

Tu n’étais pas très « souvenirs ». Chaque fois que nous allions en voyage, tu disais :

 

-         Surtout, bagages légers et comme souvenirs… Nous ! Tu verras, après une soirée à leur montrer des photos, leur parler sans discontinuer de ce qu’on a fait, ce qu’on a vu, ce qu’on a mangé, ce qu’on a bu, ce qu’on a aimé, pas aimé, aurait pu aimer,  ce qu’on a parlé entre nous, avec les autres, le personnel et  tout le reste, le moins qu’ils voudront c’est garder un souvenir de notre voyage.

 

Il fallait te voir à l’œuvre. Autant arrêter une avalanche à mains nues. Torrentiel ! Tu changeais ton débit de telle façon que je pouvais presque voir la migraine s’approprier lentement, millimètre par millimètre, du crâne de tes pauvres victimes et néanmoins amis ou famille. De fait, plus personne n’osait nous poser des questions sur le voyage entrepris. J’avais plusieurs fois émis des doutes sur cette méthode mais tu savais comment justifier tes actes même s’ils étaient injustifiés.

 

-         Ce voyage, c’est une part de notre vécu à deux. Ailleurs, mais toujours et seulement, à nous deux. Ils ne poseraient pas de questions sur ce que nous faisons chaque jour à la maison. Ils trouveraient cela déplacé voire incongru car ils pensent que cela fait partie de la vie privée, donc, fermée au public. Et pourtant, chaque jour, nous faisons un voyage, toi et moi. Le plus fabuleux des voyages !  Le plus merveilleux de tous. Et pas un ne voudrait en connaître les détails. Pourquoi ? Parce que c’est un voyage au quotidien, ensemble, rien que pour toi et rien que pour moi. Un voyage au cœur de notre vie, de notre temps à nous deux. Et, si je n’avais pas ce voyage-là, chaque jour, je ne pourrais pas continuer à vivre.

 

Maintenant, le voyage touche presque à sa fin. Ce voyage-ci. Le voyage au quotidien que je faisais avec toi a pris fin. Tu ne pouvais pas continuer à vivre ? Je ne sais pas si je pourrai continuer à vivre, maintenant.

 

 

 

23.

 

Dimanche début de mâtinée

 

         Je n’en pouvais plus de rester dans la cabine. Trop petite. Trop étriquée. A moins que cela ne soit, moi ? Je commence à me sentir à l’étroit dans mon corps, dans ma tête. Dans ma vie.

         Je suis montée sur le Sun Deck. Là, derrière pour voir le sillage où mon corps sombrait dans la nuit noir. Hier soir ou tôt, ce matin. Je ne sais plus. J’ai regardé ce sillage. On en parle quelque fois en évoquant le sillage de la vie. Laquelle ? Et quand ?

         Je suis partie sur la coursive. Je m’accoude à la rambarde glacée. La vue est tronquée. Il ne reste pas grand-chose de l’horizon. Des bateaux nous côtoient, paquebots flottants porteurs de vacanciers. D’autres navires. Une sorte de brume légère recouvre tout comme un fin voile humide. La chaleur est là, prise entre les embruns.

Quelqu’un vient se glisser près de moi sur la rambarde. D’autres personnes sont aussi accoudées. Je les vois à peine. Je les sens à peine. J’ai mis les lunettes de soleil, écran total pour mon film perso protecteur.

 

-         Il ne fait pas si chaud que cela, ici…

 

Je tourne la tête. Clément m’a rejoint. Son visage semble reposé. Je crois. Je ne sais pas très bien. Je n’ai pas bien vu à quoi il ressemble. Je ne veux pas voir à quoi il ressemble.

 

-  Oui…

- Vous allez bien ?

 

Je reste quelques secondes immobiles, pétrifiée par sa question directe. Que lui répondre ?

 

-         Je crois. Je ne suis pas sûre.

 

Il ne dit rien. Peut-être comprend-il.

 

-         Vous m’accompagnez pour le déjeuner ?

 

Je voudrais refuser sans le froisser. Il a été là, présent pour moi. Avant. Le puis-je ?

 

-         Je n’ai pas très faim…

-         Vous me regarderez manger, alors. Cela pourrait vous ouvrir l’appétit.

 

L’idée est saugrenue. L’idée me plaît. Pourquoi pas ?

 

-         D’accord.

-         Alors… Allons-y avant que ces affamés ne dévorent tout.

 

Il me précède. J’accepte ce geste apparemment fort peu galant. Il a su que je n’aimerais pas marcher devant lui. Je ne sais plus qu’être à la traîne, en arrière. J’ai l’impression de me diluer dans les embruns.

 

 

24.

 

Dimanche fin de mâtinée

 

         J’ai pris le premier prétexte a peu près plausible pour m’éclipser. Le déjeuner avec Clément a été… Comment l’aurais-tu défini ? Plaisant, amical, paisible ?

Sans doute les 3. J’ai fini par manger quelques fruits frais. Je me suis laissé tenter par un café. Pour l’accompagner. Parce qu’il est allé m’en chercher un. Pouvais-je refuser ?

Nous n’avons presque pas parlé. Quelques platitudes. Je sentais une gêne planer. La mienne. Il ne m’a forcé à rien. Il t’aurait plu. Je crois. Discret, vif et incisif et un sens de l’humour, certain. Oui. Nous aurions pu établir un lien d’amitié. Quel lien suis-je en train d’établir avec lui sans le vouloir vraiment ?

         Je me suis levée. Les gens ont débarqué sur le pont pour déjeuner. Ils avaient tous le même air. L’air de n’avoir pas pris beaucoup d’air mais bien beaucoup de réjouissances. Je m’en réjouis pour eux. Je crois.  Les enfants étaient partout. Grincheux, vifs, adorables, insupportablement bruyants et présents. Un parterre de nabots surexcités.

J’ai fui. Tu aurais désapprouvé. Je crois. Clément n’a rien dit. J’ai cru voir qu’il comprenait. Il m’a juste dit que ce serait bien de se retrouver pour l’excursion de 14 heures à Barcelone. J’ai dit ni oui, ni non. Peut-être. Je verrais. Je n’en suis pas là. A chaque moment suffit sa peine. Je le prends tel quel, maintenant.

 

 

-         Tu repasses tes chaussettes ?

 

J’avais sans doute un air ahuri lorsque je t’ai posé cette question rhétorique. Je voyais bien que tu repassais tes chaussettes et tu voyais bien que je le voyais. Tu n’as pas répondu.

         Cela faisait 6 mois que nous vivions ensemble. Concrètement, dans notre maison. Celle que nous avions d’abord louée puis achetée. Emotionnellement, sur un petit nuage très près du Paradis.

         Je te regardais quelquefois comme l’on regarde un miracle se répéter, se perpétrer. Je ne croyais pas que cela pouvait exister. Que tu pouvais exister. Je lisais dans tes yeux le même enchantement. Nous étions tous les deux sur un petit courant ascendant qui ne nous apportaient que des plaisirs renouvelés et renouvelables. Jusqu’à ce matin-là.

         J’étais partie à la cuisine nous préparer le petit déjeuner. Je revenais avec le plateau et je t’ai vu à l’œuvre. Je me suis demandé pendant un bref instant si je n’avais pas souffert d’hallucinations ces derniers mois. Le rêve n’avait-il été qu’une illusion ?

         Tu as plissé imperceptiblement le coin de l’œil, le coin des lèvres. Je ne connaissais pas encore ce petit geste révélateur.

 

-         Oui. Mais je te rassure, je ne repasse pas les caleçons. Trop de plis !

 

J’ai failli laisser tomber le plateau. Il est venu le récupérer in extremis. Tu l’as déposé sur la table de nuit. Tu as reconstruis de mains de maître le rêve que nous vivions. Tu m’y as entraîné, façonné. Le temps s’était aboli. C’était si bon.

Bien plus tard dans la mâtinée, tu m’as raconté ta phobie. Tu avais besoin d’avoir les chaussettes bien repassées. Je n’ai pas osé te dire que j’avais la même phobie avec les culottes. Tu l’as découvert. Tu n’as rien dit. Bien plus tard, un jour, tu m’as chuchoté au creux de l’oreille.

 

-         Je ne suis pas parfait mais avoue qu’il ne me manque pas grand-chose pour l’être…

 

Tu n’as jamais cessé tes facéties. Je n’ai jamais cessé de les aimer. Avons-nous trop ri ? Peut-on être trop heureux ? Trop rire ? Trop profiter de la vie ?

 

         Je referme le carnet. Tout ceci a-t-il vraiment un sens encore ? J’ai la sensation de puiser dans un fond de souvenirs qui ne veulent plus rester en moi. Je sais. Cela semble si étrange, mais… c’est comme se raccrocher à une idée, parce que ne pas le faire serait pire que de le faire. Mes idées s’embrouillent. Peut-on être un phénix ? Puis-je l’être sans passer par la case « cendres » ?

 

 

 

25.

 

Dimanche midi

 

Le sillage d’un parfum. Je l’ai suivi à l’odorat puis à la trace entre les passagers.

Comme je n’en pouvais plus de tourner en rond dans ma cabine, je suis sortie. Voir ce désordre autour de moi. Mes vêtements jetés en travers de tout meuble. Je n’en pouvais plus. Mes affaires me renvoient à mon propre désordre interne. C’est intolérable. Insurmontable ?

Je suis sortie de ma cabine comme on fuit. Une idée vague en tête. Un estomac vide à remplir, peut-être. Un si petit appétit ne ferait même pas concurrence à celui d’une fauvette. Ni à n’importe quel petit oiseau, d’ailleurs. Je me suis égarée entre le deuxième et le troisième pont. Je ne savais plus si je devais aller au Sun ou à l’autre pont. Comment l’appelle-t-on, déjà ? J’ai oublié. J’oublie souvent. Ou, je n’en ai que faire. Qu’importe !

J’ai enfilé des couloirs, des coursives, d’autres couloirs, d’autres coursives. Des escaliers, des centaines de personnes qui semblaient savoir où elles allaient. Les mômes. Toujours les mômes. Elisent-ils domicile dans les cages d’escaliers ou les coursives ? Je me pose la question. En passant. Juste en passant.

Du bruit, des mouvements. Des cavalcades. Puis, soudain, l’odeur. Le parfum. Ton parfum.  En un instant, je me suis retrouvée comme un chien de chasse. Je suis partie derrière ce sillage, cette trace volatile de parfum. Je ne la trouvais plus. Je me suis acharnée. En vain ?

 

-         Alors, tu te décides ?

-         Tu es sûre que tu ne veux pas m’en acheter un et me faire la surprise ?

-         Non !

-         Ce serait comme un cadeau et… à cheval offert, on ne regarde pas les dents !

-         Tu n’es pas un cheval ?

-         Dommage ! Ils ne sont pas obliger de faire les magasins et de se parfumer.

-         Alors ?

-         Tu veux vraiment que je choisisse, alors ?

-         OUI !!!!!

-         Hum… tu prendrais lequel, toi ?

 

Ma mine a dû te paraître menaçante, car tu as levé les deux mains en l’air en signe de reddition et désigné, acte suivi, un flacon. Au hasard, j’en suis certaine. Te connaissant.

Une vendeuse attendait patiemment notre bon vouloir. Je lui aurais bien décerné le prix de la patience. Je n’aurais pas pu attendre autant. Nous n’étions pas les seuls clients. Ce qui ne te perturbait pas plus que cela, d’ailleurs. Je n’ai jamais pu avoir la patience. Surtout,  avec toi.

Tu avais une théorie bien à toi. Pour les parfums.

 

-         Rien de tel que les odeurs naturelles ! Toutes ces senteurs chimiques ne sont que des « brouilles » nature !

 

Fidèle à ma ligne de conduite, je ne t’avais pas demandé de développer le terme. Je savais que tu n’aurais de cesse de me l’expliquer dans le futur avec des détails tous plus délirants les uns que les autres. Tu adorais faire cela et moi j’adorais que tu le fasses.

Certains membres de la famille se laissaient prendre à tes explications fumeuses. J’intervenais alors au mieux afin de ne froisser personne. Certains ne pouvaient pas comprendre. Te comprendre.  Tu m’appelais «  la muse de l’intervention affectueuse ».

         Si sot, si tendre, si…

 

 

         Je n’ai pas retrouvé trace de ce parfum. Il s’est perdu dans les multiples odeurs qui parcourent l’air sans relâche. Mon nez n’est pas si fin ni si subtil. Il n’a que la mémoire de mon visage pressé contre la peau rugueuse de ton cou, inhalant doucement ta senteur naturelle mêlée de cette infime odeur boisée, mince sillage de ce parfum que je pourchasse en pure perte. La mémoire de ta grande main et de tes doigts lorsqu’il posait quelques gouttes de ce parfum sur le cou. De tes mains qui me manquent tant. Sans elle, j’ai la sensation de n’avoir plus de contours, plus de corps, plus d’âme. Je me meurs sans toi et je sens que je n’y arriverai pas. Maintenant. Demain ?

 

 

26.

 

Dimanche 14 heures

 

         Voilà, nous y sommes. Les voyageurs avides de visiter. Du moins, je le suppose. Pas moi. Je ne suis plus avide de rien. Pour l’instant ?

         Clément m’a demandé s’il pouvait s’asseoir près de moi. J’ai répondu que «  oui ! Bien sûr ! »  Qu’aurais-je pu répondre d’autre. Il m’a soutenue. Il était là. Pas toi.

         Nous avons quitté le port. Une guide parle dans le micro et nous raconte. Je n’entends que d’une oreille. A peine. Des mots. Une ou deux phrases entre deux distractions.

«  Statue de Christophe Colomb… » Ce nom résonne en moi. N’était-il pas parti depuis Séville vers l’Inde ? Ou ce qu’il croyait être l’Inde et qui s’avéra être le Nouveau Monde ? Quel rapport avec Barcelone ? Oh, et puis…Qu’importe !

« Ramblas » Un autre mot. J’écoute à peine mais je regarde tout. Il y a du trafic partout comme en Italie. Partout et dans tous les sens. Le ciel n’est ni bleu ni gris. Entre les deux. Curieux mélange. Des places. Des ronds-points. Des squares. Du monde. Des promeneurs, de citadins. Du mouvement.

Chacun va de son commentaire dans le bus. Clément ne dit rien. La guide nous donne des instructions pour le retour. J’écoute à peine. Je retiens juste l’heure et le lieu, le même où ils vont nous déposer. Plaza de Cataluña. Nous sommes au centre de Barcelone.

         Nous arrivons sur la place. Circulaire et pleine de monde aussi. Une constante incontournable. Je commence à en avoir assez de tout ce monde.

         Des magasins. Les mêmes que partout. Quoi de surprenant ? Rien. Je me sens de mauvaise foi. Je me sens mauvaise. C’est mieux que de ne plus rien sentir. Non ?

         Nous descendons du bus. La guide nous donne un plan. Comme lors des autres excursions. Un n° de téléphone si on se perd. Je suis déjà perdue. Puis-je l’appeler pour qu’elle me retrouve ? C’est idiot. Tu aurais adoré cette ironie-ci. Peut-être pas. Je la sens si amère. Trop amère. J’ai mal. Il faut marcher. S’intéresser.

 

-         Je t’accompagne ? Ou… Tu m’accompagnes ?

 

Clément m’a tutoyé et j’ai sursauté. Je n’avais même pas saisi l’incongruité de nos échanges jusqu’à maintenant. Mêmes âges, même génération. Le « vous » n’était pas de rigueur. Je n’ai jamais été protocolaire. Le suis-je devenue en si peu de temps ? Sans toi ?

 

-         Oui… bien sûr !

 

Mon expression parle pour moi. Je me sens désorientée.

 

-         Vous n’aimez pas le «  tu « ?

-         Oh non… non, j’aurais dû déjà te tutoyer depuis longtemps… enfin … je ne suis plus moi-même… maintenant… enfin… dernièrement… Normalement… je n’ai jamais été très protocolaire…

 

Il sourit. Il a un beau sourire.

 

-         Nous y allons ?

-         Oui… oui.

-         Je connais déjà Barcelone. Je suis déjà venu. Il y a quelques années. Je te guide ?

-         Oui. Si tu veux.

Il me sourit encore. Il a les yeux qui chantent. Je me sens au bord des larmes. Encore.

 

-         Nous ne sommes pas très loin de la Cathédrale. Une des plus belles de Barcelone et d’ailleurs. La Cathédrale de Santa Eulalia.

 

Je ne dis rien. J’hoche la tête. Cela lui suffit. Les larmes sont au bord de mes prunelles. Je pare mon regard de lunettes de soleil. J’ai honte. Un peu.

 

-         La cathédrale est très belle. Une des plus belles dans le genre. Nous pouvons y entrer pour la visiter. Si tu veux.

 

Je souris.

Nous continuons à avancer et lui à raconter. Il raconte bien. Doucement. Clairement. Sans se presser. Attendant que je rejoigne les mots qu’il dit.

L’avenue est grande. Bondée, ensoleillée et agréable. Sa largueur même donne l’impression d’espace malgré le trafic incessant. Une capitale. Une capitale en forme de petite ville. Je n’arrive pas à distraire mon désir de pleurer. Je crois la cause perdue.

Clément raconte vraiment bien. J’écoute moins bien. Je n’en peux plus. Je m’arrête soudain.

 

-         Qu’y a-t-il ? Tu es fatiguée ? Tu veux que nous nous arrêtions quelques minutes ?

 

J’avale ma salive. La boule est là, coincée dans ma gorge prête à m’étouffer sous un torrent de larmes.

 

-         Non… Non… c’est juste que…

 

Il se place devant moi. Regarde mon visage crispé. Vois une larme glisser sous le bord des lunettes le long de mon nez vers la commissure de mes lèvres. Il comprend. Je crois.

 

-   Vas-y. Cela ne me dérange pas.

 

Sa sollicitude me plaît. Me gêne.

 

-         Je ne peux pas. Plus. J’ai déjà tant pleuré. Je ne pleure jamais. Jamais ! Combien de litres de larmes a-t-on dans le corps ? Et combien de litres d’eau  faut-il pour se remettre de cette perte de liquide ?

 

Clément me regarde fixement. Mes yeux baignés dans un début de flux lacrymal ne distinguent pas bien son expression mais soudain… soudain, j’entends une sorte de gloussement étouffé suivi d’un rire. Un rire qui déclenche bientôt un fou rire éclatant, formidable. Extravagant.

Un instant interloquée, je me rends compte que c’est Clément qui hurle de rire, plié en deux puis en quatre. Je sens la boule se dissoudre et un gargouillis sortir de ma poitrine, glissé lentement le long de ma gorge pour venir éclater hors de mes lèvres vers la rue, vers l’ailleurs. Vers l’extraordinaire.

         Clément reprend son souffle et doucement me prend le bras pour m’amener dans un petit square muni de bancs. Quelques personnes s’y trouvent. Je crois. Je ne vois pas bien, mes yeux pleurent de rire comme ceux de Clément. Nous nous laissons tomber sur le banc et les rires reprennent. Je ne veux pas penser à ce que l’on voit de nous. A l’image que l’on donne. Peu importe. Je sens quelque chose se dénouer en moi. C’est incroyable. C’est terrible. C’est merveilleux.

         Clément me passe un mouchoir en papier de son paquet puis prend un pour lui-même. Il s’essuie les yeux, les joues. Ses lunettes gisent de guingois sur ses cuisses. Les miennes aussi. Le soleil ne nous fait pas plisser des yeux. Nous nous regardons.

 

-         Je n’avais jamais pensé à cela. Mais… je te promets d’effectuer des recherches dès mon retour à la maison.

 

L’idée est si saugrenue que nous rions encore. Nous nous calmons. Le square est calme aussi. Les gens s’y attardent peu. Ils vont et viennent comme dans une escale. Je sens sa main venir vers mon visage. Je sursaute. Je vois un mouchoir plié entre ses doigts.

 

-         Là… Quelques larmes… encore.

 

Doucement, il les essuie. Je me sens en paix. Je me sens honteuse. Je ne sais que dire. Il est presque aussi grand que Phil, autrement dit, je dois lever mon visage vers le sien. Cela me trouble et me soulage.

 

-         Nous ne sommes plus loin de la Cathédrale. Nous y allons ?

 

Je lui suis grée de sa discrétion. Je ne savais pas que l’on pouvait passer ainsi des larmes aux rires. Je me sens bien. Moins mal. Tu me manques. Tant.

 

 

26.

 

Nous arrivons près d’une place. Des visiteurs. Des groupes agglutinés autour d’une voix. De plusieurs voix qui s’entremêlent dans l’air. Union improbable. Voix française. Voix allemande. Chinoise ou japonaise. Italienne. Le monde est réunit dans une même classe. La classe touriste. Nous louvoyons entre les groupes serrés. Autour gravitent de temps en temps quelques électrons libres munis de lentilles photographiques ou d’un écran numérique. A l’affût de l’image immortelle, des plans impérissables. A l’affût du souvenir à garder, à montrer, à emporter. A se remémorer, peut-être.

L’entrée monumentale de la Cathédrale me laisse paralysée. Clément qui me suit s’arrête soudain, me contourne et me regarde. Je ne peux plus avancer. Clouée sur place.

 

-   Ca ne va pas ?

 

Je ne sais que lui dire. J’ai l’impression d’étouffer. Intérieurement. Je n’ai pas pensé. Pas réfléchi. Je dois pourtant réagir. Pour lui expliquer.

 

-         Je ne peux pas.

 

Clément me prend le bras et m’amène dans une petite ruelle presque déserte derrière la Cathédrale. Il m’amène près d’un renfoncement, courbe pierreuse du monument. Il y fait presque sombre. Presque froid, aussi. A moins que ce ne soit moi. Doucement, il me retire les lunettes, ma protection. Il retire les siennes, aussi.

 

-         Pourquoi ?

-         Je ne crois plus en Dieu. S’Il existait vraiment, il ne m’aurait jamais enlevé Phil comme ça !

 

Sitôt les mots franchis, je les regrette. Pourtant, je ne les regrette pas. Pas, maintenant. Clément ne dit rien.

 

-          Nous lui avons donné une cérémonie catholique. Il n’y a pas eu de concertation. De réunion de famille. Cela allait de soi. Mais c’était  plus pour la famille cette célébration. Je crois. Je ne sais plus. La messe était belle, je crois. L’église bondée. On serre tant de mains, tant d’embrassades, de baisers, d’accolades et des mots. Des larmes aussi. C’était… C’était… Terrible. Terrifiant. J’ai détesté chaque seconde. Je ne voulais pas être là. Je n’aurais pas dû être là. Le point de mire. Le blanc parfait pour un drame qui se jouait avec moi. Hors de moi.

 

J’ai des larmes en attente. Elles attendront. J’ai besoin de laisser la place aux mots. Maintenant.

 

-         Tous ces regards. Puis… Puis, le repas… Le banquet qui a suivi… Je n’en pouvais plus. Je haïssais tout autour de moi. J’aurais voulu hurler, frapper, tout détruire autour de moi mais… je ne pouvais pas. Ces gens, mes gens étaient là… Ils souffraient aussi… Je n’aurais pas pu leur infliger cela… J’aurais voulu, pas pu… je ne sais plus…

 

J’ai baissé la tête. J’aurais pu lui dire encore cette rage que j’avais en moi, cette impuissance, cette injustice et aussi cette résignation. Je les comprenais. Je savais leur désir d’être là, présents avec moi, pour moi, pour eux. Mais, j’avais si mal. J’ai si mal. Encore.

 

-         Non pratiquant. Tu peux m’expliquer ce que cela veut dire « Catholique non pratiquant ». Je pratique le sexe en kamasoutra appliqué… pas mal depuis que je te connais, d’ailleurs, baby… la bouffe, bonne de préférence… les siestes surtout accompagnées… du sport à l’occasion et moins que je ne voudrais… le travail, trop à mon sens mais la foi non pratiquante, là, je zappe ! Tu as la foi ou pas et basta. Le reste, c’est spectacle et compagnie !

 

Nous n’avions jamais parlé de cela. La foi, l’Eglise. Nous nous étions mariés civilement. A l’Eglise aussi parce que cela faisait tellement plaisir à tout le monde. Pour nous, le mariage, l’union était en nous depuis le début. Pas besoin de le montrer, le démontrer, le justifier. C’était à nos yeux une formalité sociale, une de plus comme aller chercher une carte d’identité à la Commune. Celle-ci peut-elle donner toute la mesure de ce que nous sommes, de notre vraie identité d’être humain ?

 

 

 

27.

Clément est adossé contre la pierre, son épaule contre la mienne également adossée. J’ai baissé la tête depuis un certain moment. Depuis que je t’évoquais en moi lorsque tu prêchais  une convaincue. Nous allions sur la même voie. Uni, conforme à ce que nous voulions, ce que nous désirions. Deux sur une route.

 

-         Nous n’avons jamais parlé de cela. Ce que l’on voulait comme enterrement. Il était entendu que si notre amour l’un pour l’autre était éternel et impérissable, nous aussi. Cela semblait aller de soi. Nous avions tort. J’ai tort.

 

J’ai baissé la tête à nouveau. Toi qui avait si peu de convictions. En était-ce une ? L’exception qui confirmait la règle ? Ta mort semble le prouver. Ou, peut-être pas ?

 

-         Je ne sais pas si je pourrais entrer là. Un lieu de culte. Un lieu où il y a Dieu… celui qui m’a arraché Philippe !

 

Je tremble de rage, la même que le jour de l’enterrement. Impuissante. Dévastatrice. Trop énorme pour être dite, montrée, expliquée. Clément me prend contre lui. Je ne peux pas pleurer. Juste trembler. De haine, de frustration. De rancœur, de douleur. D’aimer. Encore. Toujours. De toi. Juste, de toi. De moi, aussi ?

 

-         Nous pouvons aller ailleurs.

 

Je relève la tête. Il me regarde sérieusement.

 

-         Oui.

 

Quelque chose se rebelle en moi. Quelque chose.

 

-         Non. Non. Je crois qu’il faut que j’entre au contraire.

-         Tu es sûre ?

-         Non. Non. Et j’ai peur.

-         Je peux être là pour la peur…

-         Tu veux vraiment… j’ai honte et je ne veux pas… Pas t’imposer cela…

-         Je suis déjà là et cela ne me gène pas. C’est moi qui m’impose, plutôt. Si tu veux. Vraiment, je peux être là.

 

Je sonde son regard. A la recherche de… Quoi ? C’est le même regard direct, discret, amical. J’hoche la tête. Il n’y a pas de mots. Peut-être, un.

 

-         Merci.

 

Il sourit. Il a les joues qui s’arrondissent de plaisir. Nos bras nous délivrent de cette étreinte. Nous retournons sur le parvis toujours aussi bondé. Les fournées de touristes ne cessent d’aller et de venir. Interchangeables. Différents et semblables. Cet endroit mérite sans doute la peine d’une visite. De ma visite.

        

 

 

28.

         Nous entrons à la suite d’une myriade d’autres personnes. Des piquets munis d’un long ruban tendu tout le long délimitent un étroit couloir par où les personnes sont censés passer. Quelques groupes sont agglutinés autour de guide. L’histoire de la Cathédrale se conjugue en multilingue. Clément me montre quelques détails qui m’auraient échappés et qui m’échappent encore, sans doute. J’approuve. Les lunettes enserrent mes cheveux comme un diadème neutre. La file continue à avancer au pas cadencé et lent d’une étrange promenade annoncée.

Nous arrivons dans une sorte de salle ouverte. Le cloître si mes notions d’histoire sont à jour. Une galerie ample abrite plusieurs chapelles de Saintes et de Saints. Je méconnais assez bien l’iconographie catholique. La foule se presse aux grilles, commentent, s’exclament, sourient, prennent des photos, des images. Une foule incessante, jacassante, bruyante, internationale. Je commence à sentir les premiers symptômes d’une indigestion. Trop de monde, trop de foule. En même temps, tout le temps. Je suis mûre pour un cloître. Nos pas nous mènent près d’une fontaine. Un rite semble s’y dérouler. Mi laïque, mi catholique ? Je ne sais. Je ne veux pas savoir. Clément m’explique un peu. J’écoute un peu, aussi. Une sorte de jardin intérieur laisse passer le ciel bleu. Mon regard s’y pose.

         J’avise un pilier monumental de pierre ouvragée. Carré, gris, froid. Solide. Une sorte d’avancée fait office de siège alors qu’il ne s’agit sans doute que d’une décoration architecturale. Qu’importe ! J’éprouve le besoin de m’asseoir. Je me sens si épuisée. Clément vient s’asseoir près de moi. Nous regardons les gens passer, rester un peu, partir, remplacer par d’autres. Le spectacle semble différent et si semblable comme si une même marque leur avait été estampillée sur le front. «  Visiteur touristique de l’Histoire ». Un morceau vivant de l’Histoire qui vient voir un morceau mort et figé de l’Histoire.

 

-         Ca va ?

-         Oui… je crois… Ce n’est pas si terrible…

-         Non. Sans doute pas.

 

Un silence nous réunit quelques instants.

 

-         J’ai pensé… Je dois faire une course avant de repartir. Veux-tu venir avec moi ?

-         Non… non… enfin, si cela ne te dérange pas, j’aimerais rester ici quelques instants.

-         D’accord. J’en aurais pour une heure, sans doute. Nous nous retrouvons ici ou ailleurs ?

-         Non, ici. C’est bien. Très bien. Vas-y… et merci.

 

Il me sourit. Sort de mon champ de vision.

 

 La pierre est froide sous mes fesses, dure et froide contre mon dos. Je me colle plus à elle. Lentement, les bruits s’estompent. Puis, les gens, puis le lieu, lui-même. Je me sens quitter doucement cet espace comme si je sombrais dans une sorte de léthargie. Une léthargie où je sens tout mon corps avec une acuité étrange comme si je sentais chaque cellule de mon être. Chaque souffle de mes pensées. Un poids quitte doucement mon corps, mon esprit. Je me sens lourde et légère. Vivante et immobile. Vivante. La sensation est étrange. Douce, sereine.

Des larmes coulent sur mes mains. Je les sens à peine. Elles ne me font pas mal. Pas comme celles de ces derniers jours. Ces sanglots secs, ces larmes déchirantes arrachant des lambeaux de chair. De ta chair, de ton corps, de ton âme. Ces larmes-ci sont paisibles. Quelque chose passe de la pierre à moi. Pierre séculaire, temps passé continuant sa trajectoire dans le présent. Je sens la vie renaître en moi. Je sens la vie revenir à elle.

Je ne sais combien de temps j’ai voyagé dans cet étrange espace-temps. Mes larmes se sont vites taries. Je me sentais sans force et plus forte que jamais. Lorsque Clément s’est placé devant moi, je lui ai souri. J’avais abandonné quelque chose sur cette pierre. Elle m’avait apporté quelque chose. Quoi ?

Il m’a tendu la main pour m’aider à me lever. Je sentais mes muscles un peu ankylosés. Je sentais tant de paix en moi. Je me sentais neuve. Unie à nouveau. Clément a souri. Finement. Que sait-il de tout cela ?

 

 

 

29.

Nous sommes sortis dehors. Des bus venaient enfournés des dizaines de visiteurs. Nous nous sommes arrêtés quelques instants sur le parvis. La lumière, le soleil nous sautaient dans les yeux.

 

-         Nous avons encore 2 heures devant nous. Nous pourrions aller jusqu’à la Sagrada Familia. Une autre Cathédrale. Le pendant moderne de celle-ci. Gaudi. Un génie. Ou un fou. Ils la terminent maintenant. Il manque quelques tours. 

 

Nous passons devant plusieurs petites ruelles. Je regarde certaines plaques avec des noms. En une autre langue.   A partir de là, Clément me guide dans une visite étrange. J’écoute. Pas très attentivement. Je regarde surtout. Mes yeux parcourent ces ruelles piétonnières pour la plupart, les façades obscurcies par la pollution. Le ciel qui semble si loin. Cette pénombre. Ces bars. Ces voyageurs trans-urbains que nous croisons. Et la voix. La voix de Clément. Il me raconte l’histoire de ce quartier. Barrio Gótico. L’histoire de cette ville. Je me surprends à l’écouter. A m’intéresser. Suis-je donc encore vivante ?

         Nous traversons plusieurs avenues. La chaleur est plaisante. Tant mieux. Les voitures infernales et les trottoirs encombrés. Les signes indéniables que nous sommes bien dans une capitale. Puis, nous arrivons à un quartier. Touristique. A première vue ? Mais ?

 

-         Que faisons-nous ?

 

Je ne sais que répondre.

 

-         Tu as envie de voir la Cathédrale… comment s’appelle-t-elle ?

-         Sagrada Familia.

-         Oui. C’est ça. Tu veux qu’on aille la voir ?

-         Si tu veux, j’aimerais la revoir à travers tes yeux. Si tu veux.

 

Je réfléchi. Je m’en veux un peu de sa gentillesse à mon égard. De sa prévenance. De sa délicatesse.

 

-         Dis-moi. Franchement.

-         En fait, pas vraiment…

-         Alors, je vais te la faire visiter à travers mes yeux. Tu en as entendu parler ou lu quelque chose ?

-         Oui.

-         Alors, voilà… C’est un architecte qui a des idées de grandeur. Pour lui, pour les autres, surtout. Il veut quelque chose de merveilleux, de grandiose, de glorieux mais pas pour le «  fun », non, parce qu’il aime l’Art. Parce que pour lui, l’art est quelque chose qui doit être vivant, authentique et quotidien. Dans le quotidien. Alors, il crée. Il invente, il réinvente continuellement, en recherche constante. Et il la voit sa Cathédrale. Elle sera neuve avec le poids du passé. Il la dessine, la raconte, la montre, l’explique et la réalise. Il choisi le matériel. L’ancien avec le nouveau avec l’inusité. Un siècle nouveau est arrivé. Il est encore jeune. Il doit y avoir quelque chose d’ancien et de novateur en elle, comme le passé qui donne la main à l’avenir en passant par le présent, lui et ses descendants artistiques. Une cathédrale en devenir. Elle sera construite comme il l’avait rêvée, comme il l’avait imaginé pour lui, pour les autres, pour Barcelone, sa ville, aussi. Un rêve de grandeur, parce qu’il voit grand, beau, merveilleux, voire sublime. Et il l’inscrit dans la pierre, dans le matériel. Elle vivra après lui. Pour l’éternité.

 

Nous avons repris la marche, à pas comptés de touriste en promenade. J’écoute. Je vois des images pêchées dans un livre d’un monument étrange, art déco ou art surréaliste. Quelque chose d’inusité et d’extraordinaire. Je la vois et je vois ce que me décrit Clément.

 

-         Je suis venu la visiter tant de fois. La plus fabuleuse des fois, ce fut la dernière fois. C’était en août. J’étais ici pour affaire et j’ai eu quelques heures de libre devant moi. Je connais assez bien Barcelone mais mes pas m’ont reconduit vers la Sagrada Familia. Vers Gaudi. Je la savais en travaux. Les tours que Gaudí avaient voulu n’étaient pas achevées. Je suis arrivé. Des échafaudages, des toiles cirées un peu partout. Des bruits d’œuvre. De grand œuvre. Des touristes. Multilinguismes circulant au sein d’un monument universel. Et là, en entrant dans le bâtiment, le plafond. Au milieu de la Cathédrale, on voyait le ciel. La Sagrada Familia à ciel ouvert. Le ciel venant se mirer au fond de la cathédrale. C’était magique. Surréaliste. Des rayons de soleil se glissaient entre les bâches, les échafaudages, les touristes. C’était…

 

Clément s’est arrêté sur le trottoir. Il lève les yeux en l’air comme pour y puiser de l’inspiration. Sa respiration est plus rapide comme si de raconter l’avait essoufflé ou soufflé d’admiration.

 

-         Je ne trouve pas le mot. C’était… Beau. Si beau.

 

Nous reprenons la marche. Il remet les lunettes devant ses yeux comme un écran pudique cachant son émerveillement. J’ai bien aimé cette visite. Elle est si belle.

 

-         C’était beau, cette visite.

-         Suivez le guide. Il a d’autres histoires en poche.

Nous rions bêtement. J’avais oublié que nous étions en vacances.

 

Clément s’arrête à l’ombre d’un petit square.

 

-         Où va-t-on ? Nous avons encore pas mal de temps avant de rentrer…

-         Je ne sais pas. Il fait si doux maintenant… J’aimerais me promener. Encore.

-         Parc Güell.

-         Comment ?

-         Parc Güell. C’est l’endroit idéal. Un parc dessiné et imaginé par Gaudí. Tu verras. C’est fabuleux.

 

 

 

30.

Nous y sommes. Nous avons pris un de ces bus pour touristes qui font le tour de la ville. Clément m’a encore raconté. Un peu. Il me montrait du doigt quelquefois, sans rien dire. Mes yeux parlaient pour lui. J’aime. C’est grand. C’est capital. C’est aussi si particulier. Une œuvre d’art dans un cadre citadin. Etrange.

Puis, nous étions dans le parc. Enfin, parc. Plutôt des images d’une BD surréaliste transposé en du solide. C’est incroyable. Tu aurais aimé. Je crois. C’est si étonnant, détonnant. Décalé. Comme si nos yeux pouvaient recréer cet espace à mesure que l’on avance dans le parc. Clément ne dit rien. Il sait. Je crois.

J’avance comme dans une sorte de rêve éveillé. Chaque allée est source de merveilleux, de découverte. Malgré le public, les passants, on se sent isolé. Un peu comme lorsqu’on se trouve devant une œuvre d’art à la regarder, à l’admirer, à se l’approprier. Et pourtant, cela reste un parc. On peut marcher, s’asseoir. Tout est fait pour le promeneur avec une dimension supérieure. Celle du génie.

         Nous nous asseyons sur un banc. A première vue on le penserait peu confortable de par les matériaux dont il est constitué. Mais, dès que l’on prend contact avec le siège, on se sent bien. Comme si le banc était vivant. Clément étend ses longues jambes devant lui. Je pousse un soupir. Je me sens si bien. C’est étrange.

 

-         Nous y allons…

-         Oui… Je crois que oui.

-         Nous devons revenir maintenant.

-         Oui.

 

Nous sortons du parc. A la sortie, je regarde par-dessus mon épaule. J’aimerais lui promettre que je reviendrai. C’est si bon. Si beau.

 

         Nous sommes arrivés in extremis. Juste à temps. Dans le bus, cela ne cessait pas. Les commentaires enjoués s’échangeaient d’une rangée à l’autre. Chacun était euphorique. Je me sentais apaisée. Epuisée. Divinement épuisée.

Nous sommes arrivés au quai. La coque large et imposante du transatlantique nous montre son flanc, orgueilleusement, majestueusement, immobile. Nous montons à bord. La petite troupe se disperse, s’éparpillent dans les entrailles de la maison flottante.

Nous sommes à l’entrée. Je dois dire quelque chose. J’ai besoin d’être seule. De partir dans ma cabine. De savourer cette bienheureuse accalmie.

 

-         Je…

-         Je…

 

Nous sourions de notre même désir d’intervention.

 

-         Toi, d’abord…

-         Je voulais… Je voulais te dire merci. Merci pour cette visite.

-         Moi, de même.

-         J’y vais alors.

-         Oui.

 

Clément me presse le bras, amicalement. Il me sourit. Je lui rends son sourire. Je le vois disparaître dans une coursive, avalé dans les entrailles du mastodonte flottant.

 

 

 

31.

 

Dimanche soir.

 

La nuit est belle. Obscure, sans doute. Qui peut le voir ? Les lumières de la ville éclaire tout. Même, moi ?

Je suis allé dîner. Un repas frugal. Frugal comme ce début de vie que je sens naître ou renaître en moi. Presque une étincelle de sérénité et de joie mêlées. Je me sens bien.

Je n’ai pas revu Clément. Je n’ai pas envie de dormir. Pas encore. J’ai terminé de mettre en vrac mes affaires dans les bagages. Je rangerai à la maison. Ce désordre m’a plu, moi l’ordonnée vivante.

-         Mais, arrête de ranger ! Dans deux minutes, tout sera dérangé et tu recommenceras à remettre en ordre. Laisse ! Viens plutôt m’aider à me ranger à toi, contre toi, en toi…

 

Tant et tant de ces discussions finissaient ainsi. Nous nous arrangions dans le désordre de nos sens. Pour me voir tout remettre en ordre après. Ce goût-là va se passer de moi, à l’avenir.

        

Mes pas me portent à petits pas comptés vers l’étrave du transatlantique. La vue donne sur une partie du port qui donne sur une vue de la ville. Une partie de la ville. Des lumières au loin, des bâtisses, des immeubles, des parcs, un ensemble complexe de corps solides et humains.

L’eau clapote là, en bas. Je ne l’entends pas. Des fêtes m’isolent de ce son. Les sons dans le bateau, dans la ville.

 

-         Une petite fête en solo ?

 

J’ai sursauté. Clément se tient accoudé au bastingage. Je ne l’ai pas senti.

 

-         Non. Seulement, un moment tranquille.

-         Pas de Barcelone By Night, alors ?

-         Non. Pas pour moi. Et toi ?

-         Non plus. Je la connais déjà.

-         C’est comment ?

 

Il ne répond pas tout de suite. Il cherche ses mots, sans doute.

 

-         Comme dans la plupart des capitales, je suppose, mais sous les couleurs méditerranéennes. Difficile à dire, en fait. Barcelone reste une ville ouverte mais aussi très secrète, très personnelle. La nuit, elle devient tout ce que l’on désire, elle montre des aspects insoupçonnés pour ceux qui savent regarder ou des aspects attendus pour ceux qui n’y recherchent que le côté «  touristique » ou folklo. Mm ! Une ville étrange et fascinante.

 

Cela ressemble à une déclaration d’amour. Nous restons accoudés. La ville continue sa poursuite nocturne. Moi, mes pensées tronquées. Clément… je ne sais trop. La nuit se poursuit. La fatigue m’accapare lentement, insidieusement. Délicieusement.

 

-         Il se fait tard. Je vais me coucher.

Clément sourit.

 

-         Oui.

 

Je me sens gauche. Bête, aussi.

 

-         Et bien… voilà… Je voulais encore te remercier pour … tout…

 

Il me sourit encore en inclinant la tête puis prend un sac qu’il avait à ses pieds et que je n’avais pas vu.

 

-         Tiens. C’est pour toi. Un souvenir de Barcelone. Ouvre-le demain, seulement.

 

Je reste abasourdie. Je ne m’y attendais pas. Vraiment, pas. Il se penche vers moi et m’embrasse la joue, doucement, furtivement, près de la commissure des lèvres. Il a la peau douce et rugueuse. Ses lèvres sont bien ourlées, un peu gourmandes. Comme lui. Il me presse l’épaule sans insister. Son corps est solide, un corps d’homme qui n’est pas celui de Phil, mais vivant, si vivant. Réel ? Déjà réel pour moi ?

 

-         Bonne nuit.

 

Il part. Je devrais le rappeler pour lui dire que… je ne sais pas très bien quoi, à vrai dire. C’est si soudain. La porte qui donne sur les coursives se referme avec un claquement métallique. Mon regard se porte au loin. Je ne vois plus rien.

Lundi aube

 

 

 

32.

Voilà. Le dernier jour. Je vais débarquer comme les mille neuf-cent nonante neuf autres passagers avec qui j’ai voyagé comme touriste. Le reste fait partie de l’équipage. Visible et invisible.

Je débarque pour mieux embarquer ailleurs. Dans une autre vie ? Dans ma propre vie ? Dans ma nouvelle vie sans toi. Avec toi, aussi, sans doute, peut-être…

Je débarque de loin. Plus loin que je ne pensais. Le temps suit sa route. Je dois suivre la mienne. Je ne sais pas trop où ni comment. Je sais déjà que ce sera autrement, maintenant.

Le transatlantique bruisse de mil sons différents. Fervente ruche prête à se lancer au dehors vers son chez soi. J’entends tout magnifier, amplifier. Mon hublot me restitue une part infime de la vue extérieure. De l’horizon lointain. Mon sac gît au bas de mon lit. Je me sens déjà ailleurs. Je regarde cette pièce. J’ai l’impression de quitter une chambre d’hôpital.

 

Je suis sortie. Je voulais saluer Fabiana. La remercier. Lui dire quelques mots aimables. De ceux qui volent dans les airs sans autre désir que faire plaisir. A soi, à l’autre.

Je me tiens au bastingage du Sun Deck. Le froid est humide entre la future chaleur à venir. Barcelone semble assoupie comme après un vrai festin. Un festin royal. Je me sens seule et entourée. Une illusion de plus.

Des passagers font claquer les portes des coursives. Des enfants courent ici et là. Bruyants, fatigués, irritants. Le déjeuner est servi pour ceux qui le désirent. Les gens s’installent aux tables sur le pont inférieur au mien. Ils dévorent. Affamés, ayant peur de perdre ce dernier repas.

J’ai hâte de partir. Il faut attendre. Tout est organisé. Je termine ce carnet de bord. Pour toi. Pour moi. J’ai voulu faire un voyage. Pour moi. Avec toi. Sans toi.

Les mots n’ont plus de pouvoir que celui de rester encore proche de toi malgré ton absence. Je m’embarque seule sur cette route vers un nouvel horizon. J’espère avoir un bon vent de croisière pour débarquer sur ce nouveau rivage de ma vie. A chaque jour suffit sa peine. Je vais encore le prendre tel quel.

Je t’ai aimé. Je t’aime.

 

 

33.

 

Le voyage vient de prendre fin. Martine est devant les portes vitrées de l’aéroport, sur un trottoir bondé d’anciens estivants revenus de tout. Revenus de vacances.

Elle n’a prévenu personne. A quoi bon ? Il sera bien temps de faire face aux questions multiples et semblables. A celles insidieuses et indiscrètes. A celles inquiètes et attentionnées. A celles qui n’en ont pas l’air mais qui sont les plus redoutables. Les «  têtes chercheuses » des questions.

 Elle est là dans une file d’attente, celle qui attend qu’un taxi vienne prendre les vacanciers. La file avance vite. Elle aussi. L’avantage des petits bagages. Son regard se pose sur le sac en plastique qu’elle tient à la main. Un sourire irrépressible naît sur ses lèvres.

Arrivé dans l’avion, dès le décollage, elle a succombé à la curiosité. Que pouvait bien contenir ce sac offert par Clément ? Elle a sorti un paquet qui a laissé tomber une enveloppe sur ses genoux. Elle l’a laissé là en attente.

Lentement, elle a ouvert le paquet et écarter les pans du papier de fête. Un t-shirt. Le paquet contient un t-shirt d’un rose pâle. Vieux rose doux. Elle déploie le t-shirt et trouve ces quelques mots inscrits dessus dans un autre ton de rose plus soutenu : ¡GENIAL ! ¡ESTOY VIVA ! 

Un peu plus bas, discret dans un noir brillant, en forme d’hommage, une représentation stylisée de la Cathédrale. Sa Cathédrale.

Elle en avait ri, discrètement. Elle en avait pleuré. Discrètement. Après quelques temps, le regard perdu vers le hublot sur un ciel piqueté de nuages duveteux et bleu lumineux, son regard s’est posé sur l’enveloppe. Une enveloppe longue, raffinée. Anonyme. Une carte s’en échappe. Face : des coordonnées complètes. Pile, quelques mots : «  Si jamais le besoin s’en fait sentir, il est bon de savoir où s’adresser. Amicalement, Clément. »

 

Un taxi s’arrête devant elle. Le chauffeur descend prendre le sac. Le place dans le coffre. Lui ouvre la portière. Elle s’installe.

La voiture s’engage sur la route. Le paysage moche défile devant son regard distrait. Ses pensées vagabondent sans fin. La maison est à portée du kilomètre heure. Ni trop loin, ni trop près. Une juste transition avant de revoir la maison qui a été son foyer, le centre de sa vie, de son univers. De ses sentiments. Présent, passé, confondus. Futur, maintenant ?

La radio est mise. Le son est agréable à entendre. Une chanson dévide ses notes. Une chanson de Balavoine, mille fois entendues sans jamais l’écouter réellement. Le refrain arrive. Ces mots la frappent soudain.

 

«  Et je cours
Je me raccroche à la vie « 

 

     La maison est en vue alors que le présentateur donne le nom de la chanson : «  Tous les cris, les SOS » 

         Elle paie la course au chauffeur de taxi. Alors que la voiture quitte sa rue, elle reste devant la porte. Bientôt, elle commencera un nouveau voyage. Un nouveau voyage sans lui. Elle regarde la face de la carte qu’elle a gardée dans sa main comme un talisman avant d’entrer dans sa maison qui ne semble plus vraiment être la sienne.

 

-         Suis-je prête à faire un autre voyage d’amour pour moi ?

 

 

 

 

 

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